Roland Barthes, Le Metier D'ecrire [PDF]

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DU MÊME AUTEUR L’Écriture du jour Le Journal d’André Gide Seuil, 1985 Grand prix de la Critique littéraire 1986 André Gide Manufacture, 1987 René Char Seuil, 1990 Sacrifice roman Seuil, 1991 Louis Althusser, un sujet sans procès. Anatomie d’un passé très récent Gallimard, coll. « L’Infini », 1999 Bref séjour à Jérusalem Gallimard, coll. « L’Infini », 2003 Lacan et la littérature (sous la direction d’Éric Marty) Manucius, coll. « Le Marteau sans maître », 2005 Jean Genet, post-scriptum Verdier, 2006



ŒUVRES DE ROLAND BARTHES Le Degré zéro de l’écriture Seuil, 1953 Rééd. Denoël-Gonthier, 1965 (suivi des Éléments de sémiologie) Rééd. Seuil, 1972, coll. « Points Essais » (suivi des Nouveaux essais critiques) Michelet Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1954, 1995 Mythologies Seuil, 1957 ; coll. « Points Essais », 1970 Sur Racine Seuil, 1963 ; coll. « Points Essais », 1979 Essais critiques Seuil, 1964 ; coll. « Points Essais », 1981 La Tour Eiffel (photographies d’André Martin) Delpire, 1964. Rééd. CNP/Seuil, 1989, 1999 Éléments de sémiologie Denoël-Gonthier, 1965 (à la suite du Degré zéro de l’écriture) Repris dans L’Aventure sémiologique, Seuil, 1985, coll. « Points Essais », 1991, 1999



Critique et vérité Seuil, 1966 ; coll. « Points Essais », 1999 Système de la Mode Seuil, 1967 ; coll. « Points Essais », 1983 S/Z Seuil, 1970 ; coll. « Points Essais », 1976 L’Empire des signes Skira, 1970, 1993 Rééd. Flammarion, coll. « Champs », 1980 Sade, Fourier, Loyola Seuil, 1971 ; coll. « Points Essais », 1980 Nouveaux essais critiques (à la suite du Degré zéro de l’écriture) Seuil, coll. « Points Essais », 1972 Le Plaisir du texte Seuil, 1973 ; coll. « Points Essais », 1982 Roland Barthes par Roland Barthes Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1975, 1995 Erté J.M. Ricci, 1975 Fragments d’un discours amoureux Seuil, 1977 Poétique du récit (en collaboration) Seuil, coll. « Points Essais », 1977 Arcimboldo F.M. Ricci, 1978 Leçon



Seuil, 1978 ; coll. « Points Essais », 1989 Sollers écrivain Seuil, 1979 La Chambre claire. Note sur la photographie Gallimard/Seuil, 1980, 1989 Le Grain de la voix. Entretiens (1962-1980) Seuil, 1981 ; coll. « Points Essais », 1999 Littérature et réalité (en collaboration) Seuil, coll. « Points Essais », 1982 Essais critiques, III : L’Obvie et l’obtus Seuil, 1982 ; coll. « Points Essais », 1992 Essais critiques, IV : Le Bruissement de la langue Seuil, 1984 ; coll. « Points Essais », 1993 L’Aventure sémiologique Seuil, 1985 ; coll. « Points Essais », 1991 Incidents Seuil, 1987 Œuvres complètes (en 3 vol.) t. I : 1942-1965 (Seuil, 1993); t. II : 1966-1973 (Seuil, 1994) t. III : 1974-1980 (Seuil, 1995) Le Plaisir du texte, précédé de Variations sur l’écriture (préface de Carlo Ossola) Seuil, 2000 Nouvelle édition des Œuvres complètes (en 5 vol.) t. I : 1942-1961 ; t. II : 1962-1967 ; t. III : 1968-1971 ; t. IV : 1972-1976 ; t. V : 1977-1980



Seuil, 2002 Comment vivre ensemble. Simulations romanesques de quelques espaces quotidiens Cours et séminaires au Collège de France (1976-1977) Texte établi, annoté et présenté par Claude Coste, sous la direction d’Éric Marty Seuil, coll. « Traces écrites », 2002 Le Neutre Cours au Collège de France (1977-1978) Texte établi, annoté et présenté par Thomas Clerc, sous la direction d’Éric Marty Seuil, coll. « Traces écrites », 2002 La Préparation du roman (vol. 1 et 2) Cours et séminaires au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980) Texte établi, annoté et présenté par Nathalie Léger, sous la direction d’Éric Marty Seuil, coll. « Traces écrites », 2003



COLLECTION « Fiction & Cie » fondée par Denis Roche dirigée par Bernard Comment ISBN 978-2-02-100716-9



© ÉDITIONS DU SEUIL, AVRIL 2006 www.seuil.com



« Songer à ses dettes. » René Char



Table des matières Couverture Table des matières Avant-propos I - Mémoire d’une amitié II - L’œuvre Présentation Tome i des Œuvres complètes (1942-1961) Le Degré zéro de l’écriture Michelet Mythologies



Tome ii des Œuvres complètes (1962-1967) Sur Racine Essais critiques La Tour Eiffel Éléments de sémiologie Critique et vérité Système de la Mode Tome iii des Œuvres complètes (19681971) S/Z L’Empire des signes Sade, Fourier, Loyola Tome iv des Œuvres complètes (1972-1976) Nouveaux essais critiques Le Plaisir du texte Roland Barthes par Roland Barthes



Tome v des Œuvres complètes (1977-1980) Fragments d’un discours amoureux Leçon Sollers écrivain La Chambre claire III - Sur les « Fragments d’un discours amoureux ». Réflexions sur l’Image Séminaire tenu à l’université de Paris VII, février-juin 2005 I - Les « Fragments d’un discours amoureux » et la modernité Une évidence problématique Le contexte La solitude



La question de l’anti-modernité L’Imaginaire Le cœur gros Imaginaire et castration « Theoria » et subjectivité Le divertissement Le métalangage Le Neutre et le métalangage



II - Le discours amoureux. Questions de méthode 1. Ce qui précède 2. Conditions de possibilité d’un discours rigoureux de l’imaginaire dans l’Imaginaire



3. Discours et fragment



III - L’Image Première description de l’Image L’ordre des figures L’abîme Deuxième description de l’Image Barthes et Sartre L’Image comme stéréotype, l’Image comme néant L’Image comme anti-langage L’Image et le Paradis Quelle Image ?



IV - L’Image, le fétiche, l’objet



aimé Le sujet pervers La Mère L’Image distincte du fétiche L’amoureux du Sens



V - L’autre L’objet aimé, autrui L’autre, l’Image et le Non-Vouloir L’un l’autre



VI - Le Non-Vouloir-Saisir Désir NVS



Avant-propos Pourquoi Roland Barthes ? C’est peut-être à cette interrogation que le présent livre tente de répondre. Plus de vingt-cinq ans après la mort de Barthes, mais aussi, après la disparition, dans les années qui suivirent, de toute une génération qui avait donné un sens neuf à l’acte de penser, une telle question n’est pas indécente. Plus qu’une nécessité,



elle trouve un certain charme, une certaine saveur à être posée. Vue sous cet angle, l’enquête peut devenir une démarche positive. Ne servant pas à justifier la survie d’une pensée, d’une doctrine ou d’un système, elle devient une forme nouvelle de médiation, de lecture, d’écoute, de regard, de présence, de perception. Au demeurant, ce qui distingue, sans doute, Barthes de ses compagnons, c’est que son œuvre, quoique constamment traversée par la « théorie », est caractérisée par des réponses où l’écriture a la plus belle part. En elle, rien de ces vastes systèmes conceptuels dont les conclusions sont



toujours, hélas, les mêmes, prises et enfermées dans l’imperturbable protocole, dans l’éternel rituel discursif de la philosophie. Privilégier l’écriture est, d’une certaine manière, la meilleure façon de penser : l’écriture, c’est la décision, c’est la responsabilité sans cesse réactivée de choisir une position qui soit aussi un acte, c’est passer d’une position face au monde à un acte dans le monde. On pourrait dire, à ce titre, qu’il n’y a pas de doctrine barthésienne parce que, de Barthes, il n’y a que des livres : c’est-à-dire des actes qui, chacun, ont leur configuration propre, leur aspect, leur tonalité, leur timbre, leur matière,



leur parfum. Du Degré zéro de l’écriture jusqu’à La Chambre claire, de L’Empire des signes aux Fragments d’un discours amoureux, des Mythologies au Plaisir du texte, Barthes décide du sens de la littérature, du sens de la mort, de la photographie, de l’autre pays, du pays des signes, de l’amour et de son discours, de la France contemporaine et de ses images, de la littérature encore, de la littérature toujours, avec la certitude qu’aucune réponse ne vaut qui ne soit, de part en part, fondée par l’être même du livre qui, seul, peut la déployer en vérité vivante, active, disséminante.



La seule question alors qui se pose à qui reste attaché, pour mille et une raisons, à cette époque — la modernité —, dont on pourrait dire que celui qui ne l’a pas connue ne sait pas ce qu’est le bonheur de penser et le bonheur d’écrire, la seule question donc, c’est celle de la médiation. Et cette question ne peut être pensée jusqu’au bout qu’à partir du moment où l’on a la certitude qu’il n’y a pas de médiation, la certitude que toute transmission est un échec. La médiation, c’est qu’il n’y a pas de médiation : il n’y a que des ruptures, des sauts, des discontinuités, des fidélités qui sont des trahisons et des trahisons qui sont des fidélités, des morts et des



naissances. Le « passeur » est peut-être toujours un imposteur. C’est en ce sens alors qu’en effet la réponse à la question « Pourquoi Roland Barthes ? » ne saurait être le plaidoyer pour une doctrine, c’est-à-dire la défense des préjugés qui constituent le ciment factice de toute œuvre. Le constat de l’impossibilité de toute médiation peut produire deux formes antagonistes de réponses. La première est dialectique ; elle consiste à voir dans l’œuvre une réfutation d’ellemême et à mettre en évidence cette autoréfutation. C’est ce que j’ai tenté de faire, par exemple, à propos de Louis Althusser ou de Jean Genet1. Mais, c’est



aussi parce que leur œuvre même contenait cette auto-réfutation. Pour le premier en raison de la folie, du meurtre de son épouse et de la constitution, extérieurement à l’œuvre philosophique, d’un corpus autobiographique qui interrompait de manière éblouissante la possibilité même de la philosophie et procédait à la mise à mort, presque tauromachique, du concept. Le second parce que l’antisémitisme profondément confondu avec sa propre littérature obligeait à un acte féroce de lecture, la lire en ennemi, c’est-à-dire en effet la réfuter, et la fracturer de violences, seule empathie à laquelle son œuvre puisse s’ouvrir.



Avec Barthes, c’est tout autre chose. Parce que son œuvre est, à mes yeux, entièrement marquée par la positivité, et cela y compris dans l’activité démystifiante de la critique (comme les Mythologies) ou encore dans le chant funèbre (comme dans La Chambre claire). Barthes a fait sienne la formule de Kafka qu’il note dès un texte de 19602 et dont il fera son talisman dans son dernier cours au Collège de France en 1979 : « Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde. »3 Cet aphorisme, Barthes le commente ainsi : « La certitude du singulier vient en face de cette autre certitude : “Ce n’est pas dans l’individu,



mais dans le chœur que réside la vérité” ; en un sens, le monde, quel qu’il soit, est dans le vrai, car la vérité est dans l’indissoluble unité du monde humain. »4 Cette positivité par où le monde est sauvé dans l’acte même du corps-à-corps avec le dehors, et qui s’assimile alors au combat de Jacob avec l’ange, est au cœur de l’éthique qui, au plus profond, sous-tend l’activité de Barthes et je dirais même ce qu’on pourrait appeler son style. De la sorte, il serait vain de penser que l’échec de la médiation puisse être compensé ou confirmé par un retournement de l’œuvre sur elle-même ou contre elle-même : il



n’y a pas, dans l’œuvre de Barthes, d’espace pour la négation. Si toute médiation est un échec, comment alors peut-on parler positivement d’une œuvre ? Telle est la question que pose la seconde possibilité de l’alternative. L’œuvre ne se réfute plus, elle affirme, elle s’affirme, elle ne fait que s’affirmer. Que faire de cette affirmation ? Tel fut toujours mon embarras à l’égard de Barthes depuis sa mort et qui souvent a suspendu en moi le projet d’écrire sur lui. Je ne suis pas certain d’avoir levé cette gêne en composant ce livre. Quoi qu’il en soit, j’ai tenté, en donnant trois formes très différentes à



mon propos — le témoignage, la synthèse, la recherche —, de multiplier les réponses et peut-être d’éviter ainsi la lourdeur de la monumentalisation, c’està-dire, sans aucun doute, là où l’échec de la transmission est le plus caricaturalement patent. La première partie de ce livre s’intitule « Mémoire d’une amitié ». Il s’agit d’un portrait autobiographique de Barthes. Autobiographique, parce qu’il me semblait qu’un portrait détaché de tout récit serait artificiel. C’est donc le portrait de Barthes décrit et raconté au travers du regard du jeune homme de vingt ans que j’étais quand je l’ai rencontré. Le lecteur me pardonnera de



parler de moi-même puisqu’il ne s’agit, au fil des anecdotes et des réminiscences, que de restituer une présence, une voix, une existence qui n’est pas la mienne. Il m’a paru aussi que l’autobiographie était le plus juste moyen de recréer une époque, des lieux, des personnes, des échanges, des façons d’être dans leur saveur passée. J’ai toujours admiré les témoignages sur les écrivains, que ce soient ceux de Maria Van Rysselberghe (la Petite Dame) sur Gide, de Céleste Albaret sur Proust, d’Isabelle et Vitalie Rimbaud sur leur frère Arthur, de Valéry sur Mallarmé, et, pour les contemporains, de Jean-Benoît Puech



sur Louis-René des Forêts, de Sibylle Lacan sur son père, ou sur Duras ceux de Yann Andréa… Tous, qu’ils prennent la forme du récit, du journal, des lettres, même s’ils mêlent toujours un peu de fiction à la restitution du passé, ont un charme particulier à la mesure de l’intérêt que l’on éprouve pour la personne dont il est question : le charme de la vérité. Un détail suffit. Comment, malgré ou à cause peut-être de leur extrême simplicité, ne pas être ému par ces lignes de Vitalie évoquant l’arrivée de Rimbaud le jour du Vendredi saint 1873 à Roche ? « Je me vois encore, dans notre chambre où nous restions habituellement occupés à ranger



quelques affaires ; ma mère, mon frère et ma sœur étaient auprès de moi, lorsqu’un coup discret retentit à la porte. J’allai ouvrir et… jugez ma surprise, je me trouvai face à face avec Arthur. » « Mémoire d’une amitié » n’a pas d’autre ambition que de restituer, de manière bien sûr fragmentaire et partielle, certaines attitudes, certains gestes, certains propos de Barthes, sa silhouette, peut-être son regard. Il s’agit aussi d’une réflexion sur les liens qui peuvent unir l’écrivain et celui qui n’écrit pas ou n’écrit pas encore, celui qui se présente sous l’aspect du disciple. Cette réflexion appartient en propre au témoignage puisqu’il s’agit ici



d’évoquer Barthes dans la position où l’époque l’avait porté : comme maître. J’ai essayé dans ce travail de mémoire de ne pas minimiser la part de naïveté qui pouvait être la mienne, et qui d’ailleurs n’était pas seulement celle de mon jeune âge mais également celle de l’époque, qui, elle aussi, était jeune. La deuxième partie du livre, « L’œuvre », reprend les cinq préfaces que j’ai écrites en 2002 pour la réédition de ses Œuvres complètes en 5 volumes aux Éditions du Seuil. Le propos est explicitement didactique ; il s’agit de s’interroger sur l’unité d’une œuvre, et sur la série d’unités que chacun des volumes — correspondant à



une période particulière — compose. La même question, amplifiée, variée, répétée, réverbérée par le champ social ou intellectuel, y revient, toujours identique : à quelles conditions y a-t-il œuvre ? Quand y a-t-il œuvre ? C’est l’enjeu de chacun de ses livres. Si Barthes, d’une certaine manière, a pu, en secret, faire le rêve de réécrire fragmentairement la Recherche de Proust, s’il a pu regretter d’avoir échoué, sans doute peut-on se convaincre qu’à défaut d’avoir réussi son vœu, il en a réalisé un autre. Non pas réécrire Proust mais écrire Proust, non pas réécrire À la recherche du temps perdu mais écrire le Contre



Sainte-Beuve abandonné par le romancier. On sait que Proust hésitait sur la forme à donner à son œuvre : essai ou roman. Ce dilemme revint comme une question angoissante et décisive chez Barthes à la fin de sa vie. La mort l’a laissé dans l’histoire sous les habits de l’essayiste. Mais, comme le donnent à imaginer les premières pages de l’essai proustien qui fut délaissé et qui s’ouvrent sur un dialogue entre l’auteur et sa mère, penser la littérature, polémiquer, lire les écrivains, les commenter était aussi, était surtout un chemin initiatique, une anabase, une déambulation vitale d’où l’œuvre aussi pouvait trouver sa forme,



c’est-à-dire fonder les conditions d’une interrogation sur sa propre valeur, interrogation sans laquelle l’écriture est sans objet. À la différence de Proust, le dialogue avec la Mère chez Barthes n’est pas le préambule du Livre, c’en est l’épilogue, plus d’ailleurs dans les esquisses d’un texte posthume jamais écrit, Vita Nova, dont j’ai publié les projets au dernier tome des œuvres, que dans La Chambre claire, où le rendezvous avec elle, comme dans une mystagogie néo-platonicienne, est médiumnique, fantomatique, mystérieux : une photographie. La question « Quand y a-t-il œuvre ? » est la question silencieuse,



ironique, la question combattue mais lancinante, la question lyrique, la question méthodique, la question latente qui, repoussant toute réponse, se projette à chaque étape, à chaque instant, à chaque page comme la formule talismanique où se concentre, se creuse et se déploie ce que, dans le titre de ce livre, nous avons appelé le métier d’écrire. Ainsi peut-on lire cet ensemble de préfaces autant comme une présentation synthétique des grands thèmes, des grands leitmotive du travail de Barthes, que comme une réflexion sur la signification de ce « métier d’écrire », frère jumeau de la très belle formule de Cesare Pavese pour intituler



mélancoliquement l’un de ses livres : le métier de vivre. Comme chez Pavese, le « ne pas vivre » appartient authentiquement au « métier de vivre », le « ne pas écrire » est aussi ce qui, peut-être, éclaire et colore de réalité l’utopie que formulait Barthes, ce « rêve orphéen » d’un « écrivain sans littérature ». La troisième partie du livre est bien différente encore, puisqu’il s’agit de la transcription du séminaire que j’ai tenu de février à juin 2005 à l’université Paris VII sur Fragments d’un discours amoureux. Je n’ai pas voulu remodeler mon propos, au risque de conserver beaucoup des défauts : didactisme,



synthèses parfois sommaires (comment expliquer l’épochè phénoménologique, le complexe de castration chez Lacan, l’image selon Sartre ou Blanchot en quelques minutes à une salle d’une cinquantaine d’étudiants dont le cosmopolitisme suppose une forte hétérogénéité culturelle ?), trop longs préalables sans doute sur le contexte intellectuel dans lequel est apparu le livre de Barthes (un professeur a toujours tendance à tarder un peu avant d’entrer dans le vif du sujet), etc. Le lecteur me pardonnera, je l’espère, ces défauts, en voulant bien admettre qu’ils sont inhérents au genre lui-même.



Si j’ai finalement pensé que ce séminaire pouvait être ainsi imprimé, sans presque aucune modification (quelques longueurs ont tout de même été supprimées), c’est qu’il me semblait peut-être intéressant de rendre public un exercice de lecture sur un livre de Barthes. Un commentaire qui fait de Barthes un auteur comme un autre, un auteur passé dans le canon universitaire. Il me semble alors que la relation de lecture change, que cette intégration de l’œuvre à l’immensité des textes devenus « objets d’enseignement » ouvre à d’autres possibilités de compréhension, ouvre le texte lui-même à d’autres significations. Et c’est aussi à



ce titre que l’activité d’enseignement est précieuse. Grâce aux étudiants, grâce à leur présence, à leur compréhension spontanée comme à leurs incompréhensions radicales, la question de la médiation et le pessimisme que l’on peut éprouver à son égard se nuancent. Il y a cette extraordinaire justesse dans l’écoute même des étudiants, dans leur regard, dans leurs résistances vitales comme dans leur abandon au savoir, qui nécessairement suggère que la médiation n’est peut-être pas une transmission unilatérale entre un passé mort et un présent clos sur luimême, mais qu’elle prend parfois la forme d’une ouverture du temps, du



temps du séminaire, du temps de la



séance, à quelque chose comme un échange. À côté de son caractère didactique, un séminaire est aussi un moment de recherche. D’où la présence d’autres défauts, conclusions hâtives, promesses d’éclaircissements non tenues, développements inachevés, digressions parfois inutiles. Rédigé semaine après semaine, le séminaire accumule les idées sans toujours les dialectiser dans un propos synthétique. L’objet même du cours se dégage ainsi souvent sans qu’on l’ait prévu. J’ai donné comme sous-titre à cette troisième partie « Réflexions sur l’image », alors que cette question n’était nullement à l’origine de mon



séminaire et qu’elle est devenue en cours de route centrale. L’Image y est définie comme manque dans le langage. Elle prend alors à bras-le-corps la question du Neutre qui, dans les Fragments d’un discours amoureux, s’exprime dans la notion du NonVouloir-Saisir. C’est sur le Non-Vouloir-Saisir et une réflexion sur cette mystérieuse formule, extase la plus haute du désir amoureux, que se termine le séminaire, et c’est donc avec elle que le livre se clôt. Je ne sais s’il faut y voir quelque chose d’allégorique : un noli me tangere murmuré par Barthes ou par son texte lui-même comme épilogue de cet essai.



Alors peut-être la question de la médiation pourrait-elle prendre un tout autre sens, son échec présumé comme les moyens d’y remédier. Le NonVouloir-Saisir, s’il est une extase amoureuse, est peut-être aussi une philosophie, une sagesse qui est la clef de toute relation, de toute transmission, de tout contact, de toute médiation donc. Alors, si c’est le cas, le dernier mot appartient à Barthes. 1. Je me permets de renvoyer à Louis Althusser, un sujet sans procès,Gallimard, coll. « L’Infini », 1999, « Jean Genet à Chatila », in Bref séjourà Jérusalem, Gallimard, coll. « L’Infini », 2003, et Jean Genet, post-scriptum,Verdier, 2006. 2. « La réponse de Kafka », Essais critiques, in Œuvres complètes (OC),éd. en 5 vol., Seuil, 2002, t. II, p. 395.



3. La Préparation du roman, cours du Collège de France, édité, annotéet présenté par Nathalie Léger, Seuil-IMEC, coll. « Traces écrites », 2003, p. 272-273. L’aphorisme de Kafka est extrait de ses cahiers posthumes,aphorisme 52. Voir Journaux, in Œuvres complètes, t. III, traductions parMarthe Robert, Claude David et Jean-Pierre Danès, édition présentée etannotée par Claude David, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,1984, p. 456. 4. La Préparation du roman, op. cit., p. 273. Kafka, quant à lui, commenteainsi son aphorisme : « On ne doit frustrer personne, pas même lemonde, de sa victoire » (Journaux, op. cit., p. 456).



I



Mémoire d’une amitié J’ai vingt et un ou vingt-deux ans, peut-être vingt-trois, je monte l’escalier de l’immeuble de la rue Servandoni, un livre dans la main droite. Je me suis arrêté au deuxième étage. À travers la porte, on entend du piano. J’écoute. Ce sont quelques-uns des Préludes de Debussy, ou du Schumann, ou bien du



Fauré, je ne sais plus. J’attends un peu. À peine aurai-je pressé la sonnette que la musique s’interrompra instantanément. Je sonne. Comme un automate, Barthes arrête de jouer. Cela me fascine. Après les premiers mots de bonjour et d’accueil, nous voilà dans la cuisine où mijote quelque chose sur le feu. J’aime ces déjeuners que nous prenons ensemble, et chez lui, depuis que sa mère est morte. Nos entretiens sont moins silencieux que le soir au Flore. Le midi, c’est autre chose. La cuisine est étroite, il faut de temps en temps se lever pour ouvrir la marmite, chercher du sel, prendre une serviette, couper du pain, et la conversation est comme



animée, remplie, interrompue, ponctuée, dérangée (et donc alimentée) par la contingence burlesque et ironique de la vie quotidienne : les odeurs, les bruits, le temps de la cuisson, l’ordre des plats. Il me semble me rappeler que souvent quelque chose a brûlé sur le feu. Barthes mange vite, comme le faisait Genet, paraît-il. Celui-ci par des habitudes prises en prison, et Barthes sans doute à cause du sanatorium. Il me demande ce que j’ai fait pendant la semaine, je n’ai pas grandchose à raconter : lectures, quelques idées que j’ai le plus grand mal à rassembler et surtout à formuler. Parfois, j’ai été un peu malade. Puis, c’est à mon



tour de l’interroger. Lui non plus n’a rien fait d’extraordinaire. Il est fatigué. Et il parle de la fatigue. Des problèmes de sommeil. Non pas d’endormissement, mais de réveil, des réveils brusques juste avant l’aube. Nous parlons aussi des amis. Les plus proches. Et si la conversation a bien pris, nous partons dans quelques jeux romanesques : Youssef y est tantôt un personnage de Lawrence Durrell ou des Mille et une nuits, ou tout d’un coup Madame Verdurin, l’Informateur naïf ou pervers des Fragments d’un discours amoureux ; Paul provient des sœurs Brontë ou d’un roman de Powys, et Jean-Louis depuis longtemps traverse



les pages de L’Homme sans qualités ou d’une fiction philosophique de Kierkegaard, et surtout il est le prince Muichkine ; quant à Florence, je ne sais pourquoi, elle me fait penser à une héroïne de Giraudoux. Cela fait rire Barthes qui préférerait que dans ce cas elle s’appelle Suzanne. Si une fête vient d’avoir lieu et que le « micmac », selon son expression, nous a fait croiser les cercles secondaires du réseau, alors cela dure un peu plus. D’autres visages circulent, d’autres portraits, quelques plaisanteries sur les noms s’ils rencontrent Proust ou un autre (un certain Bontemps, à cause de la tante d’Albertine, alimentera ainsi



longtemps les petits bavardages de nos déjeuners). Mais cela s’interrompt tout de même bien vite. Après un silence, nous passons à autre chose. J’interprète alors cette réserve qui semble être la règle presque monastique de la conversation, comme le signe d’une fatigue. Pour moi, qui pourtant suis très peu bavard, je dois réfréner la volubilité toute relative de ma jeunesse et m’adapter à une forme d’économie particulière du corps, du souffle, du langage qui s’épuise, qui s’épuise très vite. **



Il se plaint beaucoup du « Collège », sans pourtant jamais regretter d’avoir accepté la proposition de Michel Foucault de s’y présenter. Foucault « a une relation politique très forte (et sans doute juste) à l’Institution », dit-il : occuper, noyauter, contrôler. L’échec programmé de l’expérience de Vincennes (trop univoque, trop innocemment marginale sans doute) l’a conduit à investir un autre lieu. Barthes, lui, semble insensible à la dimension politique de son élection au Collège de France, même si cette question n’était pas absente de sa leçon inaugurale. Mais précisément, à mon sens, dans un



anachronisme surprenant lorsqu’il définissait l’enseignement des lettres comme « déchiré jusqu’à la fatigue entre les pressions de la demande technocratique et le désir révolutionnaire de ses étudiants ». Moi qui, alors, suis un jeune étudiant, je sais bien que ces mots ne signifient déjà plus rien ou bien peu de chose. En réalité, Barthes expérimente la validité de son projet, celui d’un discours sans personne, un public dont la présence serait aussi discrète, apaisante et douce que celle de ces quelques étudiants asiatiques muets qui sont là, ou, plus simplement encore, qui serait celle, purement bienveillante, des



amis. Cette expérimentation est, à ses yeux, un échec. Sans doute a-t-il la nostalgie du « Séminaire » de l’École pratique des hautes études ; le Maître assis au milieu de ses disciples dont la géographie autour de lui est aussi savante que celle des chevaliers de la Table Ronde, sans excepter même le subtil fauteuil vide. La position d’orateur dans l’amphithéâtre du Collège lui interdit de se reposer sur l’acquiescement ou les remarques de ses élèves. Il se plaint donc. La plainte n’est, en fait, qu’une des modulations naturelles de la conversation. Elle appartient au rite



affectif. La relation d’affection suppose que l’ami ne rechigne pas à entendre les plaintes ; ce qui ne rend pas la relation pour autant insincère mais dissout en elle tout psychologisme et donc en principe tout reproche (le reproche qu’on pourrait lui faire de se plaindre). Le Collège est un piège dont seul le temps le sauvera, dit-il. Le public est « assommant ». Trop nombreux, il vient comme au spectacle. Même le quartier est à ses yeux « ingrat ». Je ne parviens pas à imaginer qu’il puisse souhaiter sa retraite. Cela affole le jeune homme que je suis. **



Le dessert est sur la table. Un fruit généralement, qu’il pèle patiemment. On fume en prenant le café préparé dans une cafetière à l’italienne. Lui, un havane de taille moyenne, et moi des Camel à bout filtre. On bavarde encore, car c’est à ce moment-là que nous reviennent les choses à se dire qu’on avait oubliées. Caféine et nicotine induisent ces réminiscences. Tout est soudain serein, comme si le monde était fait pour finir par un « bon cigare » et dans la fumée bleue qui s’exhale en volutes de nos corps. Ces rappels sont brefs, jamais très nombreux, mais ce sont généralement de « bonnes nouvelles ». Il m’annonce qu’il a eu des places pour tel



concert ou bien c’est moi qui en ai pris pour l’Opéra, je suis sur le point de terminer l’article « Oral/Écrit » qu’il m’a chargé d’écrire pour l’Enciclopedia Einaudi et qu’il doit cosigner, il me propose de m’emmener au Maroc pour les vacances de Pâques (nous n’irons pas), un groupe de chercheurs américains est en train de développer un programme informatique sur la base des cinq codes de lecture forgés pour S/Z (les débuts de l’hypertexte dont Barthes, sans le savoir, serait l’inventeur…). ** On a vaguement rangé les assiettes et les plats dans l’évier. Une jeune fille



vient à je ne sais quelle heure1. Il va faire sa sieste. Un regard pour savoir si j’ai envie d’aller reposer aussi. Et, tandis qu’il se rend lentement vers la chambre du fond, celle où sa mère a vécu et où elle est morte, je m’installe dans son bureau. Je vais lire ou jouer un peu de piano (avec la sourdine), pendant la petite heure d’ennui où il va dormir. Cette sieste, telle que je me la représente, appartient au temps de sa tuberculose, à ce temps lointain de la maladie. Cette maladie, qui est plus un état qu’une maladie. Elle se prolonge dans le temps et il semble en réitérer le protocole comme un sujet incurable, comme un personnage de roman. Car la



sieste appartient aussi au monde des lettres, à celui de Gide. J’en trouve de savoureuses descriptions dans les extraordinaires Cahiers de la Petite Dame. ** Je joue peu et mal. Mais il y a les Inventions de Bach sur le piano, j’essaie de travailler les plus faciles qui sont aussi les plus envoûtantes, appartenant au monde mélancolique de l’enfance. Parfois, j’essaie un Nocturne de Chopin, pas trop difficile. Barthes, pendant ce temps-là, dort. Il dort sans rêver, dans une sorte d’absence réglée. (Dort-il ? Oui, je l’ai vu parfois



endormi. Le visage impassible, un relief de pierre. C’était dans le train d’Urt à Paris.) C’est, pendant que je bricole dans une autre pièce, comme un sommeil sans sommeil. Un acte littéraire tel celui que j’accomplis en déchiffrant maladroitement à son piano une partition qu’il a annotée (à moins que ce ne soit la main de sa grand-mère ou de sa grandtante). ** Lorsqu’il revient de la chambre, nous échangeons quelques mots et nous travaillons. Ces déjeuners chez Barthes correspondent à la situation nouvelle que la mort de sa mère a créée ; je dois



lui permettre de rattraper le retard qu’il a dans son courrier, et jusque vers cinq heures je rédige des réponses à des dizaines d’inconnus qui lui demandent quelque chose ou lui envoient un texte, un livre ou mille autres objets. Je leur écris à tous que « Roland Barthes, trop fatigué, ne peut leur répondre personnellement mais qu’il les remercie, etc. ». Une fois, je dois expliquer au traducteur japonais du Roland Barthes par Roland Barthes des mots comme « boulingrin », « Bon Goût », ou qui est « Élise » dans le fragment « Est-ce toi, chère Élise… ». Pendant que je rédige ces petits mots, assis à un petit pupitre, Barthes



travaille dans la même pièce. Le dispositif dans lequel je me trouve me fait penser à un tableau hollandais du XVIIe siècle représentant un maître verrier ou un diamantaire dans son atelier avec son apprenti, tant l’espace de travail que Barthes a conçu évoque celui d’un artisan. Espace incroyablement matériel avec ses plumiers, ses buvards, ses différents types de papiers, ses pendules, ses calendriers, ses instruments parfois inconnus, ses carnets, agendas, gommes, ses casiers, ses fichiers de bois… Toute une géographie du travail, aérée, précise, efficace, belle. Écrire est réel, voilà ce qui me vient à l’esprit en



l’observant procéder calmement, avec l’exactitude des gestes d’un peintre, à ses travaux d’écriture. Barthes n’écrit pas, il trace, il enlumine, il copie. Son encre bleue colore les pages blanches. Il dispose les feuilles dans des chemises ou bien par petits tas esthétiquement parfaits, il découpe, biffe, revient en arrière, il reprend, trace, colle, agrafe, il observe, regarde, se déplace. Et pendant que je griffonne des pattes de mouche pour des inconnus, je m’imprègne du bain de sagesse, du bain de maîtrise, du bain d’énergie qui, comme le vernis couvrant la toile, éternise ce tableau où j’oublie qui je suis, où j’oublie le temps. **



Après ces travaux menés en silence dans son bureau, nous allons prendre le thé dans la salle à manger, en bavardant, en parlant de tout et de rien et en fumant encore. Nous écoutons France-Musique. C’est souvent du Sibelius à cette heure de la journée. Il déteste. Une fois, ce fut la Symphonie espagnole de Lalo, que nous écoutâmes, je ne sais pourquoi, religieusement. Le temps s’est dissipé, l’après-midi s’effiloche. Nous nous séparons. ** Barthes me raccompagne sur le seuil, il porte une djellaba. C’est dans ce costume qu’il m’a ouvert à midi. Elle



est élégante, très simple, en coton, bleue je crois. Cela ne m’étonne plus. Ce type de vêtement correspond à une tendance très obstinée chez lui par où il aspire à « l’aise ». Quand il rentre le soir, il dépose tout ce qui l’encombre dans un « vide-poches » qui se trouve posé sur une petite table dans l’entrée. Mais c’est plus aussi. Cela a peut-être un peu à voir avec l’habit arménien de Rousseau mais rien avec les travestissements extravagants de Loti. Il m’a dit, un jour, regretter que la robe soit devenue un habit exclusivement féminin. J’ai ri et, comme c’était au moment où il faisait son cours



sur « La préparation du roman », je lui ai suggéré d’en parler. La robe et le roman, la robe de l’écrivain. La robe de chambre de Balzac. Par moments, il me semble que le Système de la Mode, que personne apparemment n’a lu, serait peut-être son livre le plus révélateur, parce que le plus protégé par le jargon structural. C’est en tout cas à cette occasion, que je me suis aperçu combien Barthes, pour glisser quelques propos personnels, pouvait faire des citations d’auteurs imaginaires (qui sont en fait lui), comme celle-ci : « Un moraliste s’est écrié un jour : Je me convertirais bien pour pouvoir porter le caftan, la



djellaba et le selham ! C’est-à-dire tous les mensonges du monde pour que mon costume soit vrai ! »2 ** Il y a chez lui une grande admiration pour l’extravagance aristocratique, par où il interprète les manies vestimentaires des écrivains, manies d’isolement, mais je n’arrive pas à le suivre concernant l’habit de Rousseau. Il me semble y voir au contraire l’aspiration tragique à la position du bouc émissaire, quelque chose où l’Orient est déjà là. En le quittant sur le pas de la porte, je le regarde donc dans son élégante



djellaba bleue, mais il me semble, un bref instant, qu’au fond cela ne lui va pas si bien. Et je me dis que le seul vêtement de ce genre qui conviendrait réellement à son visage, ce serait la toge romaine. Toute blanche. ** Bien des années après la mort de Barthes, alors que je vivais à Londres, j’ai rencontré un professeur français qui enseignait la littérature, le grec et le latin au Lycée français. Homosexuel, il m’avait dit avoir rencontré Barthes dans un sauna, dans les dernières années de sa vie. Et il me l’avait décrit, seul, très seul, dans un peignoir blanc, dans la



« salle des vapeurs » vide, terriblement las (faisant l’épreuve de son « délaissement » comme il l’écrit luimême dans « Soirées de Paris »), mais, ajoutait cet ami, « d’une extraordinaire noblesse » ; puis, après un silence, il me dit ceci : « C’est étrange, on aurait dit un empereur romain. » Alors je ne pus m’empêcher, en revoyant Barthes tel que je l’avais moi aussi « vu » en toge romaine sur le pas de la porte, de prononcer le nom de Marc Aurèle. L’ironie stoïcienne et, en effet, cette espèce d’élégance antique que je lui avais prêtée ce jour-là en le quittant. **



Bien que très proche de Barthes à cette époque, j’ignorais à peu près tout de ces virées un peu sidérantes comme celles qu’il raconte dans « Soirées de Paris », ou plutôt je devais n’en rien ignorer, mais je ne me les représentais pas. De même que, lorsque je notais parfois chez lui un état de tristesse prolongé, je n’y pensais jamais. Je ne m’imaginais pas Barthes mélancolique. Je ne m’imaginais rien, comme sans doute il est normal chez le disciple de ne rien imaginer de l’écrivain, beaucoup plus âgé que lui, dont il a eu la chance d’obtenir l’amitié. Je vivais cette amitié avec, sans doute, la sensibilité égoïste d’un jeune homme.



** J’ai connu Barthes, un matin, au début de l’automne 1976. Ma tante Noëlle Châtelet devait soutenir sa thèse à Vincennes avec lui au jury et Nicos Poulantzas, peut-être aussi Lyotard ou Deleuze, je ne sais plus. Nous étions arrivés tôt avec mes parents. La soutenance commença. Je me souviens surtout de mon oncle, François Châtelet, que j’aimais beaucoup, debout, immense, socratique, appuyé contre un mur, le visage un peu tendu, mais souriant et lumineux, acquiesçant à tout ce que disait Noëlle. J’observais Barthes. Une dizaine de minutes après avoir parlé, il avait



allumé un cigare et confectionné avec une étrange habileté une sorte de cendrier de papier parfaitement efficace. Cela formait un très curieux cornet. Je me rappelle que Poulantzas avait émis quelques critiques sur la manière dont Noëlle traitait des liens entre nourriture et religion, mais le jury avait été très élogieux. Barthes avait commencé en disant qu’il aurait aimé écrire cette thèse, ce qui avait provoqué un petit frisson dans l’assistance. Puis il avait continué dans une lecture patiente et bienveillante. À la sortie, alors que je me tenais, je ne sais pourquoi, un peu à l’écart de tout le monde, Barthes, qui se dirigeait



vers la sortie, a brusquement obliqué vers moi et m’a dit quelque chose comme : « Et vous, qu’est-ce que vous faites ? » C’est ainsi que nous avons fait connaissance. Il m’a proposé qu’on se retrouve une dizaine de jours plus tard au café du métro Mabillon3 et nous nous sommes séparés. À la réception qui eut lieu le soir même chez ma tante et mon oncle, dans leur bel appartement du neuvième arrondissement, il ne vint pas. ** Ce fut une très belle fête. Mon oncle avait fait une gigantesque choucroute, je me rappelle l’image de



Nicos Poulantzas, seul à une table, mangeant son plat comme un dîneur solitaire au restaurant, et celle de ma tante faisant une très marivaudienne pantomime depuis la loggia qui surplombait la pièce de réception. Je pensais à Barthes que j’avais rencontré le matin même, pour lequel je ressentais depuis un an ou deux la plus vive admiration. Comme l’a écrit JeanClaude Milner, à cette époque Barthes était le prince de la jeunesse (le mot avait je crois été employé autrefois pour le jeune Barrès), et l’idée de le rencontrer tenait pour moi du miracle. Je crois que je n’ai pas touché à la choucroute de mon oncle ce soir-là,



m’envoûtant simplement de la présence des nombreux invités, jolies jeunes femmes aux toilettes élégantes et aux corps parfumés, et têtes de l’intelligentsia parisienne. Je ne connaissais personne, à l’exception de la famille. Barthes, le matin, m’avait accepté à son séminaire restreint de l’École des hautes études, où je pourrais suivre ainsi son enseignement comme j’en avais depuis si longtemps rêvé. Et c’est à cela que je pensais, ayant le plus grand mal à imaginer ce qui s’y passait, qui étaient les autres étudiants, comment Barthes dirigeait son cours, ce qu’il pouvait y dire. L’espace même de la salle était



pour moi une source inépuisable de questions, la couleur des murs, la disposition des tables, la place que j’occuperais. ** Le jour convenu, c’était un jeudi, je suis donc allé à Mabillon, au café indiqué pour notre rendez-vous, sans savoir que j’accomplissais là un rite très ancien, un rite universel, celui du jeune disciple qui part rencontrer son Maître. ** Nous sommes l’un en face de l’autre. Arrivé le premier, j’ai choisi



avec beaucoup d’hésitations une place qui ne soit ni trop centrale ni trop en retrait. Je commence mon apprentissage. La conversation est très discontinue. De très nombreux silences. Je ne comprendrai qu’après sa mort que je n’avais pas à souhaiter entendre des choses très intelligentes et que je devais moins encore espérer trouver suffisamment de confiance en moi pour en dire. Non. C’est dans les silences, dans les interruptions de la conversation, moments qui, lorsqu’ils se prolongent trop, deviennent vite angoissants, que j’apprends. La relation m’apparaît immédiatement si compliquée à vivre



que, sans m’en rendre compte tout à fait, je trouve pour m’y adapter l’instinct mimétique. Je l’imite. Je fume, je bois, je tourne la tête au même moment que lui. Et dans cette imitation je trouve en quelque sorte le moyen de calmer mon angoisse et de lever progressivement ma timidité. Nous parlons tout de même un peu. À un moment, alors que je lui raconte que je commence toutes mes séances d’analyse par « Donc, je disais… », je le vois extraire de sa poche un petit carnet à spirale et y noter quelque chose. Ce moment, qui se répétera souvent lors de nos rencontres, est un moment difficile. Je dois continuer de parler pour



faire comme si je ne le voyais pas écrire tout en sachant qu’il n’écoute plus. Qu’écrit-il dans ce carnet ? Qu’a-t-il noté ? Il a écrit sans rien dire. Quelques mois après, j’aurai la solution en assistant à la première séance de son séminaire du Collège de France sur « Tenir un discours », qu’il commencera en citant ma phrase comme une « épiphanie », un trait de discours, de quelqu’un qu’il connaît. Il a remis son carnet dans la poche intérieure de sa veste. Je ne sais comment reprendre. Cela n’a aucune importance. Il sort une cigarette, moi aussi. Je les allume toutes les deux. Nous regardons dehors la pluie qui doit



tomber. Il est temps de se séparer. Il va à un dîner qui l’assomme (ce sont ses mots). Avant de nous quitter, il me dit cette phrase mystérieuse : « Vous êtes un être de réponse. » Je ne lui demande pas ce que cela veut dire. C’est une phrase que je conserve comme une phrase. Le disciple ne doit pas demander au maître de s’expliquer. Il comprend même s’il ne comprend pas, il fait sien ce qui lui est étranger. Il fait nuit. Il doit être un peu plus de sept heures. Je rentre à la maison. **



C’est ainsi que commence la première période de l’amitié. Nous nous voyons seuls. D’abord en fin d’aprèsmidi au café, pour prendre un verre, puis après un certain temps à dîner, au restaurant. Les cours du Collège de France ont commencé et le séminaire restreint de l’École des hautes études. Ainsi, la configuration est plus ouverte. La relation individuelle, seul à seul, une fois par semaine environ, le cours du Collège à l’issue duquel nous déjeunons à une dizaine au « chinois de la rue de Tournon » et le séminaire de l’École où il dispense un tout autre type d’enseignement que celui du Collège. **



Le déjeuner du samedi après le Collège rassemble toutes sortes de gens, des étudiants, des amis. Renaud Camus est l’un des plus réguliers ; d’autres noms me reviennent : Frédéric Berthet, Patrick Mauriès, Évelyne Bachelier, mes amis Bruno Herbulot et Patrick Jan, et la belle et fameuse Florence à laquelle j’ai déjà fait allusion. Barthes y est le maître exotérique, celui qui donne la parole à tel ou tel, écoute, s’informe, plaisante un peu, ironise, discute parfois une opinion. Chacun est extrêmement déférent. La bienveillance règne. Nous parlons un peu du cours qui vient d’avoir lieu. Barthes raconte parfois des histoires : un déjeuner avec Malraux il y a longtemps,



la Roumanie où il a vécu un peu après la guerre en poste à l’Institut de Bucarest. Nous parlons politique. De musique. On tente de le convaincre que son aversion pour Mahler est injuste au regard de ses lieder. D’autres lui rapportent les cancans du milieu littéraire et intellectuel qui nous amusent lorsqu’on en est au café. Une fois, je m’en souviens, nous discutons de la revue lacanienne dont le premier numéro va sortir, L’Âne. Nous parlons du titre, et Barthes, qui aime beaucoup JacquesAlain Miller, lâche néanmoins en souriant que ses créateurs n’ont sans doute pas pensé à Nietzsche. Il est rare que nous rations le rituel des beignets



aux pommes que le patron du restaurant enflamme à la grande joie de tous. En sortant, tout le monde s’embrasse pour se dire au revoir, Barthes se moque un peu et dit : « On dirait ces dames au chapeau vert. » Personne n’a lu le roman, mais on rit de bon cœur à cause de la désuétude de la référence. ** Je me souviens que, pourtant, ces déjeuners pouvaient être le théâtre d’» incidents » où Barthes manifestait sa très vive susceptibilité. Une fois, ce fut lorsque Jean-Michel Ribettes lui reprocha d’avoir accepté l’adaptation



théâtrale des Fragments d’un discours amoureux, ridicule selon lui ; une autre fois, Barthes se mit en colère contre Renaud Camus qui lui avait fait remarquer une erreur de sa part lors de son cours à propos, je crois, d’un personnage du Chevalier à la rose. Barthes, dans ces deux situations (il y en eut sans doute d’autres), se montra extrêmement violent et presque injuste. Je me souviens très précisément du visage blême des deux fautifs battant en retraite. En réalité, par cette violence qui laissait sans voix, Barthes énonçait un interdit, comme Moïse devant les Hébreux. Cet interdit aurait pu prendre la forme suivante, si la colère n’avait



pas empêché Barthes de le prononcer : « Jamais tu ne feras un reproche à l’ami. » Je ne sais si c’est seulement la colère qui empêchait Barthes de formuler la Loi, je crois aussi que, pour Barthes, la Loi, soit devait être sue « par la naissance », soit devait avoir été apprise silencieusement à son contact. « Jamais un reproche », jamais une remarque, ou mieux encore « jamais une observation ». Cette Loi venait de la Mère, qu’il définit, dans La Chambre claire, comme celle qui, de sa vie, ne lui avait jamais fait une seule observation. Nous vivions donc tous sous cette belle Loi de la Mère que Barthes résumera



dans l’aspiration à un monde soustrait à l’Image. « Que jamais tu ne produises une image de moi », telle était la Loi de la Loi, celle dont le parfait dispositif aurait tout réglé pourvu qu’on l’observe à la lettre. ** La Loi du « sans reproches » pouvait aller très loin. Je me souviens qu’un soir, chez Youssef, lors de l’un de ces dîners qui faisaient à tous notre joie, un des convives, alors critique de cinéma et scénariste, avait voulu entamer une longue diatribe contre Sollers. Presque immédiatement, Barthes l’avait interrompu avec la même



violence que celle qu’il avait manifestée à l’égard de Ribettes ou de Renaud Camus, et il avait provoqué la même stupéfaction et le même silence gêné dans l’assemblée. Mais Youssef, en parfait maître oriental, avait su bien vite rétablir la complicité entre nous tous. Ces colères étaient d’autant plus du côté de la Loi qu’elles ne signifiaient jamais une désaffection à l’égard du coupable. Celui-ci, après avoir été violemment malmené pendant quelques minutes, redevenait l’ami qu’il n’avait jamais cessé d’être à l’instant suivant. Ainsi cette violence était réellement celle de Moïse, une non-violence, si du moins



l’on suit les admirables thèses de Walter Benjamin sur la question. ** Le séminaire restreint de l’École des hautes études qu’il menait parallèlement aux cours du Collège, et qui fut le dernier, avait pour sujet « La voix » et « La rature ». J’y ai fait deux exposés dont j’ai tout oublié, sauf un commentaire sur la scène d’adieu de Siegfried et Brünnhilde à la fin du prologue du Crépuscule des dieux ; je me souviens seulement d’avoir parlé du « Heil » chanté à l’unisson par les deux amants, auquel j’opposais le dernier duo de Pelléas et Mélisande : et les



déchirants « Encore ! Encore ! Donne… », « Toute !… Toute, toute ! … ». Nous avions écouté les deux scènes, le Wagner dans la version de Karajan et le Debussy dans celle de Désormière, avec Jacques Jansen et Irène Joachim. On ne pouvait pas faire plus barthésien que ces deux derniers chanteurs. À ce moment du séminaire, j’essayais, je m’en souviens maintenant, de comprendre ce qu’était exactement un « baryton Martin », tessiture qui doit être celle de l’interprète de Pelléas ; je parlais de « territoires de voix », mais demeurait l’énigme d’une tessiture associée à un individu. J’en concluais que par là le personnage de Pelléas



échappait à l’opéra pour avoir comme seul statut un statut poétique. ** Barthes parle peu. Il est simplement là. Attentif à ce que les étudiants disent. Le seul élément de réelle fantaisie est la présence des deux frères Bogdanov, très jeunes alors, qui deviendront célèbres par la télévision et leurs travaux de vulgarisation en astrophysique. Ils forment un couple étrange et décalé. Barthes est fasciné par leur beauté identique. Il y a aussi, je crois bien, Agnès Rosenstiehl, le futur auteur de Mimi Cracra. D’autres encore. Mes amis



Patrick et Bruno. Il y a aussi André Guyaux, Philippe-Joseph Salazar, Nancy Huston… Il a fait une sorte de conférence inaugurale sur les deux sujets. Son propos est étrangement et violemment polémique à l’égard de l’opéra. Il y énonce l’essentiel de ses thèses du « Chant romantique », la voix unifiée du lied contre le quatuor œdipien de l’opéra. Il dit à un moment que, selon lui, l’opéra n’est pas de la musique. Tout le monde sursaute. Pour moi qui, à l’époque, comme beaucoup, suis fanatique d’opéra, j’admets la phrase avec une lente réticence. C’est une



phrase, une nouvelle phrase. C’est-àdire quelque chose qui fait bloc et qui n’est intelligente et intelligible que si on l’accepte totalement, sans la discuter. Le disciple n’est jamais sûr d’avoir affaire à des énoncés vrais, peu lui importe. C’est pourquoi le disciple doit être jeune. Timide. Ce qui compte, c’est la puissance d’affirmation de l’énoncé et les efforts qu’il doit faire pour en pénétrer la matière littéralement et dans tous les sens. L’énoncé du maître est comme un barrage, un barrage brutal auquel il se heurte, et qui suppose, pour être franchi, que le disciple monte plus haut que sa taille ne le lui permet ordinairement. Il monte soit, lors de



l’escalade, en s’arrachant les ongles le long des parois verticales du barrage, soit, plus tranquillement, en laissant les eaux confiantes et pures de la fidélité le porter jusqu’au sommet. ** Un peu plus tard, il me dira qu’il n’a jamais autant souffert du manque de musique que l’été précédent où il s’est rendu à Bayreuth, en compagnie de son ami d’alors Romaric, pour assister au Ring mis en scène par Chéreau. Nous sommes au Flore, c’est donc le troisième volet de « notre commerce » comme on disait jadis. Je le revois encore, il me dit, le visage



étrangement froncé, qu’il a voulu voir Parsifal — car à ses yeux Parsifal n’est pas un opéra, c’est donc de la musique — pour respirer un peu entre deux journées de la Tétralogie, mais ce fut pis encore car « c’était dirigé par ce boucher de Horst Stein ». Il ne dit rien de la hideuse mise en scène de Wolfgang Wagner qui sera mon supplice quand, à mon tour, je ferai le voyage à Bayreuth. ** Il y a donc ce troisième volet, pour moi le plus important, où nous nous voyons seuls, régulièrement, pour prendre un verre ou pour dîner. Je souffre parfois du caractère



excessivement abstrait de cette relation. Nous allons dans un petit restaurant japonais de la rue de Rennes, qui a aujourd’hui disparu, prendre un bouillon clair agrémenté d’une algue et un bol de riz blanc avec une tasse de thé vert, ou bien au Flore manger un œuf à la coque ou une paire de « Francfort » avec un verre de bordeaux. L’ascèse alimentaire est à l’image de l’ascèse de la relation. Si j’étais un bon disciple, je pourrai ne souffrir ni de l’une ni de l’autre. Nous parlons un peu, au début, de toutes sortes de choses, banales. Parfois un sujet sort. Un soir, nous parlons ainsi longuement de Sade. Ce qui l’intéresse chez Sade n’a rien de véritablement



pervers, du moins sexuellement. Tout au plus est-il fasciné par la disponibilité des corps, des victimes. Mais c’est en fait, étrangement, la féodalité qui l’attire chez Sade, la possibilité de liens de domination acceptés, les signes sociaux de la puissance, l’existence d’une populace comme réservoir infini d’esclaves. J’acquiesce. Tout cela n’a aucune importance. Il m’arrive aussi de pouvoir parler un peu. Mais ni l’un ni l’autre (lui par ennui, moi par impuissance) ne « tenons de discours ». Par exemple, il est pratiquement impossible d’avoir une conversation un peu nourrie sur un film ou un livre.



Il y a toujours le petit carnet à spirale qu’il sort régulièrement et sur lequel il note quelque chose, quelque chose que peut-être j’ai dit. De la sorte, il y a comme un phénomène compensatoire : quelques secondes d’écriture rattrapent les défections de la parole. À ceci près qu’écrire réinstaure toujours, une fois le carnet remis dans la poche de la veste, un silence plus difficile à manœuvrer encore que les autres. ** Plus tard, quand notre relation aura été transformée dans sa nature même par mon intégration au premier cercle de ses



amis, il me dira un peu solennellement, un soir que, fait inhabituel, nous dînions chez lui dans le « grenier », qu’il regrette précisément cette époque que j’évoque. Il a, c’est curieux, acheté un repas pantagruélique chez un traiteur de la place Saint- Sulpice, et je ne parviens pas à manger le dixième de ce qui traîne sur la table, lui non plus ne mange pas beaucoup. J’écoute ce qu’il dit, la tête étourdie par l’abondance d’une nourriture aux parfums un peu trop capiteux, comme « le jeune homme de condition modeste » que Proust évoque quelque part. Il regrette et il est un peu déçu que cette époque soit close, me dit-il, car il



avait trouvé avec moi quelque chose « d’extrêmement rare », une relation qui approchait le zen. Je suis surpris. Il s’aperçoit de mon désarroi, de mon émotion, alors il me rassure en souriant. ** Il a raison. C’est une relation aussi peu française que possible. Et peut-être était-elle, en effet, comme il me l’a dit, « zen ». Lors de ces soirées au Flore ou au petit restaurant japonais, il demeure presque aussi immobile qu’un Bouddha. Après qu’on eut dîné frugalement, il sort un havane, il l’allume et il fume. Pendant dix minutes, nous ne disons pas un mot. Il regarde autour de lui, ses yeux se



fixent et parfois se ferment. La conversation n’a aucune importance. Être là suffit. Le disciple n’a qu’une seule chose à faire. Être là et, par la sensualité de sa présence, communiquer au maître sa vie, un peu de son âme, un peu de sa chair, en échange de quoi le disciple, silencieusement et dans l’abandon apparent où le place le maître, mûrit. Il mûrit passivement en captant le rayonnement spirituel de la présence du maître et activement par l’angoisse qu’il ressent d’être en deçà de ce rayonnement. Parfois quelqu’un qu’il connaît passe devant notre table et parle avec lui quelques instants. Après son départ,



nous nous retrouvons pour échanger à nouveau quelques mots et il arrive alors qu’un bout de conversation prenne, surtout si l’indiscret a dit une bêtise ou a employé une formule dont on peut se moquer un peu. Je me rappelle JeanEdern Hallier, légèrement titubant, apparemment poudré comme un acteur d’autrefois, s’approchant de nous (nous sommes toujours assis côte à côte) et, nous fixant, s’essayant au jargon qu’on prête alors à Barthes. Il est bientôt dix heures. Nous partons. Je le raccompagne chez lui. **



Nous traversons le boulevard Saint-Germain, et nous sommes bientôt devant le drugstore (aujourd’hui remplacé par Armani), et là commence un passage toujours délicat. À l’époque, de très nombreux gigolos arpentent le trottoir à cet endroit, ou bien, adossés à la vitrine du drugstore, forment une sorte de haie mouvante et désordonnée au milieu de laquelle nous passons. J’ai l’impression étrange de traverser un des cercles de l’Enfer où de pauvres hères nous hèlent, nous parlent, nous interpellent. Je ne regarde pas. J’ai à mes côtés un Virgile à la démarche moins sûre que le guide de Dante. Il me semble les entendre prononcer son prénom. Il



les connaît tous à l’évidence, et tous le connaissent. Je presse le pas, embarrassé par la déambulation hésitante, traînante, de Barthes. Passé les lumières du drugstore, nous retrouvons la nuit pure, et la direction de la place Saint-Sulpice. Une fois, au sortir de cette « selve » de fantômes, j’ai dit à Barthes, je ne sais pourquoi (si, peut-être pour rompre tout simplement le silence), qu’ils étaient beaux, alors que je les trouvais tous évidemment affreux (j’étais frappé par leur pâleur, les cernes sous les yeux, la bouche gonflée), ce qu’il rapporta curieusement dans son journal, « Soirées de Paris », sous cette forme



qui est comme une leçon d’ironie : « Il [il s’agit de moi] me raccompagne par la rue de Rennes, s’étonne de la densité des gigolos, de leur beauté (je suis plus réservé), me raconte… etc. » ** La deuxième époque de mon amitié avec Barthes commence en janvier 1977, lors de la soirée qui suit la leçon inaugurale qu’il prononce au Collège de France. La leçon de Barthes a lieu en milieu d’après-midi dans une salle bondée, envahie progressivement par ceux qui n’avaient pas de carton d’invitation et qui s’assoient par terre



dans les travées. Sur le moment, je ne comprends pas grand-chose. C’est très beau. Il y a la voix de Barthes, légèrement nasale, parfaitement maîtrisée dans le rythme comme dans les sonorités des voyelles, et surtout maîtresse du souffle et de la respiration (Barthes a suivi des cours de chant du plus grand maître qui soit, Charles Panzéra, avant la guerre), cette voix, donc, est celle-là même qu’il décrit dans Le Grain de la voix. C’est le souffle qui est important, de lui dépend le déploiement du timbre, le rythme des séquences, la ductilité de la phrase. La maîtrise du souffle est une maîtrise physique et spirituelle. C’est elle qui



donne à la parole de Barthes sa fascinante sérénité. De sorte que, s’il peut paraître par moments ressembler à un maître stoïcien par le décalage ironique et mélancolique de sa parole, c’est à un maître asiatique qu’il fait penser lorsqu’il déploie cette parole en discours. Mais cette attention à la voix me fait perdre le fil de ce qu’il dit. Peu à peu, je me rendrai compte d’ailleurs que, depuis que je le connais, j’ai le plus grand mal à comprendre et à aimer sincèrement ce qu’il écrit. Je suis souvent déçu, mais c’est pour mettre aussitôt cette déception sur le compte de mon insuffisance.



Quand, dans le train, je lirai Fragments d’un discours amoureux dont il est venu m’apporter mon exemplaire à la gare de Lyon le soir d’un départ en vacances pour l’Italie avec un ami, j’aurai l’impression de lire sans rien comprendre, comme si le livre était vide de sens. Et il en sera ainsi pour la plupart des textes et même pour La Chambre claire. Ce qui me rend le livre cher, c’est qu’il soit venu me l’apporter lui-même afin que je l’aie pour me « distraire pendant le voyage », comme il me le dit affectueusement, alors que je monte dans le wagon. Les tout premiers exemplaires viennent juste de sortir de l’imprimerie.



Je lui écrirai une longue lettre de Capri en luttant contre cette impression de vide. ** Le soir de la leçon inaugurale, il y a donc une grande réception que Barthes donne chez son ami Youssef, Youssef Baccouche, qu’il m’a décrit quelques jours auparavant et présenté, je crois me rappeler, comme un « prince tunisien ». Dans l’ascenseur, je me trouve avec François Wahl et Severo Sarduy4. Couple merveilleux par le contraste qu’ils combinent. François Wahl est l’exact sosie de l’Hannibal Lecter du film Le Silence des agneaux ; Severo



possède un visage totalement à lui, doux, drôle et tendre, les lèvres épaisses et souvent violettes et le crâne pratiquement chauve. Qu’importe le déroulement de la soirée, j’y fais la connaissance des plus proches amis de Barthes : Wahl, Sarduy, Jean-Louis Bouttes et Paul qui tous deux vivent avec Youssef dans une configuration triangulaire étrange, André Téchiné et tant d’autres. Barthes semble heureux. C’est la première fois que je le vois dans un « milieu ». Nous en parlons un peu. Il me parle de sa Mère qui est trop fatiguée pour être là. Il dit deux ou trois banalités pour l’excuser de manière insistante. Derrière lui, un garçon, celui



qui apparaît sous le nom de Darlame dans « Soirées de Paris », fait un éloge hyperbolique de la leçon inaugurale qui gêne tout le monde. Il est peut-être un peu ivre. Beaucoup de gens qui ne se sont jamais vus vont faire connaissance ce soir-là, détruisant le compartimentage complexe qui organise la vie de Barthes. C’est ce qu’il appelle donc un « micmac » — figure de l’anti-structure —, qui est pour lui un moment d’angoisse, car chaque relation, chaque ami qui est d’une nature particulière, qui a sa qualité propre, va se mêler à une autre, à un autre, va se confondre, s’abîmer sans doute, perdre sa nuance,



révéler ses lieux communs, sa banalité (car sur quoi vont se rencontrer tous ces êtres si divers, si ce n’est sur des généralités ?). Ainsi tous ces visages auront perdu ce qui constituait leur dessin unique. C’est comme cela que, je l’imagine, Barthes nous voit tous, voit tant de connaissances dont il était l’unique interlocuteur, parler ensemble, rire, boire, se rencontrer, échanger des numéros de téléphone, projeter de se revoir. Je ne peux m’empêcher de parler avec tout le monde. J’ai une longue conversation avec Michel Foucault sur la perversion. Il me dit n’avoir jamais rencontré de vrais pervers. Je ne



comprends pas et je m’étonne naïvement. Puis nous parlons, je crois, d’un film sur Munch qui vient de sortir, à moins que ce ne soit lors d’une rencontre suivante au cours d’une fête chez François Regnault. Et surtout je rencontre le disciple de Barthes dont le visage, si marquant, constitue dans les photographies du Roland Barthes par Roland Barthes la figure idéale du disciple, Jean-Louis Bouttes. Un Nathanaël adulte, jeune, sombre, fascinant, dont l’intelligence s’exprime, de manière quasi archétypale, dès cette photographie, par une aura lumineuse et obscure que



Daniel Boudinet, le photographe, a su capter avec une étrange subtilité. ** Cette soirée, occasion de tant de rencontres, est le commencement d’un autre type de relations avec Barthes. Ce sont surtout les dîners chez Youssef qui en constituent la nouvelle structure régulière. Ces dîners sont merveilleux de raffinement, de plaisirs et de sociabilité. Youssef (c’est pourquoi j’en parle un peu longuement) est la grande solution rencontrée par Barthes à ses difficultés avec le monde, avec le rapport social. Avant même de penser à



des difficultés d’ordre « métaphysique » dont l’ennui est le principal symptôme, il y a les difficultés d’ordre culturel. Qu’est-ce que la vie sociale d’un intellectuel ? La période 1950-1980, qui fut l’âge d’or de l’intelligentsia française, serait sans aucun doute un magnifique objet d’études pour un sociologue des mœurs. De la vie sociale passée de Barthes, je n’ai que des bribes de souvenirs liées à ses appartenances ou semi-appartenances à des clans. Il y en eut sans doute de nombreux. Il y eut, je crois, l’époque d’Edgar Morin. Un soir, Barthes, en s’en amusant, me raconte qu’ils fêtaient régulièrement le réveillon du 31 décembre, qui était pour



lui toujours un peu « cafardeux » car Marguerite Duras voulait à toute force danser avec lui. De là peut-être l’étrange mélange de désir et d’animosité qu’elle lui a manifesté, ou plus précisément qu’elle a manifesté à l’égard de son homosexualité et dont l’épilogue allégorique fut la longue et belle liaison qu’elle eut, les dernières années de sa vie, avec Yann Andréa, sujet barthésien entre tous. De cette époque, il ne reste plus pour Barthes qu’une très fidèle amitié pour Violette Morin, qu’il voit régulièrement, alors qu’il ne voit quasiment plus Morin lui-même, pour



lequel il a perdu depuis longtemps, il me semble, toute estime. Il y eut sans doute bien d’autres cercles, celui de Maurice Nadeau, celui qu’il forma avec Bernard Dort par exemple, ou encore avec Henri Lefebvre. Puis il y eut, dans les années 60-70, l’amitié avec Foucault, avec qui il dîne très souvent en bande, en compagnie notamment de Robert Mauzi, professeur à la Sorbonne. C’est celui-ci qui me racontera plus tard que la dispute qui les sépara quelques années, avant la réconciliation du Collège, était due au fait que Barthes avait tutoyé Daniel Defert, l’ami de Foucault. Je ne sais si c’est vrai.



Tous ces cercles, ces clans qui organisent la vie sociale de l’intellectuel ont sans doute ceci d’étranger à la sensibilité de Barthes, qu’ils demeurent profondément français, au sens des Mythologies. Discussions, joutes, excitation politique, disputes, conflits narcissiques, stratégies sociales, renversements d’alliances, proclamations intempestives (tel film, tel livre, telle exposition est « une merde », Untel est « un con »), oukases, pressions de toutes sortes, exercices d’ego, lieux où se mettent en place les modes intellectuelles, etc. **



Ce que Youssef lui apporte, c’est peut-être d’abord un lieu, un espace social dont il est en quelque sorte l’inspirateur. Mais ce n’est sans doute pas l’essentiel, ou du moins, si c’est une condition nécessaire à une sociabilité singulière, ce n’est pas une condition suffisante. Youssef apporte l’Orient, la sociabilité arabe si évidemment supérieure à la nôtre. Ainsi, un étrange « salon » apparaît, où tous les défauts de l’intellectualité parisienne ont disparu comme par enchantement. S’il demeure bien sûr quelque chose de « français » dans ces soirées, ces longs dîners, ces fêtes, c’est par la langue qu’on parle



mais non par la façon dont on converse. L’aménité, l’affabilité, la sensualité, le sens du temps présent, l’ivresse parfaite où l’on est conduit, cette orientalité parfaitement maîtrisée de notre hôte, qui sait être aussi ironique et détachée, configure les lieux en un espace où Barthes, tout comme au séminaire, mais ici dans une oisiveté irresponsable, trouve cette sociabilité — celle du soir — qui construit sa vie, sa vie quotidienne comme un « vivre » heureux. ** Sans doute pourrait-on définir cette mondanité comme une mondanité



épanouie, car libérée de tout surmoi intellectuel. Cet effacement tient au fait que le maître de maison n’est pas luimême un intellectuel et qu’il peut donc en toute « sincérité » faire de la mondanité un plaisir pur, un but débarrassé de tout alibi. D’où, comme je l’ai dit, cohabitant avec la civilité arabe, un côté Madame Verdurin qui aurait réussi, avec Barthes, à avoir son « Bergotte ». ** Et puis il y a ces grandes fêtes, chez Youssef, chez Téchiné, chez François Flahaut et la belle Madeleine Lévy, chez d’autres encore, où se mêlent



des univers qui ont chacun un charme particulier : intellectuels, acteurs, professeurs, actrices, écrivains, journalistes, critiques, oisifs, et toutes sortes de jeunes gens et jeunes filles non identifiables. Musique, danse, jeux (notamment la murder party), champagne, alcool, drogues. ** C’est Jean-Louis qui, le premier, avait fait la connaissance de Barthes, par l’intermédiaire d’Anne Fabre-Luce, qui écrivait à cette époque pour La Quinzaine littéraire et qui l’aimait beaucoup.



Youssef me raconta que le premier soir où Jean-Louis avait amené Barthes à dîner chez eux, cela ne s’était pas très bien passé. Barthes (et je ne le reconnais pas dans ce geste) avait apporté avec lui plusieurs disques de Charles Panzéra qu’il avait fallu écouter après le repas. Youssef s’était endormi. ** « L’ennui » dont Barthes souffrait était pour moi une énigme. Je ne le rattachais à aucun état connu comme la mélancolie, la dépression ou toute autre catégorie clinique qui aurait pu en être l’explication. Lui-même parle de l’ennui comme de « son hystérie ». Moi, je



prenais cet ennui à la lettre. Comme celui dont parle Baudelaire dans son adresse au lecteur des Fleurs du mal ou Rimbaud dans ses lettres, mais sans leur violence, ou avec une violence différente par rapport au monde. Un état de sécession plus qu’une situation de dégoût. Non pas le bâillement nauséeux mais la platitude mate de la réalité. L’ennui de Barthes était aussi central dans sa vie que l’était sa mère. ** Peu à peu je me suis convaincu que Barthes aimait son ennui. Qu’il aimait interrompre longuement toute communication et peu à peu chuter dans



le neutre comme dans une sorte de coma public. J’aimais penser que cet amour de l’ennui, ou du moins cet art ascétique de l’ennui qui absorbait son énergie vitale, était né avec la cure de silence qu’il avait faite lors de son séjour à SaintHilaire pendant sa tuberculose. Je me disais que cette étrange cure, dont je n’ai jamais su exactement le protocole et la motivation thérapeutique, avait été comme originaire dans cette habitude prise de s’ennuyer. Une habitude au sens de Proust, comme l’habitude du baiser maternel. **



Je me disais aussi que cette habitude de l’ennui — cette névrose de l’ennui — était liée au métier d’écrire. Je me rappelle que la seconde fois que j’avais vu Barthes, quelques jours seulement après notre rendez-vous de Mabillon, il s’était montré bien plus silencieux que la fois précédente et bien plus silencieux qu’il ne le sera plus jamais avec moi. Après un certain temps, s’apercevant enfin de mon désarroi, il s’en excusa en disant qu’il avait beaucoup écrit tout l’après-midi. Alors son ennui m’apparut comme un effet de son travail. L’état d’intensité subjective dans lequel le plaçait la pratique d’écrire éteignait parfois pour



de longues heures le désir de vivre ; la dépense d’énergie avait été si forte que la vie, l’espace de la vie n’était plus qu’un temps de récupération des forces et ne permettait aucune dépense vitale supplémentaire. Il ne s’agissait peut-être pas seulement d’énergie, d’une dépense nerveuse ou psychique qui l’aurait ainsi anémié et restitué au monde sous une forme fantomatique, mais il s’agissait aussi de langage. Je m’imaginais qu’après avoir écrit il lui devenait difficile de parler. Parler demandait un effort qui était au-dessus de ses forces, car les mots partagés, les mots communs du monde sonnaient creux, ou bien au



contraire étaient devenus si lourds que d’avance il reculait. Un peu comme un boxeur qui, après un combat, ne peut plus serrer la main de personne, ne peut plus avoir un contact physique avec quiconque car son corps est trop intensément tendu et brûlant pour supporter un simple effleurement. Cet ennui était devenu la véritable maison qu’il habitait, sorte de coquille d’escargot dans laquelle il se recroquevillait, prudemment, à l’abri du monde extérieur dont il n’entendait plus les échos que grâce au vide qui s’était spontanément fait. **



C’est ainsi qu’au fond j’entendais le silence qui émanait de lui quand nous étions tous les deux au Flore. Il me semblait que, parce que j’étais jeune, vivant, que j’étais un ami, j’autorisais un ennui qui ne virait pas au cauchemar comme lorsqu’il se trouvait avec un étranger ou, pis encore, invité à un repas où il ne connaissait que peu les convives et où l’indiscrétion de ses hôtes viendrait déranger son ennui à coups de questions et de demandes. ** L’ennui de Barthes : ce fut l’un des premiers grands sujets de conversation que j’eus avec Jean-Louis Bouttes, celui



qui tenait donc le rôle du disciple aimé dans l’iconographie du Roland Barthes par Roland Barthes. Nous parlions de Barthes. Nous parlions de bien d’autres choses, longuement, des soirées ou des nuits entières, après le départ de Barthes qui quittait les dîners organisés par Youssef jamais plus tard que onze heures. Il était l’intelligence même, mais une intelligence parfois déformée, souvent brouillée par une sorte d’hystérie religieuse, véhémente, mystique, un désir d’abîme extrême qu’attisaient la drogue et de très violentes révoltes auxquelles succédaient des moments de dépression terribles. Sa beauté, dont j’ai parlé, une



beauté qui exaltait tout son visage mais plus particulièrement ses yeux et l’entour de ses yeux, donnait aux conversations avec lui quelque chose d’épuisant et d’enivrant. Pour expliquer le « climat » que sa présence pouvait créer, je ne peux que penser à Terence Stamp dans Théorème de Pasolini. Mais Jean-Louis parlait longuement, généreusement, en fumant beaucoup, en riant, en souriant sans cesse. Sa relation avec Barthes était la plus compliquée du monde. Il était celui que le maître aimait, mais, lui, était sans cesse dans un désir à moitié esquissé de transgression. Parfois, je le voyais nerveusement contredire Barthes



pour presque aussitôt, avec la confusion compliquée du prince Muichkine, s’excuser. Il y eut ainsi des petits incidents, par exemple à propos de Molière que Barthes un soir commença à critiquer pour son « esprit petitbourgeois » et que Jean-Louis voulut défendre comme s’il s’agissait d’Artaud. Et d’autres incidents de ce genre qui ne provoquaient alors jamais chez Barthes un quelconque mouvement de colère, mais une étrange peine, et c’est cette immédiate tristesse qui plongeait JeanLouis dans des mouvements d’interminables remords. **



À ce moment-là, Jean-Louis écrivait son livre, Le Destructeur d’intensité, que François Wahl fit paraître au Seuil un an avant la mort de Barthes, je crois. Ce livre était devenu une sorte d’objet mythique et, lorsque je le lus, mais j’en avais eu le pressentiment avant, je compris qu’il était dirigé contre Barthes. Le destructeur d’intensité, c’était Barthes, c’était le barthésianisme, l’ennui barthésien, la Mère, la douceur, la nuance, la peur, la délicatesse, le cigare, etc. Bien entendu, la dimension polémique du propos visait d’autres personnes, mais de toute façon, son



hermétisme, sa complexité, ses mille et une chausse-trappes le rendaient ininterprétable. François Wahl admirait beaucoup ce livre, qui n’eut aucun écho, ni aucun succès, et disait de Jean-Louis qu’il était le nouveau Bataille. Il y eut un article de Pascal Bonitzer qui devait paraître dans Le Nouvel Observateur et qui fut finalement publié dans Critique. Le second livre de Jean-Louis, sur Jung, paru après la mort de Barthes, rencontra le même silence. ** Je parlais souvent de Jean-Louis avec Barthes. Barthes aimait bien ironiser un peu sur son côté Artaud, ou



son côté nietzschéen, mais il aimait aussi s’inspirer de ses fulgurances, et lui donner l’occasion de prises de parole étranges, folles, fascinantes, comme l’intervention qu’il fit à Cerisy ou celle, plus belle encore, qu’il fit au Collège lors du séminaire sur le labyrinthe. Les interventions de Jean-Louis étaient imprévisibles, de cette imprévisibilité que seule la timidité mystique peut permettre, et Barthes était, comme nous tous, fasciné par ces moments de pure perte où, prenant les plus grands risques, il parvenait à produire une sorte de cérémonie poétique extrême, au bord du gouffre. **



D’une certaine façon, Jean-Louis était, par son tempérament même, profondément anti-barthésien, son hystérie ne pouvait que l’amener à rendre grimaçant son beau et tendre visage et à le transformer en un masque aux traits tourmentés, mais s’il avait choisi Barthes comme maître, c’est qu’il sentait en lui la possibilité d’un rapport à la vérité où son hystérie trouverait une forme de suture, un antidote ou, hélas, un poison. ** Il lui arrivait de faire de terribles gaffes. Un soir, Barthes nous avait emmenés, Jean-Louis, son ami Paul et



moi, au cinéma, voir un remake tout à fait extraordinaire des Trente-Neuf Marches d’Hitchcock. Nous étions tous les quatre très euphoriques en sortant du cinéma et, peu après, installés dans un café autour d’un verre, Jean-Louis, voulant évoquer une scène particulièrement réussie où il y avait un fauteuil roulant, fit le lapsus et parla du « fauteuil roland ». Je vis le visage de Barthes s’assombrir, tandis que JeanLouis se perdait dans une détresse de tout son corps. Severo Sarduy, à qui je l’avais raconté un soir, en compagnie de François Wahl, adorait cette histoire et me demandait sans cesse de la lui redire



et, à chaque fois, elle le faisait rire aux larmes. ** Un soir à Cerisy, lors du colloque Barthes, nous étions plusieurs dans une chambre avec Jean-Louis qui faisait circuler un « joint ». La porte s’ouvre, et l’on voit la silhouette de Barthes. C’est Jean-Louis qui a le joint dans la main. Il est comme un enfant jouant au furet et qui se fait prendre ; il l’écrase sur le parquet précipitamment. Barthes fait semblant de rien et vient nous rejoindre avec son petit ami, pour parler. **



Je me souviens de ces soirées où Jean-Louis, consentant à quitter l’écriture de son livre, dînait avec nous. Il fut un temps où ce fut la mode des jeux, à cause de François Flahaut, qui, voulant faire fortune, en avait inventé un qui devait devenir l’équivalent du Monopoly pour intellectuels. Il s’agissait d’un jeu très compliqué et dont l’ingrédient était des phrases avec lesquelles on faisait un parcours ou une joute. Jeu très paranoïsant car il fallait avoir barre sur l’autre et faire des « plis » grâce à des phrases toutes faites qui étaient distribuées aux joueurs. Flahaut avait eu l’idée d’organiser une partie modèle par



des intellectuels célèbres pour promouvoir son jeu auprès d’industriels. Devaient y participer Barthes bien sûr, Umberto Eco, Julia Kristeva je crois, et un dernier nom que j’ai oublié, Gérard Genette peut-être, ou Tzvetan Todorov. En attendant, il nous arrivait parfois de nous exercer le soir, après un dîner. Cela donnait lieu à d’interminables contestations car les règles n’étaient jamais tout à fait au point. Un soir que je fis un pli gagnant mais qui remettait en cause le principe même du jeu, Barthes, devant les explications confuses de Flahaut, prit ma défense avec une très légère pointe de sadisme. D’autres soirs, nous jouions



aux fables de La Fontaine : il s’agissait d’identifier les personnes présentes à partir des fables. Je me rappelle qu’une autre fois nous avons joué à renverser des aphorismes. Barthes proposa : « La seule peur de ma vie fut la passion » ; quelqu’un d’autre : « L’invention est un homme récent » ; et moi : « La société est bonne, c’est l’homme qui la rend mauvaise. » Barthes se mit à rire et dit : « Ça, c’est à creuser ! » ** Parfois nous parlions d’amour et il fallait répondre à la question : « Qu’estce que faire l’amour ? » Quand ce fut



mon tour, je répondis, je ne sais pourquoi : « C’est l’étreinte. » Et Barthes ajouta : « C’est ça. C’est tout à fait ça. » Parfois nous parlions de politique. L’un des convives, qui donnait dans toutes les modes intellectuelles, était à ce moment-là dans une phase d’anticommunisme aigu, et avait cité, en s’en scandalisant, la réponse du milliardaire du PCF, Jean-Baptiste Doumeng, à une question sur Soljenitsyne : « Je ne lis que les auteurs morts ». Barthes avait sorti son carnet à spirale et avait noté quelque chose. Mais quelques semaines plus tard, à son cours, il citait la phrase de Doumeng,



hors de son contexte, comme un aphorisme qu’il faisait sien. ** Une chose m’avait frappé, c’était le nombre de femmes plus ou moins folles que Barthes attirait derrière lui. Parfois en sortant d’un restaurant, j’en apercevais une, très maigre, habillée de manière plus ou moins excentrique, avec une sorte de turban vert extravagant à plumeau et des yeux exorbités, inquiétants, le visage rouge et ridé, très maquillée, qui l’attendait et qui nous suivait jusque chez lui. D’autres fois au café, une autre, tout en noir, jusqu’aux lèvres peintes de cette



couleur, s’asseyait non loin de nous et le fixait interminablement. Il y en avait quatre ou cinq qui, sans être tout à fait des persécutrices, avaient quelque chose d’inquiétant. Je pensais aux Érinyes, ou aux Furies, et à Orphée poursuivi par ces femmes furieuses, et démembré par elles pour avoir tout sacrifié à une seule, Eurydice. Il me semblait voir dans ces créatures la punition que le monde féminin lui infligeait pour l’avoir sacrifié à l’amour d’une seule, sa mère. ** J’ai rencontré la mère de Barthes assez tôt dans l’histoire de ma relation avec lui. Un soir que j’étais allé le



chercher chez lui pour nous rendre au cinéma. Il vivait depuis un certain temps avec elle au deuxième étage de l’immeuble dans un petit trois-pièces qu’il avait loué, laissant son frère Michel et Rachel sa belle-sœur dans l’appartement du cinquième qu’ils occupaient tous ensemble auparavant, avec, pour Barthes, le « grenier », juste au-dessus, fait de chambres de bonnes réunies où il travaillait et vivait, une trappe assurant la communication entre les deux espaces. Elle était assise à la table de la salle à manger. Barthes venait de la faire dîner. La première chose que j’ai envie



de dire d’elle, c’est qu’elle était très belle. D’une beauté qui tenait, maintenant qu’elle était très âgée, à une grande élégance dans sa façon d’être, dans le port de son buste et dans son regard qui n’était pas celui de quelqu’un de son âge. Des yeux de la même couleur que ceux de Barthes. Très lumineux et captivants. Sa voix aussi m’a frappé. Une voix qui n’avait apparemment pas vieilli. Elle m’interpella d’un « Jeune homme ! » plein d’énergie mais très aimable, et ce qui me frappa alors, ce fut la force de sa voix, et la féminité très « dame » qui émanait d’elle. Barthes était à côté d’elle et la regardait en souriant.



Elle me parla un peu plus que la simple courtoisie ne le nécessitait, comme si elle voulait faire, avec une certaine coquetterie, belle impression sur un ami de son fils. Je crois me souvenir qu’elle dit quelques mots du film que nous allions voir, non pas comme si elle l’avait vu elle-même ainsi que font certains, mais pour mettre en valeur notre bon goût d’y aller. ** Une seconde chose me frappa alors, et si fortement qu’à chaque fois que je me retrouvai avec elle je fus d’une particulière vigilance à ce qu’elle disait, c’est qu’elle parlait avec le style



de Barthes. Comment dire cela ? Certains mots, certaines inflexions, un ton, un esprit « Barthes » était dans tout ce qu’elle disait, comme si, au fond, elle était réellement la langue maternelle où Barthes puisait pour écrire. Le plus curieux est que ce style et cet esprit étaient perceptibles dans les mots les plus simples, et qu’à la seule façon d’incliner la tête pour dire au revoir, on retrouvait comme une page des Fragments d’un discours amoureux. ** Alors en entendant l’écriture de Barthes dans la voix de sa mère (le timbre, l’accent, le rythme), je



comprenais cette vie « impénétrable » car toujours déjà écrite, vie simplifiée de l’intérieur par le regard lumineux et simple de la mère, ce regard qui, spontanément, disposait le chaos des événements, des choses, des rencontres, des folies, dans l’ordre parfait de la phrase barthésienne. ** Je me suis vite rendu compte qu’entre Barthes et sa mère s’était nouée une relation très particulière qu’on n’aurait pu réduire à la simple généralité œdipienne, ou à celle plus stéréotypée, et plus vulgaire encore, de l’homosexuel vivant avec sa mère. C’était la relation



de deux individus dont le lien de maternité ou de filialité avait été comme débordé par un amour totalement personnel, d’une grande autonomie et d’une grande plénitude dans les contenus imaginaires qu’elle déployait. D’une certaine manière, et même s’il manquait l’essentiel, j’avais l’impression que Barthes aimait et admirait sa mère comme on aime et on admire une femme. Et pour être plus précis encore, l’impression qui me gagnait un peu plus à chaque fois, c’est que si Barthes aimait à ce point sa mère, c’est qu’elle le méritait comme femme. Barthes n’était pas embarrassé par cet amour. Je me rappelle qu’une fois il



m’avait dit qu’un de ses amis lui avait écrit qu’il aurait dû dédier les Fragments d’un discours amoureux à sa mère, et il avait ajouté, les yeux perdus dans le lointain comme pour se pénétrer de cette phrase, d’un air très doux mais avec une certaine solennité, comme s’il voulait que je le comprenne bien : « Oui, c’est vrai. » Mais Barthes sans doute aurait aimé que cette relation si forte et si centrale qu’il avait pour sa mère ne soit pas interprétée comme une figure de son homosexualité. Il était sans doute alors dans la souffrance de savoir son amour menacé par la facticité de sa sexualité, sans cesse menacé de ne pouvoir



s’authentifier auprès du monde comme n’importe quel amour, sans cesse menacé de ne pouvoir échapper à la détermination névrotique. ** C’est surtout lors des vacances à Urt, petit village près de Biarritz et de Bayonne, que je pus mieux la connaître. J’y allais une semaine pour Noël, Pâques et les vacances d’été. La première fois que je m’y suis rendu, Barthes, toujours soucieux des rites, m’a emmené boire un chocolat chaud chez l’un des meilleurs chocolatiers de Bayonne, puis nous avons pris la voiture, ce que Barthes



appelait « l’auto », une coccinelle rouge, pour Urt. J’imaginais le lieu moins d’après la photographie du Roland Barthes par Roland Barthes que d’après le petit fragment du même livre où il donne son emploi du temps à la campagne. Je considérais alors cet « emploi du temps » comme un texte parfait, comme la perfection de la vie écrite (« Pendant les vacances, je me lève à sept heures, je descends, j’ouvre la maison, je me fais du thé, etc. »). Mais, bien sûr, rien ne ressemblait à ce qui était écrit et je fus d’abord un peu déçu. **



Quoi qu’il en soit, la vie qu’on y menait avait quelque chose de celle que Jean-Jacques Rousseau décrit dans certaines pages de ses écrits autobiographiques. La vie simple, celle d’une communauté plus que d’une famille, des sortes de rites, des silences et des conversations, les repas frugaux mais agréables, un peu de vin à table, le cigare, le travail chacun dans sa chambre et les après-midi s’effilochant doucement vers le neutre que condensait l’heure du thé. Le soir du Jour de l’an, une simple tranche de foie gras avec un verre de vin de Bordeaux pris tardivement.



Si Barthes était réellement l’esprit de la maison, sa mère, souvent cloîtrée dans la chambre à cause de la fatigue et de la maladie, en était l’âme, l’âme silencieuse. Elle descendait parfois, aidée par Barthes, lorsqu’elle se sentait mieux. Je ne pouvais m’empêcher de penser à la grand-mère du narrateur d’À la recherche du temps perdu. Cette scène aux cabinets des jardins des Champs-Élysées où, malgré le malaise, elle tient à demeurer dans toute son élégance et doit dissimuler la petite paralysie faciale que l’attaque a provoquée par des propos où elle tente de maintenir toute sa culture et toute son élégance. Il en était de même pour la



mère de Barthes. Malgré la maladie, la faiblesse extrême et l’anorexie, l’épuisement, elle jouait encore, pour Barthes, son rôle où toute sa vivacité et son esprit se manifestaient par éclats dont j’étais le témoin silencieux. En voyant Barthes et sa mère, je comprenais de manière confuse pourquoi Proust avait dans son œuvre substitué à sa mère la figure de sa grandmère, comme pour donner peut-être une plus grande individualité à celle-ci et surtout pour construire une relation qui aurait sauté le processus de la génération, de la procréation. **



La présence de Michel et de Rachel, le frère et la belle-sœur de Barthes, colorait un peu l’atmosphère d’un autre charme. La mater dolorosa qui se tenait à l’étage dans la chambre, et la bru, rieuse, fantaisiste, qui, juive marocaine, introduisait, dans cet univers du demi-mot et de l’allusion, des éclats de rire et sa merveilleuse naïveté (mâtinée d’un peu d’espièglerie). ** Un été où je ne vins que plus tard à Urt, je reçus de Barthes la lettre suivante : « Mercredi [le cachet de la poste est 17 h, 13-7-1977]. Mon cher petit Éric,



je me rends bien compte que je te dis très peu de choses au téléphone. C’est que souvent maman est à côté et que je ne sais trop bien comment dire ce qui ne va pas. Elle est bien fatiguée, reste pratiquement au lit depuis notre arrivée et j’ai le cœur gros. — Je n’ai pu encore travailler, sans cesse requis par soins, tâches de ménage — et peut-être aussi par une certaine paresse dépressive. J’aimerais te faire venir mais il faut que j’y voie plus clair dans l’organisation de l’espace, qui est compliquée. — Le message de tout cela est que vous me manquez, que je me sens un peu seul et pense à toi… »



J’ai détruit toutes les autres lettres de Barthes ainsi que les dessins qu’il m’avait offerts et les livres qu’il m’avait dédicacés, quelques années après sa mort. J’avais oublié celle-ci dans un livre et je l’ai retrouvée il n’y a pas si longtemps, par hasard. Je suis finalement allé à Urt un peu plus tard puisque, dans l’extrait de son journal qu’il publie dans « Délibération » à la date du 22 juillet, il nous décrit dans un supermarché d’un village près d’Urt. J’aime beaucoup ce passage, c’est une vraie photo. Mais cette lettre, je ne regrette pas de l’avoir malgré moi conservée, car elle aussi est une photographie. De lui et de notre



relation. La vie était devenue très difficile. Barthes portait toute la réalité sur ses épaules et j’étais bien incapable de l’aider. Sa mère descendait quelquefois, Barthes l’installait délicatement dans le jardin sur une chaise longue à l’abri du soleil. ** Au fond, la Mère, c’était Barthes. Au sens le plus profond du mot « être ». Il m’avait parlé un jour, de manière très allusive, de l’homme avec qui elle avait eu une liaison, après la mort du père de Barthes et dont était né son frère, Michel. Michel Salzedo. C’était un juif sépharade, et, selon Barthes, sa mère



avait eu à le cacher pendant l’occupation allemande. En elle, en effet, le peu de temps que je l’ai connue, je n’ai rien perçu en elle de maternant. L’intuition que j’avais d’elle, c’était celle d’une femme originale, pleine de fantaisie, et très intelligente. Très libre. ** Parfois le soir à Urt, nous regardions la télévision. En fait, nous l’avons bien peu regardée tant elle nous semblait bête (jamais je n’ai eu autant qu’en compagnie de Barthes ce sentiment de bêtise face à un téléviseur). Un soir, si. Un film de Buñuel, Simon du



désert, que Barthes voulait voir aussi à cause du cours qu’il allait faire sur le « Vivre ensemble » où il était question des mystiques et notamment des anachorètes du désert. Mais sans doute cela traînait-il un peu et, au bout de vingt minutes, Barthes se leva pour tenter une autre chaîne, et l’on vit alors le visage grimaçant de Jacques Laurent apparaître sur l’écran et hurler : « Barthes est un con ! » Barthes alors ferma le téléviseur sans rien dire. L’unique fois où nous l’avons regardée jusqu’au bout, ce fut un soir que Barthes nous avait fait dîner un peu plus tôt que d’habitude comme s’il avait envie de voir quelque chose de précis.



On s’installa donc dans les fauteuils, et vint l’émission attendue. Sur l’écran, la photo d’un petit garçon aux cheveux longs et en jupe, c’était Barthes enfant. Je l’entendis dire à sa mère, qui était dans la chambre du haut : « Maman, c’est une émission sur moi. » Et il monta le volume pour qu’elle entende, mais bientôt il y renonça car sa voix était déformée. C’était une émission de Pierre Dumayet qui reposait sur le principe d’un invité dont l’identité lui était cachée (ainsi qu’au téléspectateur) et dont il devait deviner le nom par ses questions. Ainsi la voix brouillée de Barthes qui montait jusqu’à la chambre de la mère ne devait rien lui évoquer, et



il baissa le son. Au bout d’un moment, le visage et la voix de Barthes revinrent en clair car Dumayet l’avait identifié. Barthes alors fit descendre doucement sa mère jusqu’à l’installer sur une sorte de divan. La suite de l’émission consistait en un entretien entre Dumayet et son invité, entrecoupé des questions posées par des personnalités. Il y eut Averty, protestant violemment parce que Barthes avait écrit dans le Roland Barthes que la télévision était intrinsèquement bête, ou bien Jean-Louis Bory reprochant très gentiment à Barthes de trop se contrôler, de ne pas assez « caracoler » : je me rappelle le mot précis et l’éclat de rire qui nous prit tous les trois.



** Ainsi passait le temps. Après la mort de sa mère, la vie quotidienne ne changea guère à Urt. Tous les objets semblaient dater. Un jour, j’aidais Barthes à ranger sa bibliothèque. À un moment, je suis tombé sur la magnifique édition originale des Plaisirs et les jours de Proust illustrée par Madeleine Lemaire, et je l’ai feuilletée quelques instants. Un mois plus tard, alors que j’étais à Paris, Barthes me fit porter un paquet par Youssef qui était allé le voir là-bas. C’était le Proust, avec ce petit mot dedans qui disait quelque chose comme : « Les objets comme les êtres doivent aller à ceux qui les désirent. »



À ce cadeau, il ajouta deux de ses dessins, intitulés respectivement Le Sommeil d’Éric et Le Réveil d’Éric, car je lui avais longuement raconté l’abîme qu’était pour moi le sommeil, cette épaisseur sans fond où je chutais interminablement dans des chatoiements de couleurs fascinants et dont je ne revenais que très difficilement le matin, sans toujours parvenir très facilement à distinguer le rêve de la veille. Cela l’avait fait rire. ** Le jour de cette mort, je reçus un coup de téléphone de lui. Il me dit la chose de manière si oblique que je ne



compris pas tout de suite. J’en eus un peu honte. Il utilisa, pour me demander d’aller le voir, une expression très étrange mais que je ne me rappelle plus bien et qui correspondait à des rites mortuaires qui m’étaient aussi étrangers, à cette époque, que s’il se fût agi d’une coutume aztèque. Il fallait que je vienne « veiller le corps ». Une fois dans la pièce où elle se trouvait, où son corps reposait, comme je ne savais que faire, je m’agenouillai comme pour une prière, ce qui n’eut pas l’air de le surprendre. Puis, nous allâmes dans sa chambre. Et il se mit à pleurer.



Je compris aux coups de sonnette qui se succédèrent que, toute la journée, des gens, des amis viendraient, et que la scène que j’avais vécue se répéterait jusqu’à la nuit tombée. ** (C’est à cette occasion que je pus être témoin de l’amitié que Foucault avait pour Barthes. Le lendemain de la mort de sa mère, j’étais allé travailler comme souvent à la Bibliothèque nationale qui se situait alors rue de Richelieu ; j’y préparais mon mémoire de maîtrise qui portait sur La Fontaine. Lors d’une pause au café qui donne sur le petit square faisant face à la BN, je



rencontrai Foucault et lui annonçai le deuil. Et cette face, que jusqu’alors j’avais appris à voir comme un masque, comme le masque de l’intellectualité, de l’ultra-cérébralité, se métamorphosa, et en un instant devint visage, un visage tourmenté et bouleversé.) ** L’enterrement eut lieu à Urt. C’est Jean-Louis Bouttes qui l’accompagna làbas. Au retour, nous l’avons attendu avec Youssef à la gare et il y eut une sorte de dîner de deuil le soir même chez lui. Au fond, Youssef, par sa culture, par la tradition arabe, était alors plus proche de lui que nous tous. Nous



étions devenus étrangers à l’univers de la mort et là était notre vide. Je ne me souviens plus du déroulement du repas. Je me rappelle seulement que, dans un moment de silence, Barthes, en souriant, dit en désignant Jean-Louis du visage et comme on parle d’un enfant : « Il a plus pleuré que moi. » ** Ce qui changea chez Barthes avec la mort de sa mère, c’est l’étrange pression, l’étrange impératif qu’il ressentit d’écrire un roman. Tout le monde alors dans notre petit cercle écrivait un roman. Y compris moi-même,



les premiers balbutiements de ce qui allait paraître bien des années après sous le titre de Sacrifice. Nous en parlions un peu. Je me rappelle d’un repas au très bon restaurant d’Urt, « La Galupe », où je lui avais dit que c’était un mélange de récit biblique et de L’Homme sans qualités de Musil. Et il me dit : « Qu’avez-vous tous avec Musil ? » À la fin de repas, Christian Parra, qui n’avait pas alors la grande notoriété qu’il connut par la suite, vint nous voir pour nous offrir un extraordinaire armagnac. Il parlait à Barthes de manière extrêmement respectueuse, comme à un grand seigneur. Je compris à



cette occasion que Barthes était une notabilité du village, et qu’il connaissait presque chaque famille. Cela m’étonna beaucoup de penser qu’il y avait une face provinciale chez lui, une face réellement gasconne. ** Je me souviens que, sur le chemin qui menait au restaurant (un chemin qui descendait, assez accidenté, demeure dans ma mémoire), nous rencontrâmes un couple, encore jeune, main dans la main et le sourire aux lèvres. Après avoir, en silence, croisé les amoureux, tandis qu’eux riaient en batifolant,



Barthes me dit : « C’est Couples, je vous hais que Gide aurait dû écrire… » ** Le projet de roman était à la fois impérieux et le mettait mal à l’aise. On ne comprenait pas ce qu’il voulait faire. Un jour, François-Marie Banier, que Youssef, à force d’intrigues mondaines, avait réussi à attirer à ses soirées, dit de Barthes : « Il ne saura jamais raconter… » Il y avait avec lui Pascal Greggory, dont Youssef, qui l’avait présenté à Téchiné, se vanta de lui avoir obtenu le rôle du « frère » dans Les Sœurs Brontë qui fut tourné cet été-là en Angleterre,



avec Barthes dans le rôle de Thackeray. Le film fut un cauchemar pour Barthes, que, je ne sais pourquoi, Téchiné fait longuement discourir tout en marchant de long en large, rendant par là sa présence dans le film empruntée et gauche. Le film fut un échec. Un soir que nous étions avec Barthes, François Wahl et Severo Sarduy, nous en parlâmes un peu longuement. À propos de Pascal Greggory, dont c’était le premier vrai rôle, Barthes dit à un moment : « Pour incarner Branwell, il lui a fallu imiter Jean-Louis. » (Depuis, il me semble que le jeu de Pascal Greggory s’en est tenu à cette très belle contrefaçon.)



Peut-être alors la description de Branwell que Barthes fait dans l’article qu’il a écrit sur le film de Téchiné estelle le meilleur portrait de Jean-Louis Bouttes. Une prédiction. Severo était enthousiaste à l’idée de Barthes, parce qu’elle confirmait toutes ses théories merveilleuses sur le mimétisme dont toute son œuvre romanesque est l’émanation. ** Nous étions allés ce soir-là, tous les quatre, dans un étrange et très sombre cabaret situé près de Chantilly, non loin de la résidence de week-end de Wahl et de Severo. C’était un spectacle



de travestis auquel Severo avait voulu de toute force nous mener pour y voir une éblouissante réincarnation masculine de Piaf. Réincarnation bouleversante en effet, du même humour tragique que les personnages de ses romans : la même douleur. Barthes regardait tout cela avec une certaine réserve ; mais, comme il aimait énormément Severo, il ne disait rien. Je ne sais ce que pensait François Wahl, dont Barthes a très bien décrit la silhouette dans ses « Soirées de Paris » sous la figure du « prêtre ». Peut-être tout simplement contrôlait-il notre état psychique à tous les trois : Barthes, Severo et moi.



Barthes, lui, surveillait ma nourriture. Comme je commandai une sole meunière pour le dîner, il me le déconseilla formellement en me disant qu’un dimanche soir en province, « ce ne pouvait être que du surgelé ». Quelle drôle d’allure devions-nous avoir, tous les quatre, dans cette auberge dont la clientèle semblait exclusivement composée de notaires couperosés en ménage ou d’agents immobiliers en vadrouille avec leur maîtresse ! Je ne sais pourquoi, je nous vis soudain comme les quatre libertins, pervers et philosophes, du château de la Justine de Sade. **



Le roman dont Barthes rêvait n’était pas un récit. D’une certaine manière, La Chambre claire a pu être, dans son esprit, une première esquisse du roman. Mais c’est avec Vita Nova qu’il tentait de trouver une solution à ce qu’il y avait d’impossible à écrire. La dialectique ultime de la Mère subvertissant toutes les valeurs du Monde, dans son principe de réalité comme dans son principe de plaisir, où tout, de la politique au gigolo, de l’ennui à l’ami, de la femme (comme agacement) au Militant (comme autre Prêtre), se serait déployé en positivité vide, en « souvenir », en un « ayant été », et dont le point de catalyse eût été



le neutre, l’oisiveté pure, l’enfant marocain (l’idéal du moi), où comment, à partir du deuil (la perte du vrai guide), le sujet atteint l’absence de maîtrise, la simplicité du « il y a ». ** Nous parlions de tout cela au Flore, Barthes et moi. Ce Flore avec tous ses personnages dont le plus important était celui qu’on appelait cérémonieusement « Monsieur Jacques » — le garçon qui était affecté à Barthes — et qu’il aimait beaucoup à cause de sa ressemblance stupéfiante avec Claude Lévi-Strauss. **



Le roman n’a pu être écrit. C’était un labyrinthe. Et Barthes hésitait à l’emprunter. Question de temps. Dans ce roman devaient entrer des fragments de toutes sortes, journal, incidents, fiches, méditations, portraits, micro-récits. J’avais parfois l’impression que Barthes butait sur quelque chose de plus fort que lui. C’est peut-être qu’au cœur du labyrinthe il y avait un Minotaure. La mère ? Et puis il y eut la mort. ** C’est un soir du mois de mai. Il fait encore jour, nous sommes sur le boulevard Saint-Germain, nous allons au



Flore et, au moment où nous approchons du marchand de journaux, il me dit sans plus d’explications : « Tout cela m’embête énormément… » Et il achète Les Nouvelles littéraires où est publiée sa lettre à Bernard-Henri Lévy à propos de La Barbarie à visage humain. C’est l’époque des « Nouveaux Philosophes » que Foucault a décidé de soutenir publiquement (articles élogieux, sur Glucksmann, sur Clavel…), ainsi que Sollers, mais que Deleuze condamne (il va ou il vient de publier un minipamphlet un peu raté qu’on trouve gratuitement à La Hune). Barthes lui-même est embarrassé. Mais sa gêne vient surtout du fait qu’il



avait cru pouvoir éviter une prise de position publique en envoyant une lettre à B.-H.L. Et surtout, par une sorte de mise en abyme discrète, en croyant la rendre impubliable. Assis l’un à côté de l’autre au Flore, il me donne le journal ouvert à la page de son article et je comprends quand je tombe sur ce paragraphe : « C’est ici le point où votre livre me souffle une hypothèse peut-être dangereuse mais que je puis risquer sans conséquence dans une lettre… » Quelle plus subtile façon, en effet, de dire à Bernard-Henri Lévy qu’il s’agit d’une lettre privée qui ne doit pas être rendue publique ! Mais Barthes est ici comme les Céline et Flora de Proust,



dont il se moquait dans le Roland Barthes…, qui remercient Swann de ses cadeaux d’une manière « si allusive que personne ne les entend »… En tombant sur cette phrase, je lui dis : « Il n’a pas compris… » Barthes soupire sans rien répondre. ** Une semaine plus tard, Barthes me confie qu’il a été « convoqué » par Deleuze à une sorte d’amical tribunal où il a dû s’expliquer. Il me dit qu’il a défendu deux thèses. La première, c’est que le puritanisme anti-média n’a pas de sens, la seconde, c’est que la critique du marxisme et des grands systèmes de la



modernité ne doit plus faire l’objet d’un tabou. ** La question politique est devenue pour lui un énorme problème dont il ne sait pas comment se sortir. C’est à cette époque qu’a lieu le fameux déjeuner chez Giscard. Pour l’excuser d’y être allé, on invoque l’influence néfaste de Sollers. Barthes voudrait que la politique n’existe plus, ou du moins qu’elle ne l’implique plus. Peut-être juge-t-il alors qu’il aurait été plus politique de refuser d’y aller que de s’y rendre (selon sa théorie du « marqué » et du « non



marqué », le « non » est plus marqué que le « oui »). Où est le neutre ? Le neutre n’est pas facile à trouver en politique car il suppose un degré de subversion extrême, une sorte de scandale implosif et incompréhensible, comme celui de Alors, la Chine ?… le scandale de la déception. ** Il me dit un jour, c’est à Urt, qu’il considère désormais que le discours politique ne peut être que le lieu de la bêtise. Il a l’intention de faire le journal de sa propre bêtise politique. Je l’encourage dans ce sens. Je regrette que



Barthes n’ait pas tenu ce journal, véritable projet flaubertien dont je comprends maintenant tout le rôle carnavalesque qu’il aurait pu avoir dans Vita Nova. L’expérience corrosive du Neutre. ** De manière plus triviale, Barthes a des positions modérées. Je me souviens qu’un jour, dans un taxi avec Youssef, je les entends critiquer la position des communistes qui exigent que le Programme commun de la gauche étende à leurs filiales le processus de nationalisation prévu pour les grandes entreprises qui sont sur la liste. Je suis



un peu choqué de cette pusillanimité, moi qui, il y a deux ou trois ans seulement, militais à Lutte ouvrière. ** L’autre problème, peut-être plus crucial, était celui des garçons. J’avais beaucoup de mal à apprécier les difficultés qu’il rencontrait alors. Et je crois que personne, à l’exception de Youssef, ne mesurait la détresse et l’espèce de dérapage dans lequel il semblait peu à peu verser, à cause aussi de l’âge. Il avait beaucoup de « petits amis », au-delà de liaisons plus ou moins régulières avec certains de la petite bande qui gravitait autour de lui.



Ainsi, lorsqu’il y eut le colloque de Cerisy, il fut rejoint par un jeune homme de Caen, je crois, qui ressemblait étrangement à Yann Andréa (c’était peutêtre lui) et qui fut, en quelque sorte, son « régulier » pendant toute la durée du séjour. Personne ne le connaissait, il se révéla d’ailleurs profondément sympathique. Mais il y avait une sorte d’impossibilité du bonheur. S’il fréquentait tant les gigolos, c’est qu’ils correspondaient à la structure même de son « Ennui ». L’incapacité à vivre. J’ai été très longtemps admiratif du passage de « Soirées de Paris » où, rencontrant un prostitué, il lui donne de l’argent



d’avance en lui proposant un rendezvous un peu plus tard à cause du manque de chambre libre à l’hôtel de passe qu’il fréquente. Bien entendu, le jeune homme n’est pas là au rendez-vous et Barthes note : « … et je me suis dit que, puisque au fond je n’avais pas tellement envie de lui (ni même de coucher), le résultat était le même : couché ou non, à huit heures je me serais retrouvé au même point de ma vie… » C’est en lisant cela que je pense aussi à Marc Aurèle, à l’ironie stoïcienne. Le « ne pas vivre ». ** Parfois, il disait (sa mère était morte depuis un certain temps) : « Ce



qu’il me faudrait, c’est faire un “mariage tardif”… » Autre modalité de l’ironie stoïcienne. ** Il avait parfois des gestes inattendus, hors du neutre. Ainsi, à Cerisy, un soir où Barthes donne un petit concert au piano en faisant un « quatre mains » pour interpréter Ma mère l’Oye de Ravel, et que nous applaudissons, son regard croise le mien et il me fait un petit signe pour m’inviter à venir jouer ! La mine affolée que je dus faire provoqua en lui un mouvement immédiat de compréhension qui me rendit alors inexplicable sa proposition.



** Lorsque nous prenions le taxi, il y avait toujours des histoires. Un jour, comme le boulevard Saint-Germain était bloqué par des « motards en colère », Barthes entreprit le chauffeur, croyant trouver un interlocuteur complaisant, pour dire du mal de la manifestation. Mais ce fut tout le contraire ; le chauffeur, très excité, commença un éloge interminable des motards qui nous assourdit pendant tout le trajet. Une autre fois, ce fut un taxi qui voulait supprimer le second feu rouge de l’angle de la rue de Rennes et du boulevard SaintGermain, qui empêche les taxis de la station de passer comme bon leur



semble. Barthes, très rationnel, voulut lui expliquer que cela poserait des problèmes aux piétons pour traverser. Rien n’y fit et, là encore, tout le trajet fut occupé par la logorrhée du conducteur. Je ne comprenais pas le besoin qu’il avait de parler avec les taxis, lui qui, avec moi, était si silencieux. ** Une autre fois, nous déjeunons à plusieurs, à une terrasse, c’est l’été. Nous sommes en bout de table avec Pascal Bonitzer et une jeune femme au doux prénom d’Hélène qui lui est liée et que j’aime beaucoup. Nous parlons de cinéma. Et soudain, très étrangement,



sans apparemment aucun souci pour la pudeur féminine, Barthes se met à raconter un film pornographique homosexuel, qu’il a vu la semaine précédente, d’une manière extrêmement crue. C’est à l’époque où les films pornographiques racontent une histoire. Et celle-ci amuse beaucoup Barthes. Je suis face à la jeune femme, et je tente de percer dans son regard ce qu’elle peut penser de tout cela. Elle sourit gentiment, les yeux légèrement baissés. ** Ce qui me trouble encore aujourd’hui, c’est d’avoir, à la fin, été si peu conscient de la chute mélancolique.



Je ne voyais rien. Plus tard, lors d’une cérémonie en son honneur, on projeta un entretien télévisé qu’il avait donné pour la sortie de La Chambre claire, et je fus stupéfait de voir sur son visage les stigmates les plus violents de cette mélancolie. Notamment ce regard, entièrement perdu. ** La grande différence entre les relations du maître avec le disciple et celles du professeur avec l’élève, c’est que ces dernières sont transmission de pouvoir : le professeur aura son élève comme successeur, il lui transmettra sa



chaire. Le maître, lui, est toujours hors institutions, il ne laisse rien en héritage. Si Barthes acceptait de donner des préfaces, des lettres de recommandation, des articles à qui lui indifférait, il n’aurait jamais fait la même chose au disciple, à celui qui l’aimait. Je me souviens de deux violents refus de sa part. Lorsque Jean-Louis Bouttes lui demanda d’écrire une préface à un recueil de poésies que son ami Paul voulait publier5, et lorsque Youssef lui demanda de prendre Jean-Louis comme assistant au Collège de France (plus tard, après sa mort, en classant ses papiers avec François Wahl, nous eûmes la surprise de trouver une lettre de lui



demandant à l’administrateur du Collège de France la création d’un poste d’assistant pour Frédéric Berthet). Barthes avait, je crois, raison. Il était déçu et irrité que ceux qui l’aimaient puissent lui demander quelque chose, un objet, un privilège. Autre chose que l’amitié qui, elle, est sans matérialité, et donc intangible. De sorte que le disciple est celui qui, du maître, doit recevoir matériellement le moins. Je me souviens pourtant avoir demandé quelque chose à Barthes, un soir : un ticket de métro. Je me rappelle son regard incrédule et agacé, et me disant : « Mais tu n’as pas d’argent ? Tu



risques de te faire prendre pour vagabondage », et il me donna une pièce de dix francs. ** J’ai parlé précédemment des Érinyes, ces femmes folles qui étaient sur son passage, mais il y avait la face heureuse de ses relations avec les femmes. Barthes en fréquentait beaucoup plus qu’on ne peut imaginer. Il y avait les femmes de son âge comme Violette Morin ou Claude Maupomé6, et puis les jeunes filles, disciples et amies, comme cette Florence dont il a été plusieurs fois question, Adé Bachelier, Évelyne Cazade… et d’autres. Il aimait



particulièrement bien ces jeunes filles, et parfois me racontait ses rencontres avec elles. Je me souviens qu’il était souvent question d’histoires d’amour, de leurs histoires d’amour. De manière générale, il ne détestait pas, je crois, la présence des jeunes filles auprès de lui, pourvu qu’elles ne fussent pas trop bavardes, que la couleur de leur robe fût euphorisante et qu’un parfum discret mais identifiable (le muguet par exemple) émanât de leur corps. ** Un jour, je vécus une scène qu’il avait décrite dans les Fragments d’un



discours amoureux. Nous étions toute une bande au théâtre pour assister à la représentation de la pièce de Sarduy, La Plage. Pièce qui fut d’ailleurs un échec retentissant malgré un article de Barthes dans Le Monde (mais l’article lui-même venait au secours — trop tard — du « four »). Barthes n’était pas là, il attendait certains d’entre nous au Flore pour la soirée. Parmi nous, il y avait le garçon qui avait été le prétexte de l’écriture des Fragments. Je ne sais pourquoi, alors que ce n’était pas prévu, à la sortie du théâtre je lui proposai de venir avec nous. Et, à l’arrivée au café, ce fut comme dans le livre. Barthes, en l’apercevant, pâlit soudainement et, sans



regarder personne, s’enfuit très vite dans la rue. Youssef courut à sa poursuite mais ne parvint pas à le ramener. ** Pourtant, une autre fois (il est vrai qu’une année, peut-être, avait passé), Barthes me proposa de dîner un soir avec celui qui, donc, avait été le prétexte des Fragments, car, ajouta-t-il, « il t’aime bien ». Je fus surpris par cet étrange « arrangement » et un peu embarrassé de devoir accepter. Nous dînâmes au « chinois » de la rue de Tournon (je ne pus m’empêcher de penser à La Princesse de Clèves en m’y rendant). La soirée fut morose, l’une de



ces soirées sinistres qui m’épouvantaient. Barthes était totalement absent, attentif seulement lorsqu’il fut question du « labyrinthe », sujet du séminaire qu’il devait faire au Collège de France l’année suivante. Il sortit son petit carnet à spirale quand, banalement, je remarquai qu’un véritable arbre généalogique doit avoir la topologie d’un labyrinthe, en attribuant par timidité cette idée à un écrivain sud-américain. Ce soir-là, il proposa à son ex-ami d’intervenir sur cette question à son séminaire. Proposition qui, d’ailleurs, comme toute cette soirée, n’eut pas de suite.



J’en voulais à Barthes d’avoir rompu avec son éthique, d’avoir trahi les lois immémoriales qui, à mes yeux, gouvernaient sa vie. ** Quelle était cette éthique ? Il me serait aisé de la reconstituer, mais ce n’est pas mon propos ici de résumer Barthes. Disons plutôt ceci : du premier jour où je l’ai rencontré jusqu’au jour de sa mort, il m’a semblé que le seul réel qui était le sien était l’écriture. Rien, dans ses gestes, dans ses propos, dans son regard, dans ses coups de téléphone, dans son rire, rien ne s’écartait d’une page d’écriture, rien ne semblait pouvoir



tomber dans la trivialité ordinaire de la vie, dans la sphère profane, incohérente, grise de la quotidienneté. Était-ce moi qui idéalisais ainsi, comme un enfant naïf, celui de qui j’avais reçu l’amitié ? Peut-être. ** Il y eut pourtant une fois où je mis en doute que son seul réel fût l’écriture. Une fin d’après-midi où je traînais chez lui, j’ouvris par désœuvrement un exemplaire du Roland Barthes par Roland Barthes, et je fus surpris de la modification qui avait été apportée à la légende d’une des photographies qui se situent au seuil du livre. Alors que, dans



mon exemplaire, il y avait : « Me fascine : la bonne », on lisait maintenant : « Me fascine, au fond, la bonne. » Il avait dû modifier le texte parce que, m’expliqua-t-il, des gens avaient pris sa grand-mère au premier plan de la photo pour la bonne qui se situait au fond, dans l’encadrement d’une porte. J’étais choqué que Barthes ait préféré rendre banal un trait d’écriture parfait pour la mémoire de sa grandmère. ** Je me souviens du col cassé de Renaud Camus qui amusa tant Barthes, lors d’une fête que Camus donna, rue du



Cherche-Midi, dans un immense appartement qui appartenait, me semblet-il, à Andy Warhol, pour la sortie d’un de ses livres. Il y avait là Robbe-Grillet, et sa femme Catherine dont le regard m’avait fasciné. Il y avait aussi Perec qui venait d’avoir un prix pour La Vie mode d’emploi, et tant d’autres personnes aujourd’hui disparues. ** J’ai dit que jamais la télévision ne m’avait semblé si bête que lorsque je la regardais avec Barthes. Une fois pourtant, les choses se passèrent autrement. Nous étions dans la maison de campagne de François Wahl et



Severo Sarduy avec Barthes et peut-être d’autres personnes. Mais nous étions seuls, Severo et moi, dans le salon, devant la télévision, parce qu’il voulait regarder un show télévisé dont la vedette devait être Dalida, qu’il adorait. Lorsqu’elle parut sur l’écran, déguisée en pharaon et portée à bout de bras par une ribambelle d’esclaves égyptiens et de danseuses costumées, nous fûmes pris, Severo et moi, d’un énorme et interminable fou rire qui fit surgir Barthes et François Wahl dans le grand salon, inquiets des cris que nous poussions. Ils étaient là, tous les deux, stupéfaits devant le téléviseur allumé où Dalida se trémoussait, et devant nous qui



ne pouvions nous arrêter de rire, le visage couvert de larmes. Lorsque après de très longues minutes nous pûmes, Severo et moi, retrouver un peu de contenance, j’entendis Severo, avec son inimitable accent cubain, dire à François Wahl et à Barthes : « Tous les deux, vous êtes aussi raides qu’un juif et un protestant », ce qui évidemment, devant le visage fermé de nos deux juges, déclencha une nouvelle tempête de rires. ** Qu’est-ce que l’amitié entre un vieil écrivain et un jeune homme ? Pourquoi ce type de rencontre échoue-til systématiquement chez Proust ?



Pourquoi les maîtres sont-ils, dès le début ou progressivement, dévalués : Elstir, Vinteuil, Bergotte ? Pourquoi le plus ridicule des maîtres, et dont Proust refuse d’être le disciple, appartient-il au monde de Sodome, Charlus ? Sans doute parce que Proust est homosexuel. Que le maître lui-même soit homosexuel est pourtant une bonne chose, quelle que soit la sexualité du disciple : puisque la relation au maître est toujours profondément libidinale (la libido sciendi, le désir de savoir), autant qu’il y ait en effet une confusion, même légère, de l’éros et du logos ; autant que le savoir, même de manière oblique, soit chargé de désir.



Rien n’a lieu entre le maître et le disciple, mais ils vivent tout de même dans la sphère où Éros et Logos échangent parfois leur voix, par instant leur regard, et quelquefois un geste. Je pensais au malheureux Nietzsche condamné à aimer éperdument Cosima et à renier Wagner. Et à tous ces disciples poussés à épouser la fille de leur maître et pourquoi pas sa veuve. ** Après la mort de Barthes, il m’est arrivé parfois de faire un même rêve (à moins que ce rêve je ne l’aie fait qu’une fois mais avec l’illusion du déjà-vu). Dans ce rêve, j’apprends qu’en réalité



Barthes n’est pas mort ; à peine l’ai-je appris que je me rends compte que je le savais déjà mais que je l’avais oublié. Il vit, en effet, mais n’écrit plus. Il habite seul dans son petit appartement de la rue Servandoni et voit quelquefois des amis. Je me sens coupable d’être resté de si longues années sans « lui faire signe ». Je dois lui téléphoner. À l’appareil, je l’entends. Il est content que je l’appelle et propose qu’on se voie un jour, sans préciser de date. Et plus tard, en entrant chez lui, je le vois. Il n’a pas changé. Simplement, il n’écrit plus. Je le vois, il semble si simple, presque dénué d’existence, un retraité qui mène sa petite vie, jour après jour, sans presque



jamais sortir. Ce rêve avait un tel effet de réalité qu’au réveil il me fallut de longues minutes pour me rendre compte que tout cela n’était qu’une fiction, et ces longues minutes étaient d’une intensité si forte qu’elles m’ont plus impressionné que le rêve (c’étaient elles qui me donnaient l’impression que tout cela était possible, que tout cela était vrai). ** Nous sommes au « chinois » de la rue de Tournon, après un cours du Collège. Barthes a invité ce jour-là quelqu’un à parler, c’est donc une séance du séminaire. Il est



particulièrement absent et silencieux, l’air profondément triste, replié dans un temps antédiluvien, quasiment préhistorique. Le convive est très gêné par le silence qui se prolonge si anormalement. Ne sachant que dire, il montre d’un air interrogatif la main de Barthes dont un doigt, le médius, porte un pansement, et au moment où Barthes, sortant lentement de son mutisme, va parler, je dis très vite et sans savoir pourquoi : « Oui, c’est le même doigt que Schumann… »7 Alors, soudain, le visage de Barthes rayonne et s’éclaire de manière extrêmement spectaculaire, et, devant le convive abasourdi, il pose la main sur mon épaule, près du cou, et



dit à l’autre en souriant : « Ça, c’est un ami… » ** La musique tenait une place très importante dans notre relation. Barthes prit pour nous deux un abonnement aux « Lundis de l’Athénée » qu’organisait alors Pierre Bergé et qui étaient consacrés essentiellement à la musique de chambre. Nous prenions le bus, place Saint-Germain-des-Prés. C’était de merveilleux programmes. Un soir, il y avait eu un très beau concert pour piano et violoncelle au cours duquel on avait entendu des sonates de Beethoven. À la fin du



concert, le pianiste, dont j’ai oublié le nom (Christian Ivaldi ?), s’approche de la scène et dit très solennellement : « Une partition jusque-là inédite de Schubert vient d’être retrouvée à Vienne et nous avons le plaisir de vous l’interpréter en première mondiale… » Et après un court silence, ils commencèrent à jouer l’air fameux de La Panthère rose… Le public, pâmé, se mit à rire et à applaudir. Barthes était furieux et comme désespéré. ** Nous allions aussi à l’Opéra, et c’était alors moi qui l’invitais. Nous sommes allés voir notamment Wozzeck



dans une mise en scène de Ronconi, qu’il n’aima pas beaucoup. Comme à chaque fois, à l’entracte, alors qu’à l’instar des jeunes gens de mon âge j’aimais applaudir inlassablement, lui m’entraîna presque immédiatement dehors, et nous allâmes boire une coupe de champagne et manger quelques très bons petits sandwiches dans un des salons illuminés du Palais-Garnier. Mon plus grand regret fut de n’avoir pas pu l’emmener avec moi le soir où j’eus, au dernier moment, des places pour Les Contes d’Hoffmann pour lesquels Patrice Chéreau avait conçu une éblouissante mise en scène.



Mais il était pris ce soir-là à un dîner dont il ne pouvait pas se « dépêtrer ». ** À un moment, notre grand sujet de conversation fut Wagner, car j’avais la chance, grâce à l’amitié de François Regnault, de pouvoir me rendre à Bayreuth chaque été, de 1977 à 1979, pour assister à la générale du Ring. J’ai raconté combien, lui, avait souffert du manque de musique lors de son séjour là-bas qui avait eu lieu en 1976. Pour moi, ce fut au contraire une expérience esthétique qui ne sera sans doute jamais dépassée.



Je lui disais qu’à mes yeux Wagner était le plus grand des artistes, ce qui ne voulait pas dire, ajoutais-je dans une fausse concession, le plus grand des musiciens. Je ne comprenais pas qu’il n’ait pas pleuré comme moi à la mort de Siegfried et à celle de Siegmund, ni ri de Mime, ni éprouvé de la compassion pour Fasolt, ni été effrayé par Hagen, Albérich, Fafner, Hunding, ni été ému aux larmes par les adieux de Wotan à Brünnhilde ou par la scène entre Brünnhilde et Siegmund peu avant sa mort lorsqu’elle vient lui proposer le Walhalla et qu’il refuse, ni par les scènes d’amour de Sieglinde et Siegmund… Je ne comprenais pas



davantage, lui qui était écrivain, qu’il n’ait pas été profondément impressionné par la métaphysique profonde de l’œuvre, de la volonté, du désir où tout l’impossible se noue et que Wotan déploie, à la manière du héros de la Recherche, depuis le monde frivole des désirs jusqu’à l’enfermement, non dans la chambre de liège, mais dans son équivalent divin, le Walhalla. Je ne comprenais pas qu’il n’ait pas été ébloui par la beauté et l’intelligence de la mise en scène de Patrice Chéreau. Nous nous retrouvâmes pour louer l’excellence de la direction de Pierre Boulez.



Il trouvait Cosima Wagner d’une très grande élégance. ** Il me semble avoir lu dans la correspondance d’Hannah Arendt et de Heidegger un commentaire de celle-ci disant que, quand elle était en présence de Heidegger, instinctivement elle jouait à « l’idiote », elle faisait l’enfant. C’est à la fois touchant et un peu terrible. Le rapport entre le maître et le jeune homme est d’une tout autre nature. La timidité que doit arborer ce dernier est une timidité particulière. Celui qui se présente comme disciple désire savoir et il est alors



celui qui, par l’expression de ce désir, admet qu’il ne sait rien. Mais au lieu, comme pour Arendt, que ce vide le contraigne à faire l’enfant, il l’oblige, selon l’expression de Rimbaud, à être « très intelligent ». Si le maître, en l’occurrence Heidegger, peut désirer la pudeur de la jeune fille (« … cette jeune fille qui franchit la première fois le seuil de mon bureau, gratifiant de réponses parcimonieuses, empreintes de retenue et de pudeur, les questions qui lui étaient posées… »), le maître désire chez le disciple, chez le jeune homme, le commencement de la pensée, la jeunesse de toute pensée. **



Il m’est impossible de raconter la « chute » de Barthes, cette dérive liée à l’amour des garçons, puisque je ne l’ai pas vue. J’ai eu, un jour, la grande joie de découvrir dans un livre de Heidegger cette étrange citation qu’il fait de Hölderlin, étrange parce que, s’adressant à Socrate, elle ne correspondait guère au destinataire, à celui qui dans Le Banquet rejette son disciple, mais collait parfaitement avec Barthes. Le poème s’intitule « Socrate et Alcibiade » : Pourquoi, très vénéré Socrate, tes hommages Répétés à ce jeune homme ? Ne connais-tu rien de plus grand ? Pourquoi ton œil le regarde-t-il Avec amour, comme s’il voyait des dieux ?



Qui a pensé dans la plus grande profondeur aime ce qu’il y a de plus vivant, Il comprend la haute jeunesse, celui qui a regardé le monde, Et les sages en fin de vie Se penchent souvent vers la beauté.



Comme l’écrit Hannah Arendt, elle qui, toute jeune, a fait l’amour avec le maître, à son propos et pour son quatrevingtième anniversaire : avec lui, « penser et être-vivant deviennent un ». ** J’avais pourtant tous les éléments pour savoir que quelque chose n’allait pas chez lui « du côté des garçons », une sorte de glissement progressif. Un jour,



Florence, avec qui j’entretenais une petite liaison, me raconta que, lors du voyage en train que Fabrice Emaer avait organisé pour l’inauguration du « Palace » qu’il venait d’ouvrir à Cabourg, Barthes s’était fait « chahuter » par des « jeunes gens ». Elle était bouleversée. Elle me décrivait Barthes comme une sorte de Charlus qui ne semblait pas se rendre compte des moqueries dont il faisait l’objet. Dieu merci, l’oral de l’agrégation m’avait empêché d’être du voyage, et je mis ce récit sur le compte d’une certaine tendance à l’apitoiement qu’ont les jeunes filles à l’égard des hommes qui pourraient être leur père.



Puis, il y eut un autre incident. Un des jeunes gens qui tournaient alors autour de Barthes et que j’ai déjà cité, Darlame (nom forgé par François Wahl pour le désigner dans l’édition posthume de « Soirées de Paris »), avait fait paraître un été, dans le journal SudOuest, une petite annonce matrimoniale au nom de Barthes, qui reçut ainsi tout le mois d’août des demandes en mariage de « femmes mûres ». À son retour, il nous soupçonna tous plus ou moins, puis cela s’oublia. C’est Youssef qui, un jour, me confia que l’auteur de cette mauvaise farce était donc ce « Darlame ». Ce n’était nullement un gigolo. Un simple étudiant en lettres, un peu paumé,



un peu voyou, assez sympathique. Il ressemblait tout à fait au héros pasolinien, lèvres épaisses, nez camus, coupe de cheveux sur les oreilles, corps musculeux et un peu voûté. La dernière fois que je le vis, ce fut lors de l’agrégation, sur le trottoir, en attendant que les portes de la salle du concours s’ouvrent. Il paradait devant un groupe de jeunes filles, disant à haute voix qu’il écrirait n’importe quoi « pour faire chier le correcteur ». ** Un jour, « Darlame » avait laissé chez Youssef le manuscrit d’un roman qu’il avait écrit et qui venait d’être



refusé par tous les grands éditeurs. Il m’avait dit qu’il était certain de ne pas avoir été lu car, ayant interverti systématiquement deux pages, il avait constaté que le manuscrit lui était revenu dans ce désordre initial. J’ouvris le roman et je tombai sur cette phrase : « Le vieux buvait du raki. » Le soir même, nous étions dans le bus qui nous menait à l’Athénée pour l’un des concerts du lundi soir, et Barthes se plaignit que, depuis qu’il songeait à un roman, tout le monde en écrivait un. Et il ajouta alors que même le fameux « Darlame » venait de finir le sien. Pour l’amuser, je lui citai la phrase que j’avais lue le matin même — « Le



vieux buvait du raki » —, ce qui le divertit au-delà de ce que j’avais imaginé. Il me dit : « C’est mille fois mieux que la marquise sortit à cinq heures… » Lui qui ne riait jamais, ou si peu, se mit à rire en répétant à plusieurs reprises la phrase qui, peu à peu, devint célèbre dans le petit réseau que nous formions, car, lors de repas chez les uns ou les autres, Barthes revint plusieurs fois sur cette histoire et sur cette phrase, devenue le fétiche saumâtre du petit et sympathique voyou qu’était Darlame, et de la « cochonnerie » du roman. **



Que dit le maître au disciple pour susciter ainsi chez lui ce désir de savoir, ce désir de penser ? Il lui dit tout simplement : « Tu peux penser. » De cette possibilité, le disciple peut entrevoir qu’écrire est un acte réel, qu’écrire n’est pas n’importe quoi. Ainsi la relation du disciple au maître n’est pas une relation d’admiration. Je n’admirais pas Barthes et, comme je l’ai écrit, ses livres, depuis que je le connaissais, m’apparaissaient étrangement décevants. La relation avec Barthes ne se situait pas sur un plan intellectuel, encore moins doctrinal. Il me semble que l’aura dans laquelle il paraissait à mes yeux tenait à ce que,



grâce à lui, le langage avait cessé d’être une angoisse. J’étais désormais certain que le langage ne pourrait pas me trahir, qu’il ne pourrait plus trahir, qu’il ne me trahirait jamais. Qu’il suffisait que je me penche sur lui avec amour et confiance pour y trouver la vérité, qu’un usage vrai du langage faisait accéder au vrai. ** Il me semble maintenant qu’il était tout à fait normal qu’avec l’amitié, l’admiration pour l’œuvre se soit partiellement et provisoirement tarie. Je ne saurais dire pourquoi, et bien qu’à l’époque j’en aie été malheureux, cela



m’apparaît aujourd’hui comme un très bon signe. J’avais mis le sentiment de déception que je ressentais à le lire sur le compte d’une ingratitude immotivée, puis, un jour, je lus dans un livre : « Elle ne put même retenir une remarque sur mon ingratitude — trait que je ne devais jamais oublier, parce qu’il me fit comprendre alors que l’ingratitude pouvait être un bien et une nécessité. » ** Comme je l’ai dit, Barthes un jour me demanda d’écrire pour lui un long article destiné à l’encyclopédie italienne des Éditions Einaudi, le sujet en était



« Oral/Écrit ». Il avait accepté d’en faire plusieurs, mais se sentait trop fatigué pour en écrire la moindre ligne. C’est ainsi que le premier texte important que j’aie publié le fut sous nos deux signatures. C’est ma mère qui avait dactylographié impeccablement le texte. Barthes en fut ému, et il lui envoya un très beau bouquet de fleurs avec un petit mot extrêmement touchant. ** La plupart des jeunes filles, nombreuses autour de Barthes, portaient souvent des jupes et robes, car il avait écrit quelque part qu’il n’aimait pas les



femmes en pantalon. Cela était agréable pour tout le monde. ** Il avait été profondément déçu que Le Monde fasse figurer la critique de La Chambre claire dans la rubrique « Photographie » du journal et non dans celle des livres. Que l’auteur en soit Hervé Guibert n’était pas sans y ajouter un certain agacement. Il y eut cette très belle lettre qu’il lui avait envoyée et que Guibert a publiée après la mort de Barthes, « Fragments pour H. » (on peut la lire dans le tome V des Œuvres complètes).



Barthes disait avoir lu dans son regard « un refus de tout temps ». Plus tard, dans un entretien, Guibert revint sur l’incident qui avait été le prétexte à cette lettre, et prétendit que Barthes avait exigé qu’il couche avec lui en échange d’une préface qu’il lui demandait. Plus tard encore, Michel Foucault dit à Guibert à propos de ses livres : « Il ne t’arrive que des choses fausses. » ** Pour Lacan, la position de Maître n’est pas loin d’avoir été une catastrophe, un peu comme pour Jules César de devenir empereur. Il écrit :



« Ce qu’il faut bien accentuer, c’est qu’à s’offrir à l’enseignement, le discours psychanalytique amène le psychanalyste à la position de psychanalysant, c’est-àdire à ne produire rien du maître-idole, malgré l’apparence, sinon au titre de symptôme. » Ce fut l’inverse pour Barthes, comme il l’écrit dans « Au séminaire ». Son silence, sa position, son stoïcisme, son « asiatisme », neutralisaient le risque de devenir — chose horrible — un « psychanalysant ». ** Un jour nous sommes au bar du Pont-Royal, bizarrement désert. Il y a un



homme d’une cinquantaine d’années, très sous-auteur Gallimard, en costume bleu, couperosé et un peu saoul. Il s’approche de nous, arrache une nappe et demande à Barthes un autographe. Barthes signe, et l’autre, alors, se met à hurler à plusieurs reprises : « J’ai une merde de Roland Barthes… » Je me lève, je le gifle et nous le mettons dehors avec le barman. Barthes reste tassé dans le fauteuil en cuir du bar. Je comprends peu à peu ce qu’est la notoriété. Un autre jour, nous sommes dans une église pour un concert. Au programme, le Quintette pour clarinette de Brahms puis deux de ses quatuors extraordinairement beaux8. À l’entracte,



un couple de personnes d’âge mûr se tourne et fait des éloges à Barthes sur un ton pompeux et désuet. Nous avons l’air de deux premiers communiants. ** Il ne savait guère vivre sérieusement sa notoriété. Un jour, à Urt, il me raconte qu’étant allé à Bayonne chez le notaire pour régler des problèmes liés à la mort de sa mère, il n’a pas supporté l’attente interminable qu’on lui faisait subir et a quitté l’étude, en affichant son mécontentement et en signifiant à la réceptionniste, pour qu’elle le rapporte à son employeur, qui il était (discours du « On ne fait pas



attendre à ce point un professeur au Collège de France… »). Il me raconte cela comme pour recevoir mon approbation à quelque chose qu’il a fait et qui n’est pas son genre. ** Youssef se chargeait de ce dossier délicat — la notoriété —, comme de bien d’autres. Il nous arrivait de partir en bande dîner à Montparnasse, notamment avec Téchiné, dans un petit restaurant dont le patron s’appelait Emilio (le nom me revient à l’instant, mais je n’en suis pas si sûr) ; c’était un restaurant pour « gens de cinéma » où il n’y avait jamais une table de libre. On



prenait un ou deux taxis et, arrivés devant le restaurant, on attendait que Youssef obtienne une table, qu’il négociait précisément grâce à la renommée de Barthes. Du taxi, on voyait Youssef nous faire un signe depuis le seuil de chez Emilio, et nous entrions en entourant Barthes comme les membres de la Mafia le font avec leur Parrain. ** Qu’est-ce que l’amitié du jeune homme et du vieil écrivain ? Ce qui fait leur amitié, c’est peut-être l’ignorance commune où ils en sont de la vie. L’amitié les isole. Ils vaquent le jour à leurs occupations, ils aiment, ils



travaillent, ils dorment séparément, mais cette amitié, quand ils se retrouvent à la tombée de la nuit, met pour un instant la mort entre parenthèses. Puis, je tombe par hasard sur ce morceau de phrase qui est de lui : « … l’adolescent dont le vieillard partage la situation existentielle d’abandonnement. » C’était tout à fait cela. ** Un jour, nous avons déjeuné avec Deleuze à la suite d’une de ses interventions au séminaire de Barthes au Collège. Claire Parnet était avec lui. Ce qui faisait le lien entre Barthes et



Deleuze, c’était Schumann, Proust et Nietzsche. Je crois que si Barthes aimait Deleuze, c’est parce qu’il était l’un des rares philosophes qu’il connaissait à être sans arrogance, sans vulgarité. Me revient le beau visage de Deleuze. Lui aussi a les poumons totalement ravagés. Je regarde ses ongles longs. Dans mon souvenir, il parle beaucoup de son amie Claire. Et il la fait parler. Il semble l’admirer. ** Une autre fois, un soir, lors d’un dîner chez Youssef, je parle de je ne sais plus qui en termes très sévères (je crois



qu’il s’agit d’Hélène Cixous). À la fin de mon propos, Barthes lâche quelque chose comme « Tu es réellement snob, Éric… », et comme, incrédule et sans doute le visage pourpre, j’exprime une sorte d’indignation, Barthes reprend : « Snob, au bon sens du terme. » Une fois le repas terminé, et tandis que les invités, plus ou moins dispersés, devisaient, buvaient, lisaient, fumaient ou allaient dans les chambres, rompant avec ma discipline de ne jamais questionner le Maître, je lui demandai, rassuré par son rectificatif, ce qu’il entendait par « snob, au bon sens du terme ». Il répliqua, avec un sourire où se mêlait l’amitié et un peu d’ironie :



« Tu es toujours en quête de la distinction… » Sur le moment, je ne me sentis pas plus avancé. ** Barthes : sa modernité était devenue secrète, personnelle et obsessionnelle après avoir été collective, explicite et revendiquée. Les raisons de ce retournement du moderne en un crypto-moderne sont multiples. Elles ne tenaient pas seulement au souci logique d’un écrivain, arrivé à la maturité de son œuvre, de sacrifier les amulettes, les tics, les jeux du passé et de creuser un parcours plus singulier, plus personnel. Il y a sans doute d’autres



raisons, mais je retiens surtout celle dont nous parlions lorsque parut La Chambre claire. Barthes voulait réconcilier la modernité et la mort, prendre la modernité par la nuque, lui faire quitter son horizon naturel, celui de l’ici et maintenant, et la plonger de force dans les abîmes, dans les ténèbres épaisses de la mort. À un moment, il eut l’idée folle, suggérée par Severo Sarduy et contre laquelle il avait été d’abord furieux, d’intituler son livre Foto. Titre typique du moderne, en effet. Il y avait renoncé, avec regret, lui préférant celui, plus profond, plus barthésien, de Chambre claire, titre qui fait poème.



Lorsque nous en parlâmes, c’était peu de temps avant sa mort, je lui dis que c’était en fait son livre le plus moderne. Il eut comme un étrange sourire, et, malgré moi, je lui dis alors que, dans sa conception matérielle même, il avait inventé un objet entièrement neuf, un objet unique, aussi unique et nouveau que le Nadja de Breton. ** Barthes aimait les traditions. Le jour où j’ai obtenu l’agrégation de lettres, nous sommes allés dîner au « 7 », le restaurant de Fabrice Emaer, le directeur du « Palace », rue Sainte-



Anne. Un repas au champagne. Je me souviens que « Fabrice » vint nous saluer à la fin du repas. Barthes me présenta en lui disant que je venais d’obtenir l’agrégation. L’autre écarquilla les yeux et répéta d’une voix assez efféminée : « L’a-gré-ga-tion ! » Barthes avait connu Fabrice Emaer très jeune, alors que celui-ci, si j’ai bien compris ce qu’il me raconta ce soir-là, était encore un gigolo. Il disait toujours « Fabrice » avec un ton paternel, comme l’on parle d’un jeune neveu qui s’en est bien sorti. **



Ce soir-là, nous parlâmes beaucoup, dans une sorte de joie euphorique. Je ne me souviens très précisément que d’une chose : il causa longuement de son amitié pour Philippe Sollers. Cette amitié avait une sorte de supplément : la reconnaissance. Peutêtre une dette. Il me parla de lui de manière très particulière et nouvelle pour moi, car les qualités de celui qu’il n’appelait que « Philippe » n’étaient pas proprement barthésiennes, et j’étais surpris et touché que, dans son univers, il y ait aussi des planètes étrangères (au moins une) : force, violence, radicalité, désir de rompre, refus des héritages, courage, rire, vitalité sans désespoir.



Je crois que ce qui plaisait fondamentalement à Barthes chez Sollers, c’est qu’il incarnait une dévotion non religieuse pour l’écriture, une dévotion non malade, une dévotion vivante. Parfois, au cours de cette longue conversation, j’eus le sentiment que Barthes était reconnaissant à Sollers d’exister. C’est le seul, me dit-il, qui parle parfaitement le français. Peut-être aussi, grâce à Tel Quel, Sollers offrait à Barthes un espace amical d’expression, de pensée, d’écriture qui, malgré tous les dangers qu’il présentait (provocation, extrémisme politique, violence), lui était devenu vital. Je pensais à ce que disait



Gide sur la nécessité, pour l’écrivain, à un moment de sa vie, d’avoir « un milieu », c’est-à-dire d’ajouter à l’extrême solitude de l’acte d’écrire des points de fidélité, de communication, de solidarité. Barthes acquiesça, mais il ajouta aussitôt qu’avec « Philippe » il y avait autre chose, un supplément. Et comme je lui demandais lequel, il me dit en riant : l’aventure, l’absence de repos. ** L’hiver, il nous arrivait d’aller au cirque. Je me souviens très bien d’une fois où il m’emmena au Cirque de Moscou. Il avait pris les meilleures places. Il y avait notamment un fabuleux



numéro d’ours bruns jouant au hockey sur glace qui nous fit beaucoup rire. C’était tout de même des moments étranges. À quoi correspondait cette invitation ? Me pensait-il si enfant qu’il fallait me distraire par des divertissements de ce genre ? Aimait-il lui-même le cirque au point d’y aller pratiquement tous les ans ? Était-ce une simple tradition ? Une tradition littéraire ? Gide aussi aimait énormément le cirque et y conduisait régulièrement ses neveux ou les jeunes Allégret. **



Parfois, nous allions au théâtre. Un soir, il m’emmena voir Rosencrantz et Guildenstern sont morts. Son ennui alors devenait contagieux. Je m’ennuyais comme lui. Est-ce parce que la pièce était vraiment mauvaise ? Peut-être. Il me semble me souvenir que seul le titre de la pièce était réussi. En sortant, nous tombâmes sur Alain et Catherine RobbeGrillet (des yeux et des sourires de qui je me méfiais maintenant depuis les récits de Florence sur les tortures que Catherine lui avait fait subir en présence de son mari : ligotée sur un lit, elle fut piquée aux endroits les plus tendres du corps à l’aide de longues aiguilles). Robbe-Grillet, avec sa jovialité



habituelle, se précipita vers nous et demanda à Barthes si, comme lui, il avait aimé l’acteur principal dont tout le monde raffolait à l’époque (j’ai oublié qui : Jean-Luc Moreau ? Jean-Luc Bideau ?). « Il est formidable, non ? » Mais le visage fermé de Barthes coupa court aux effusions, et Robbe-Grillet n’insista pas. Je fus déçu de voir qu’il pouvait prendre plaisir à ce qui m’était apparu comme une fausse fable de boulevard bien ficelée. Je ne pus m’empêcher de dire à Barthes, en quittant le théâtre : « C’est bizarre qu’il ait aimé, non ? » Et Barthes me répondit benoîtement : « Tu sais, il



lui arrive souvent d’avoir mauvais goût, ça fait partie de son talent… » ** Il y a un ridicule propre au disciple. Je le sentais bien. Mais je me disais que c’était un bon ridicule. Les moments de ridicule dans lesquels se trouve le disciple sont pour lui des occasions de macération, d’ironie brûlante, de situations au bord du gouffre. ** Comme Pascal, Barthes avait tendance à prendre la plupart des gens



pour des fous, y compris ses propres amis. Jean-Louis bien sûr, mais celui qui, à ses yeux, était le plus fou de nous tous, c’était François Wahl. Sur le moment, je ne comprenais pas. C’est après la mort de Barthes, lorsque je me liai d’amitié avec lui et qu’il publia mon premier livre au Seuil, que j’ai pu mesurer combien Barthes avait vu juste dans ce merveilleux mais énigmatique ami. Et puis, il y avait les fous ordinaires. Il me semblait alors parfois que, pour Barthes, était folle toute personne dont la vie n’était pas disciplinée par l’écriture. **



D’une manière générale, Barthes avait un rapport étrange avec la folie, avec les fous. Il en avait terriblement peur. Il y avait bien sûr ces femmes, mouches malfaisantes, dont j’ai parlé, et il y avait tous ces « dingues » qu’il rencontrait dans la sphère intellectuelle, professorale ou sexuelle. Pourtant, ces dingues, il les connaissait bien et il en maîtrisait assez facilement les débordements, et s’amusait peut-être de la mythomanie des gigolos et des intellectuels, qui n’est pas différente. Sans doute, cette peur de la folie, comme toute véritable peur, était une peur à l’égard de lui-même, à l’égard de sa propre folie.



Sa folie était pascalienne elle aussi, sa folie c’était sa raison, sa normalité qu’il vivait comme une folie, comme un empêchement à vivre, désirer, aimer (être aimé). Un empêchement aussi violent qu’une grave paranoïa, une schizophrénie. Cet empêchement dont il tentait de percer l’origine et que parfois il identifiait à la maladie d’écrire. Sa folie, c’était son moi. ** Un jour, bien après sa mort, son frère Michel, en riant, me confia que Barthes avait dit de moi que j’étais sans doute le seul, de « toute la bande », à être à peu près normal, le seul à ne pas



être fou. Je me suis demandé ce qu’il voulait dire. ** Parfois, le silence était si lourd que j’en arrivais à dire n’importe quoi. Je préférais, me disais-je, me discréditer auprès de lui plutôt que de disparaître dans le silence. Je me souviens de m’être discrédité de manière particulièrement malheureuse. C’était un soir. On traînait du côté de l’Odéon avec un désir vague de cinéma. La Chambre verte de Truffaut venait de sortir, sa mère venait de mourir et, de peur qu’il nous y conduise en en ignorant le sujet, je



préférai l’entraîner brusquement voir n’importe quoi. Cela tomba sur un film particulièrement inepte qui s’appelait je crois Le One two two avec je ne sais plus quel idiot dans le rôle principal. En sortant, passablement déprimé, il me fit remarquer le Truffaut qui passait à côté, en regrettant qu’on l’ait raté. ** Le disciple doit être jeune et, pour se protéger psychiquement de l’épreuve de cette amitié, il doit décider d’être ingénu, naïf, et en cela il est aidé par son jeune âge, qui est son alibi. Il doit être sans soupçons, sans volonté de ne pas être dupe, il doit se donner pleinement



en toute innocence en sachant que c’est précisément cette innocence qui le protégera des risques que présente toute aventure, toute initiation. ** Nous sommes allés, Barthes et moi, aux magnifiques « concerts-lectures » que donna Boulez sur le temps musical et auxquels il avait invité plusieurs intellectuels pour une sorte de séminaire. Nous nous retrouvions donc tous après les exposés de Boulez dans une salle qui se situe de l’autre côté de la scène, dans le théâtre. Je me souviens de Boulez, extrêmement sympathique et vivant, me demandant, avec un bon



sourire, si je ne veux pas un sandwich supplémentaire, comme si j’étais un petit garçon. Pendant ces séminaires, je note une fois de plus combien Barthes, qui dans la vie semble absent, apparaît extrêmement réactif dans des situations comme celles-là. La sœur de Julia Kristeva est là qui, précisément, le met en cause sur cette question du temps musical ; il lui répond avec beaucoup d’ironie et d’acidité comme au temps de la polémique avec Raymond Picard sur Racine. ** Peu après, nous nous retrouvons avec des amis dans un café sur les quais



de la Seine. Alors, voulant dire, avec un peu trop de zèle, mon admiration pour le (alors très jeune) pianiste Pierre-Laurent Aymard qui a participé au concert de Boulez, je renverse mon verre, et Barthes lâche un « Mon pauvre Éric… » Le mot « pauvre » chez Barthes n’a rien de méprisant, il lui vient à tout propos comme un signe affectueux. ** Barthes m’a toujours semblé étranger à ce qu’on appelle aujourd’hui la culture « gay », à l’empire de Sodome. L’homosexualité, me semble-til, n’a jamais été pour lui autre chose qu’une sexualité ou plutôt une question



d’» objet sexuel ». Si, sans doute, il se sent bien dans cet univers (restaurants estampillés comme tels par exemple), la figure de l’homosexuel n’est, chez lui, en aucun cas un « idéal du moi ». Je suis sensible à cela et surtout au fait que cette indifférence ne soit pas un refoulement. Il y a des traces, des signes, des lettres, comme la fameuse lettre « H », dont il fait une admirable déesse, « la déesse H », la déesse rimbaldienne, dans le Roland Barthes. ** L’un des ridicules du disciple tient à ce qu’il ne doit jamais faire preuve de liberté à l’égard du maître, alors qu’il



est sans doute celui qui, mieux que quiconque, connaît ses faiblesses. Alors le diable lui demande de prouver son autonomie en critiquant le maître, lui demande de lâcher quelques reproches, de prouver sa liberté. Si j’avais à faire la liste de ce que je n’aime pas chez Barthes, elle serait aussi longue que celle où je dirais ce que j’aime, et ce serait à peu près la même. Pourtant, il y avait deux choses que je n’aimais pas chez Barthes. C’est d’abord le thème de la « peur » qui apparaît dans Le Plaisir du texte. De quoi avait-il peur ? Il n’avait pas peur de quelque chose ou de quelqu’un. Il avait montré dans son



parcours intellectuel un certain courage (des refus, des engagements, etc.), et pourtant il avait peur. Je comprenais cette peur mais je n’aimais pas qu’elle se traduise par une hostilité revendiquée à l’égard de toute morale de l’héroïsme, de toute morale du risque. J’aimais la violence. Il me semblait alors qu’un homme ne doit pas avoir peur ; qu’un écrivain, un intellectuel doit s’imposer des points de non-retour, voire ne pas craindre une certaine fuite en avant. Briser des solidarités. Le second différend touchait au monde arabe. Lorsqu’il m’avait fait lire Incidents, série de fragments liés à son séjour au Maroc, et que François Wahl a



publié de manière posthume, je lui avais donné un avis positif. Mais au fond de moi-même quelque chose n’adhérait pas à ce texte. Partout ailleurs, ce qu’il écrit du monde arabe me touche, par exemple la très belle lettre-poème à Khatibi sur le couscous au beurre rance. Mais je n’aimais pas l’espèce de mauvaise foi qui agitait le désir de Barthes dans ce texte. À la fois, il y avait le désir du sexe des jeunes Arabes et, simultanément, un regard condescendant et méprisant pour leur « phallocentrisme ». C’est le reproche même fait à ce qu’on convoite. Le désir d’avoir accès au pénis toujours disponible, toujours bandé des



adolescents arabes et en même temps le fait que cette disponibilité apparaisse comme quelque chose qui les infériorisait étaient typiquement l’expression du mensonge, de la faiblesse. Barthes ne le publia pas. Signe qu’il sentait que quelque chose ne collait pas tout à fait. Sans doute avait-il l’intention de l’intégrer à Vita Nova où il aurait pris un tout autre sens dans la bathmologie qui devait être le principe organisateur de l’œuvre, c’est-à-dire dans une ironie dialectique, un décalage, un jeu subtil de degré, une réfutation retardée. N’est-ce pas d’ailleurs ce que son esquisse laisse



pressentir par le rôle final et purement poétique donné à « l’enfant marocain » ? ** Barthes avait fait lire ce texte autour du Maroc à quelques amis. Lorsqu’il me rendit compte, une dizaine de jours après, du résultat, il eut un sourire pour me dire qu’» Antoine » lui avait donné 10 sur 20. Antoine Compagnon avait une place particulière dans le groupe. Barthes l’avait chargé d’organiser le colloque de Cerisy autour de son œuvre et il soutenait beaucoup son travail, notamment sur Montaigne. Antoine fréquentait le cercle de Youssef et Jean-



Louis Bouttes qu’il aimait beaucoup. Il y eut sa soutenance de thèse au cours de laquelle Genette fut assez critique (je me souviens qu’il avait commencé à s’en prendre avec beaucoup d’aigreur au « Tout est dit » de La Bruyère que Compagnon reprenait à son compte), et Barthes, à côté de qui j’étais assis dans la salle, en fut très irrité. ** Il semble qu’Abû-Nuwâs a écrit une épitaphe pour lui : « La mort de Wâliba a fait couler nos larmes Une pleureuse, au sein des amis, a surgi. Devant la tombe ouverte où mon bon maître gît,



Elle célèbre les vertus qu’elle proclame. »



** Un jour, j’étais chez moi, et je reçois un coup de téléphone de Robert Mauzi, qui me dit : « Roland a eu un accident. » Barthes a été renversé par une camionnette en traversant la rue des Écoles devant le Collège de France. Apparemment, il n’avait pas ses papiers sur lui. Mauzi, professeur à la Sorbonne, qui était fortuitement sur les lieux, avait été le premier à l’identifier, mais il n’avait pas le numéro de téléphone de la famille.



** La première fois que je le vois, alors que les médecins considèrent qu’il n’est pas en danger, je saisis dans son regard un tel désespoir que c’est comme s’il était prisonnier de la mort. Youssef m’a prévenu que cela pourrait m’être pénible et, en effet, l’image que j’ai sous les yeux est celle de la déréliction la plus absolue. La pièce est toute blanche, presque aveuglante de clarté, et il est allongé sur un lit plus haut qu’un lit ordinaire, ce qui donne l’impression d’un corps exhibé, sans plus de liens avec le sol, corps couvert d’un drap blanc et truffé de toutes sortes de fils de perfusion, de



contrôle, corps ayant perdu toute existence vitale. Mais, de ce corps étranger, inhumain, sort une tête désespérée qui me regarde traverser lentement la chambre pour arriver jusqu’à lui. ** J’étais immobile. Je voyais plus longuement dans ses yeux cet abîme de tristesse que j’ai déjà dit, comme une résignation désespérée. Je ne pus m’empêcher alors de reculer un peu, tant j’avais le sentiment que la mort était là qui l’étouffait et l’empêchait de se délivrer. Plus tard, lors d’un documentaire télévisé, j’ai vu



littéralement le même regard ; c’était celui d’un animal qu’un énorme boa était en train d’avaler vivant. Seule la partie inférieure de son corps était dans la gueule démesurément agrandie du monstre. On ne voyait plus que le torse, les pattes avant et la tête de l’animal qui allait bientôt disparaître, dévoré par le néant. Je vis alors le regard de cet animal ressusciter le regard de Barthes. Le regard de celui que la vie est en train de trahir et qui n’a plus un objet, une branche, un fil, un brin d’herbe vers lesquels tendre les doigts ; je retrouvais cette sorte d’ombre qui obscurcissait sa vue, une ombre qui atténuait tout reproche fait aux vivants, mais qui



laissait voir, dans l’éclat étrangement terne qui avait saisi ses yeux, une atroce angoisse, celle de la présence physique toute proche, injuste, effroyable de la mort. Il eut un mouvement vers moi, un léger geste mais ce mouvement était si détaché du corps qu’il semblait ne rien signifier. Je m’aperçus alors qu’il ne pouvait plus parler. Une trachéotomie. ** On a dit qu’il s’était laissé mourir. Sa blessure n’était pas si grave ; en réalité, il est mort d’une infection nosocomiale. On ne l’a pas dit car, à l’époque, on ne parlait pas de cela. Mais



il me semble qu’en effet il n’y avait pas en lui assez de force pour supporter la blessure. Comme le sang des hémophiles ne peut coaguler et qu’une simple coupure peut vider un corps sans qu’on puisse rien faire, je sentais, en le voyant, que la vie s’échappait de lui sans qu’on puisse la retenir. Ce qui le défigurait, ce qui l’avait blessé, ce qui l’avait immobilisé, cette blessure avait ouvert quelque chose d’irrémédiable, et cet écoulement était si irréversible qu’il ne lui permettrait pas de retrouver le Monde, de se retrouver, lui, de reprendre contact avec les choses. Je me suis demandé même si le seul fait de sa défiguration n’avait pas suffi à



le vaincre. Et dans ce qui s’échappait de lui sans qu’il puisse le retenir, je sentis que c’était son image qui le quittait, c’est-à-dire la lumière. Pris dans ce drap, dans ces fils, immobilisé sur le lit médical, Barthes était comme ces héros d’opéra ou de théâtre qui gisent interminablement sur la scène et dont l’épuisement nous serre le cœur. Je me suis placé à côté du lit, j’ai voulu prendre sa main, mais il me semblait qu’il pouvait lire sur mon visage sa propre mort, alors j’ai détourné la tête et je suis parti sans presque rien dire. **



Assez vite, il est tombé dans le coma. Nous étions là pratiquement tous les jours mais impuissants à retourner la situation. Lorsqu’on entrait dans la chambre, des infirmières hurlaient en le secouant : « Monsieur Barthes, ne dormez pas. Vos amis sont là. Réveillezvous… Sinon ils ne reviendront plus… » Je regardais Barthes, enfermé dans le sommeil comme par un sortilège, se faire secouer, le visage fermé, intensément fermé. ** Un jour son amie Claude Maupomé est venue. Elle a suggéré qu’on lui mette de la musique. Mais elle a dit : « Tout



sauf Les Chants de l’aube de Schumann… » Je pensais à Tristan et à ses bouleversantes paroles alors qu’il meurt : « Die alte Weise — was weckt sie mich ? » (« L’air ancien — pourquoi m’éveille-t-il ? »). Les premiers mots qu’il dit en sortant de son sommeil de mort et qui naissent du chant du berger, de la mélodie de son enfance que le berger joue sur son chalumeau, cet air triste et lancinant aux harmonies si simples et en même temps si profondes. ** La mort est venue. Avec Jean-Louis nous avons été les derniers à le voir. Il



me semble me souvenir d’un visage redevenu normal. ** Nous avons pris le train pour Urt où il devait être enterré. Étrange voyage qui me fit penser à une séquence de film ou à un épisode de roman tant il avait la perfection d’une scène : nous étions tous, tout d’un coup, des personnages, des « drôles » mais pas « très solides » comme dans la « Parade » de Rimbaud, et les deux ou trois compartiments que nous occupions avaient quelque chose d’infiniment allégorique dans le déplacement qu’ils nous faisaient opérer collectivement, pendant que lui, ou



plutôt son corps, isolé de nous, gagnait la même destination, par la route, à bord d’un corbillard. Là-bas, je ne me rappelle que la pluie battante, folle, violente, et le vent glacé qui nous enveloppa, resserrés comme une petite troupe aux abois, et le spectacle immémorial du cercueil qu’on descendait dans la fosse. 1. Un détail me retient, c’est qu’au lieu de la recruter sur petite annonce ou par ouï-dire, il est allé à la mairie où apparemment un bureau gère les demandes d’emploi du quartier. Dans cette façon de faire, il me semble alors retrouver une sorte de patine républicaine, un vieil usage où se dissout ce qu’il y a, à mes yeux, de bourgeois dans le fait d’avoir une femme de ménage. 2. Il y en a de très nombreuses autres, comme celleci par exemple : « Ce tic rapporté par un auteur contemporain de certains gigolos qui enlevaient tous leurs vêtements, sauf leurs chaussettes. »



3. Ce café, me semble-t-il, a disparu, remplacé par un restaurant appartenant à une « chaîne » de restauration quelconque. 4. Je ne sais si le nom de Severo Sarduy dit encore quelque chose. Écrivain cubain exilé en France, il a écrit de merveilleux romans qui mêlent le baroque et l’ultra-modernité et dont le plus connu est Cobra. Quant à François Wahl, éditeur au Seuil, il était responsable alors des sciences humaines, et fut donc l’éditeur de Lacan et de Barthes et le responsable du grand prestige intellectuel que connurent alors les Éditions du Seuil. 5. Ce recueil a été publié bien après la mort de Barthes, sous le pseudonyme de Paul Le Jeloux, et sous le titre de Le Vin d’amour (Obsidiane, 1990). 6. Claude Maupomé, femme merveilleuse, fut productrice à France-Musique de deux très belles émissions « Le Concert égoïste » et « Comment l’entendez-vous ? », auxquelles elle invita naturellement Barthes pour qui elle éprouvait une très vive admiration. 7. Selon certaines versions, il s’agit pour Schumann de l’annulaire. 8. Écoutant le troisième mouvement du Quatuor en si bémol majeur, si bouleversant, je n’ai pas de doute ; c’était l’un des deux quatuors au



programme.



II



L’œuvre Présentation Nous proposons ici, sous le titre « L’œuvre », les cinq préfaces écrites pour la réédition des Œuvres complètes de Barthes au Seuil en 2002. Par une pure coïncidence, le découpage que j’avais fait, opéré sur des critères purement matériels, pour cette nouvelle



édition, correspondait à celui que Barthes lui-même proposait dans un petit tableau intitulé « Phases », dans son Roland Barthes par Roland Barthes, pour représenter les différentes séquences de son œuvre. Barthes retenait pour chacune des séquences l’intertexte (c’est-à-dire le réseau d’influence) et le genre. Voici donc comment les cinq tomes pourraient être présentés au travers des critères de Barthes : Le tome I (1942-1961) a pour intertexte Sartre, Marx et Brecht et pour genre « la mythologie sociale ». Le tome II (1962-1967) a pour intertexte Saussure et comme genre « la



sémiologie ». Le tome III (1968-1971) a pour intertexte Sollers, Kristeva, Derrida, Lacan et pour genre « la textualité ». Le tome IV (1972-1976) a pour intertexte Nietzsche et comme genre « la moralité ». Le tome V (1977-1980), constitué d’œuvres écrites postérieurement à ce petit diagramme pour manuel scolaire, a un « intertexte » et un « genre » qui restent à établir par le lecteur lui-même. Roland Barthes, dans ce tableau, avait eu ce soin de distinguer pour les débuts une ligne antérieure à toute production écrite. Cette ligne donnait pour intertexte le nom de Gide, pour



genre « l’envie d’écrire » et, bien sûr, laissait vide la case des « œuvres ». Il s’agissait de faire peser sur les livres réels l’ombre silencieuse d’un désir qui dépassait précisément toute production effective : le désir d’écrire ou ce qu’il appellera plus tard encore le désir d’œuvre.



Tome I des Œuvres complètes (1942-1961) Le Degré zéro de l’écriture Michelet Mythologies



Le premier volume des Œuvres complètes, et c’est là la caractéristique de tout ce qui est au commencement, mêle à la première étape décrite par Roland Barthes, celle de « la mythologie sociale », les traces de l’antériorité, les traces du silence antérieur : ce qu’on écrit avant de commencer à écrire ; ce qui est donc encore sous le signe du désir d’écrire et qui s’abrite sous la figure gidienne. Les premiers textes de ce volume (« Culture et tragédie », « Notes sur Gide et son Journal », etc.) constituent, si l’on peut dire, les dernières traces de ce désir d’écrire. Ils sont écrits au sanatorium de SaintHilaire-du-Touvet où Barthes va faire



plusieurs longs séjours à partir de 1942 jusqu’à la fin de la guerre et ils sont publiés dans Existences, la revue du lieu. De fait, un texte comme « Réflexion sur le style de L’Étranger » ou celui sur le Journal de Gide, s’ils peuvent sembler annoncer les thèses du Degré zéro de l’écriture, demeurent des objets isolés, épars, tout à la fois beaux et velléitaires, tout comme « En Grèce » que Barthes considérait comme très inspiré des Nourritures terrestres. ** Étrangement Barthes, dans le petit tableau dont il a été question, ne mentionne que trois « œuvres » pour



cette première période : Le Degré zéro, les Mythologies et ce qu’il appelle « Écrits sur le théâtre ». Il y a là un paradoxe puisque, d’une part, Barthes a toujours repoussé à plus tard l’idée d’une publication en volume de ces fameux « écrits sur le théâtre »1 et que, d’autre part, il omet de citer l’œuvre dont il se plaignait souvent par ailleurs que la critique l’ait négligée, son Michelet, paru, en 1954, dans la collection des « Écrivains de toujours », sous le titre canonique de Michelet par lui-même. Voilà de quoi s’interroger à nouveau sur la pertinence des périodisations et se méfier de ce qu’un



écrivain dit de lui-même. Michelet, en effet, ne correspond guère aux influences rétrospectives au travers desquelles Barthes se considère plus de vingt ans après : ni Sartre, ni Marx, ni Brecht ne sont présents aux interstices de ce livre. Sans doute le Michelet appartient-il à cette catégorie des œuvres en retard : il appartient à l’époque du sanatorium pendant laquelle Barthes lit tout Michelet et « le met en fiches ». Son premier texte important, au-delà des premiers articles autour du Degré zéro de l’écriture publiés dans Combat à partir de 1946, sera d’ailleurs « Michelet, l’Histoire et la Mort », paru dans Esprit, en avril 1951. Cet écrit



préfigure, avec ses substantives majuscules conférées au mot Histoire comme au mot Mort, le livre lui-même dont le thématisme (« Mort-sommeil et mort-soleil », « Fleur de sang », « Sa Majesté la femme », « L’ultra-sexe »…) fragmente violemment l’œuvre de Michelet et lui confère une intensité existentielle proprement poétique et où l’euphorie de l’écriture détonne avec le style pédagogique de la collection dans laquelle il paraît, mais contraste également avec la lecture lourdement idéologique de cette œuvre partiellement annexée à l’époque par les intellectuels du parti communiste.



Ce livre, conçu dans la solitude et l’immobilité du repos imposé par la tuberculose ou dans cette immobilité plus grande encore de la cure de silence qu’on lui prescrivit au sanatorium, est en effet une œuvre en retard, sans doute le plus intérieur de ses textes critiques et où, selon sa propre formule, Barthes fait sur Michelet ce qu’il prétendait que Michelet avait fait sur la matière historique : une œuvre de prédation. ** Les trois axes que Barthes identifie comme caractérisant la période que couvre ce volume sont aisément repérables dans leur genèse et dans leur



accomplissement. Tout commence par des articles. Le Degré zéro de l’écriture, publié au Seuil dans la collection « Pierres vives » en 1953, réunit, refonde, redéploie et complète une série d’articles publiés dans Combat à partir de 19472 ; Mythologies (1957) sélectionne, trie et raccourcit dans l’ensemble des « mythologies » que Barthes a commencé à publier à partir de 1952, d’abord dans Esprit, puis dans les Lettres nouvelles3 ; les « Écrits sur le théâtre » que Barthes, comme on l’a dit, n’a jamais réunis en volume, naissent, eux, au même moment que les « mythologies », d’abord dans les Lettres nouvelles puis, très vite, dans



Théâtre populaire, revue fondée avec Bernard Dort et Jean Duvignaud et dont le premier numéro paraît en maijuin 1953. Si le nom de Sartre est rappelé par Barthes, c’est bien sûr en raison des résonances importantes qui associent Le Degré zéro de l’écriture à Qu’est-ce que la littérature ? Le livre de Sartre paraît en 1948 alors que Barthes a déjà constitué ses principaux repères dès 1947 par ses articles parus dans les pages littéraires de Combat que dirige Maurice Nadeau. Pourtant, s’il fallait à tout prix constituer des réseaux d’interférences, il faudrait à tout le moins citer le nom de Maurice Blanchot



dont les œuvres essentielles sont, il est vrai, un peu plus tardives — L’Espace littéraire (1955), Le Livre à venir (1959) —, mais chez qui la question du Neutre est sans doute plus en accord avec le Barthes du Degré zéro4 que la très violente interrogation de Sartre essentiellement hantée par la rencontre forcée de sa génération avec l’Histoire et obsédée par la question de la littérature comme praxis, c’est-à-dire comme action, comme faire, et dont les issues se veulent immédiates. La désacralisation de la littérature y est au rebours de celle opérée par Barthes. Il s’agit pour Sartre, comme toujours, de totaliser : totaliser public et lecteur,



écrivain et militant, politique et écriture, littérature et histoire, morale et engagement, et d’une certaine façon alors Sartre, tout à l’envers de ce que fait et fera Barthes, déploie logiquement son pamphlet contre la modernité ou du moins à l’écart de celle-ci : « Si les mots sont malades, c’est à nous de les guérir. Au lieu de cela, beaucoup vivent de cette maladie. La littérature moderne, en beaucoup de cas, est un cancer de mots. »5 Si Le Degré zéro de l’écriture peut passer aux yeux de Barthes lui-même pour assignable à l’espace sartrien, c’est en raison de la notion de responsabilité qui y est centrale. Pourtant, cette notion



qui est au départ du projet6, en dépit de l’autonomie qu’elle prend à l’égard de Sartre en devenant responsabilité de la forme littéraire, n’est pas un concept suffisant et c’est pourquoi Barthes ne choisit pas pour titre un concept ou une notion propre à l’univers philosophique ou idéologique français. C’est un titre qui, pour reprendre l’expression si juste de Julia Kristeva, parle en langue étrangère. Le Degré zéro est un terme issu de la linguistique du Danois Viggo Brøndal, et donc d’une « langue étrangère » à tous les sens du terme puisqu’il provient d’une science qui s’est développée hors de France et dont les néologismes, le « jargon »,



constituent un idiome dont l’importation dans la langue française sera longtemps l’un des reproches les plus violemment exprimés par les esprits hostiles à Barthes. Barthes, en fait, a attendu, pour faire de ses articles un livre, de rencontrer un langage qui extrairait de son propos la formule la moins poreuse à la vulgate du temps. Et par ce « degré zéro » — termes souvent parodiés ou pastichés comme une sorte de fétiche négatif —, Barthes alors s’autorise à passer du texte à l’œuvre et à nouer ensemble les réflexions et méditations, jusque-là éparses, sous la forme d’un opuscule. Le « degré zéro » est la



formule qui permet de repenser engagement et responsabilité autrement, non dans une dialectique de la totalisation comme chez Sartre, mais au contraire dans la dialectique totalement ouverte d’une utopie offerte à la littérature : « L’écriture se réduit alors à une sorte de mode négatif dans lequel les caractères sociaux ou mythiques du langage s’abolissent au profit d’un état neutre et inerte de la forme ; la pensée garde ainsi toute sa responsabilité, sans se recouvrir d’un engagement accessoire de la forme dans une Histoire qui ne lui appartient pas. » Disjoindre responsabilité et engagement, c’est éviter que la



démythification de la Littérature ne fasse tomber celle-ci dans un mythe peut-être plus lourd et plus sournois : celui du progressisme. ** Cette utopie prend pour finir une forme qu’on dira avec Barthes apophatique, c’est-à-dire négative, puisqu’il apparaît que désormais le chef-d’œuvre est chose impossible et que l’écrivain contemporain semble écrasé par la littérature qu’il ne peut poursuivre que comme rituel et non comme une réconciliation avec le monde qui l’entoure. Sans doute faut-il entendre là une délibération très personnelle de



Barthes sur ce qu’il lui est permis d’espérer de son propre « désir d’écrire », mais sans doute faut-il voir également, au travers de l’écrivain, l’esquisse d’une sorte d’anthropologie du sujet contemporain voué historiquement à l’aliénation du mythe. C’est évidemment là que se noue le lien entre Le Degré zéro de l’écriture et les Mythologies. Barthes a compris, avant Althusser, que l’idéologie ne se situe pas dans les croyances vagues et ineffables ou dans les grands préjugés conscients ou inconscients (le ciel des idées), mais qu’elle possède une réalité matérielle, corporelle et organique ; il a compris



qu’il y a une matérialité de l’idéologie et que sa puissance consiste à se confondre avec la réalité, à habiter la réalité et à l’investir dans ses formes les plus concrètes, les plus quotidiennes, les plus consommables, et à se déguiser en Nature. C’est pourquoi Barthes, dans ces Mythologies, aborde l’idéologie dans la série d’objets qui entoure les Français des années 50 dans leur temps le plus proche : le quotidien. Il analyse ainsi le vin, le jouet, le bifteck et les frites, la DS, etc., en montrant que tout est signe et signification sous les apparences d’une évidence naturelle, et que manger un bifteck ce n’est pas consommer de la viande mais de la « francité ». Cette



démystification permet à Barthes de produire par de minuscules tableaux et portraits un panorama de cette France que, comme la plupart des intellectuels de cette époque, il n’aime guère. Là encore, on observe un décalage avec les repères que Barthes a lui-même fournis. En effet, si Sartre et Marx ont pu alimenter une certaine violence ou une certaine lucidité critique face à cette France grise des années 50, le véritable ressort intellectuel de l’entreprise c’est l’apport de la linguistique, Saussure, Hjelmslev, les couples langue/parole et dénotation/ connotation. Ce qui est important, c’est que non seulement l’idéologie investit des objets



concrets, des « choses », des instances matérielles, mais aussi que celle-ci désormais peut être mise au jour, visible à l’œil nu, comme le microbe l’est par le microscope, à l’aide du schéma sémiologique. Le mythe suppose un schéma sémiologique second, décroché, parasitant un schéma premier. Pour être bref et immédiatement compris, on proposera, quitte à être simpliste, l’exemple très pédagogique proposé par Barthes. Celui-ci cite l’exemple de grammaire latine « Quia ego nominor leo » (« C’est pourquoi je m’appelle lion ») : cette phrase telle qu’elle apparaît dans une grammaire pour collégien prend deux sens, un sens



littéral que propose sa traduction et un sens second qui est « Je suis un exemple de grammaire pour illustrer les règles de l’accord de l’attribut en latin ». Bien sûr, ce sens second, ce sens parasite, interdit une écoute transitive du sens premier de cette phrase. De même que la littérature ne véhicule plus que le message « Je suis la littérature », de même la couverture d’un numéro de Paris-Match où un « jeune nègre vêtu d’un uniforme français » fait le salut militaire les yeux levés vers un supposé drapeau tricolore, affirme l’impérialité française : c’est là que se situe tout le processus de ce que Barthes appelle « le mythe comme langage volé ». La



sémiologie est alors une nouvelle manière de repenser entièrement la question de l’aliénation, non plus dans le flou métaphysique de la gauche hégéliano-marxiste, mais sur un mode effectif où le langage alors devient la grande question, l’enjeu crucial dont Barthes propose les premiers éléments dans Le Mythe, aujourd’hui (septembre 1956), qu’il publie en annexe aux Mythologies. ** Il y a pourtant quelque chose qui frappe en lisant ces Mythologies, c’est qu’au revers de la violence démystificatrice il y ait ce bonheur



d’écrire et ce plaisir du texte. S’il est vrai que Barthes, par exemple, réduit le vin à un mythe français et en ce sens le déréalise, sa description de la matière même est si profondément sensuelle qu’au moment même où le vin semble disparaître dans le travail du décryptage, il est paradoxalement retrouvé dans son être, ou dans ce qu’on pourrait appeler son noème. Il y a ainsi, à côté de « mythologies » purement dénonciatrices et qui tombent parfois dans le poncif de gauche, de nombreuses mythologies positives (fût-ce ironiquement) comme celles du Tour de France, du catch, de la DS, Adamov et le langage, l’abbé Pierre, etc., et puis il



y a des mythologies profondément ambiguës comme l’une des premières et l’une des plus longues que Barthes ait écrites, qu’il n’a pas repris en volume, et qui a pour titre « Folies-Bergère » (février 1955), où il s’abrite dans la conscience plate d’un maquignon du pays d’Auge ou d’un commerçant bruxellois pour, à la façon du Flaubert de Bouvard et Pécuchet, déployer le somptueux génie de la bêtise. En réalité, Barthes, en parlant d’une marque de lessive, d’un modèle de voiture récent ou de tel slogan politique, fait avec ses « mythologies » ce que les écrivains contemporains sont, à ses yeux, incapables de faire : ouvrir



la littérature à la violence et à la présence agressive, fascinante ou triviale de l’histoire contemporaine. D’un autre côté, cette positivité des « mythologies » sauve Barthes des facilités de la simple critique et des impasses du nihilisme, c’est-à-dire la posture de la pure négativité, celle de l’intellectuel qui paie et acquiert sa place de pouvoir par les armes de la relativisation, de la réduction, de la détermination, la posture du « ne… que », telle qu’elle a pu apparaître par exemple chez le Bourdieu de La Distinction. Cette positivité est essentielle. Elle va même jusqu’à se formuler en toute



clarté dans un paragraphe du Mythe, aujourd’hui où Barthes écrit : « Aujourd’hui, pour le moment encore, il n’y a qu’un choix possible, et ce choix ne peut porter que sur deux méthodes également excessives : ou bien poser un réel entièrement perméable à l’histoire, et idéologiser ; ou bien, à l’inverse, poser un réel finalement impénétrable, irréductible et, dans ce cas, poétiser. En un mot, je ne vois pas encore de synthèse entre l’idéologie et la poésie (j’entends par poésie, d’une façon très générale, la recherche du sens inaliénable des choses). » L’important dans ce propos, c’est l’adverbe finalement qui laisse entendre



qu’il peut y avoir compatibilité (et non pas synthèse en effet) entre l’idée d’un réel perméable à l’idéologie et celle d’un réel qui lui serait imperméable : le vin est tout à la fois mythique et réel, tout comme cette publicité, cette voiture ou ce mariage à la cour royale d’Angleterre. De tout cela, il en est comme de la robe de la duchesse de Guermantes selon Proust ou de l’or de Panama selon Mallarmé : au-delà d’un réel qui s’effondre par sa mise à nu critique, se lève un autre réel fondé poétiquement sur l’idée d’un sens inaliénable. On comprend alors quelque chose d’essentiel chez Barthes, et qui le distingue des intellectuels de sa



génération qui ont suivi avec lui l’immense aventure que le surgissement de la question du langage avait ouverte : la sémiologie structurale comme instrument critique ne signifie pas pour lui, comme pour les autres, une rupture avec la phénoménologie, voire un combat contre elle, car cette idée d’un sens inaliénable des choses est évidemment empruntée, au travers de Merleau-Ponty, à cette philosophie de l’inaliénable7. S’il fallait démontrer l’ambivalence des « mythologies » et mettre en évidence leur positivité éthique, rien ne saurait mieux le prouver que la confusion que certaines d’entre



elles entretiennent avec les fameux « Écrits sur le théâtre ». On l’a dit, les « mythologies » et les textes sur le théâtre apparaissent au même moment, début 1953, et d’abord dans la même revue, les Lettres nouvelles. Mais il y a plus : comment distinguer par exemple la mythologie « Le monde où l’on catche », où Barthes lit un match de catch au travers de la tragédie grecque, et « Pouvoirs de la tragédie antique », premier grand texte de Barthes sur le théâtre8, où il lit la tragédie antique au travers d’un match de catch ? **



Parmi les trois noms proposés par Barthes comme intertexte à cette période, Sartre, Marx et Brecht, c’est évidemment Brecht seul qui n’usurpe pas sa place. Encore une manière de parler dans une langue étrangère (Verfremdung, distancement, Episierung, théâtre épique, etc.). Barthes lui-même a fait le récit de cet « éblouissement »9… Le théâtre aura été l’une des grandes aventures positives de sa vie, et elle ne commence pas avec Brecht, mais avec Vilar, Avignon, Beckett, Adamov, Vinaver, Planchon, le TNP, Maria Casarès, Genet… Elle s’arrête au seuil des années 60.



Le théâtre est aux yeux de Barthes un lieu et un espace essentiels : espace réel qui fait l’objet de nombreux textes de Barthes, espace de signes, espace d’une communauté que produit le temps dramaturgique. Sans doute le théâtre et la représentation théâtrale sont-ils alors, pour lui, l’occasion providentielle, dans la France affaissée des années 50, de produire un espace où le peuple s’assemble, c’est-à-dire, en réalité, l’occasion de produire ce peuple, cette communauté qui n’existe pas encore ou qui est en train de s’anéantir dans le simili petit-bourgeois. L’esthétisme dramaturgique de Barthes est essentiellement politique, il



a un ennemi haï, la bourgeoisie, une hantise, la petite-bourgeoisie, une répulsion, l’argent. Tout cela donne lieu à des écrits d’une étonnante violence et parfois d’un terrorisme sans embarras. Mais cette violence extrême ne surgit qu’en alternance avec des moments d’enchantement dont tout d’abord Vilar est le premier intercesseur. On a le sentiment que les enchantements comme les colères engagent plus que le plaisir ou le dégoût personnel ; à chaque fois, s’ils s’expriment avec tant de véhémence, c’est qu’au-delà de Barthes, il y a en quelque sorte le « peuple » qui est pris en otage et se métamorphose en un public dégradé par la paresse, la



vulgarité, la laideur dans lesquelles le théâtre bourgeois le capture et le corrompt ou au contraire se métamorphose en un sujet, assurant la fonction démiurgique de dire au Théâtre, « comme Dieu au Chaos : ici est le jour, là est la nuit, ici est l’évidence tragique, là est l’ombre quotidienne »10. Brecht va être pour Barthes le moyen de disjoindre de manière radicale ce théâtre du « peuple » auquel il aspire, du théâtre progressiste que la France semble avoir trouvé pour seul remède au théâtre bourgeois. Tel est du moins le propos du premier texte qu’il consacre à Brecht en juillet 195411. On assiste alors à un renversement complet. À la place



du spectateur actif qu’il louait Vilar d’avoir suscité, c’est désormais à une esthétique de la distance qu’il remet l’essentiel du théâtre, et c’est donc à une nouvelle dialectique de la dramaturgie que Barthes se rallie. De sa génération, Barthes semble avoir été le seul, avec Althusser un peu plus tard12, à avoir rendu compte de l’expérience esthétique d’un théâtre matérialiste, c’est-à-dire un théâtre de la connaissance et non de la conscience, de l’action et non de l’intériorisation, de la cité et non du peuple, de l’intervalle et du saut et non de l’identification, de la liberté et non de la psychologie. Avec Brecht, Barthes retrouve ce qu’il avait engagé au départ



de son aventure, le grand théâtre grec qu’il ressuscite au présent, débarrassé du pathos métaphysique dont, à ses yeux, Wagner et le premier Nietzsche l’avaient recouvert. Cette rencontre avec Brecht signe en même temps la fin de l’aventure théâtrale pour Barthes. Signe de ce deuil, c’est au travers de la photographie — les admirables photographies que Pic a faites de Mère Courage — que Barthes écrit ses derniers grands textes sur Brecht. ** À relire aujourd’hui ces articles, ces livres, ces interventions de toutes



sortes, ce qui apparaît le plus nettement, c’est que la présence de Marx, par exemple, est davantage une présence de structure qu’une influence intérieure. Pour Barthes, l’impossible, c’est de penser dans le vide, à partir de rien. On ne commence à bien penser que dans la structure, un peu comme, selon certains textes de Mallarmé, on ne poétise bien qu’à l’intérieur de l’alexandrin. D’une certaine manière d’ailleurs, la structure comme l’alexandrin sont du vide et du rien, mais un vide et un rien qui aménagent la signification en termes sériels, en opposition, en contraste, en contradiction et éloignent la hantise de l’informe. Le marxisme a joué ce rôle de



structure, à la manière du catholicisme pour Pascal. Il contraint à une grande vigilance par rapport au dehors, mais paradoxalement il autorise à une liberté quasiment infinie au-dedans.



Tome II des Œuvres complètes (1962-1967) Sur Racine Essais critiques La Tour Eiffel Éléments de sémiologie



Critique et vérité Système de la Mode Barthes a-t-il été structuraliste ? Sans aucun doute. Il aura même été un structuraliste fécond et efficace, comme en témoignent l’appétit et l’énergie avec lesquels il a fondé la sémiologie articulée sur l’épistémologie structurale ; épistémologie que l’on peut résumer ainsi : la réalité peut être intégralement décrite en termes de pure différence. L’histoire est désormais bien connue, au point qu’elle fait figure de légende : alors que, dans le programme



saussurien, la linguistique ne devait être qu’une branche de la sémiologie dont la fondation était projetée dans le futur, Barthes réalise le programme saussurien en l’inversant : pour être fondée, la sémiologie doit être une branche de la linguistique et le signe linguistique doit être le modèle épistémologique permettant de saisir n’importe quel message. Si Barthes place Saussure comme le maître de cette période, c’est donc un Saussure éclairé par Jakobson et par Hjelmslev qui apporte avec lui des notions capitales comme celles de métalangage, de dénotation, de connotation, etc.



Le couronnement de cette entreprise sera l’énorme Système de la Mode. En réalité, Barthes, avant de s’engager avec intensité dans le programme structural, avait déjà utilisé les concepts linguistiques soit de manière métaphorique (« le degré zéro »), soit à des fins critiques (autour du mythe), mais au seuil des années 60, c’est une tout autre aventure dans laquelle il s’investit : aventure intellectuelle, aventure institutionnelle, aventure personnelle aussi. Le premier texte appartenant à cette veine est « Langage et vêtement » (mars 1959) qui, sous couvert d’une critique de l’histoire du vêtement,



propose la première linguistique du costume. Selon Barthes, on peut appliquer au vêtement, comme objet sémiologique, la distinction saussurienne entre la langue et la parole : comme langue, le vêtement est un système institutionnel, abstrait, défini par ses fonctions, formes ritualisées, usages fixes, distributions des accessoires, congruences et incompatibilités des pièces, etc. ; comme parole, c’est un être individuel par le degré d’usure, de désordre, de saleté, les carences d’usage, etc. Ce qui est notable, c’est le binarisme méthodologique dont s’empare Barthes pour faire signifier le vêtement comme un



langage : boutons boutonnés ou non, manches enfilées ou non, opposition des couleurs, etc. Le costume apparaît alors comme un texte sans fin dont il faut apprendre à délimiter les unités significatives. C’est à partir de cette date que Barthes multiplie les textes sémiologiques, sur le vêtement bien sûr qui est l’un des objets privilégiés, mais également sur la nourriture, la photographie, l’information, le cinéma, le message publicitaire, l’image, le récit, l’urbanisme, le fait divers. Tout ce qui relève de l’échange et de la communication peut en droit être analysé comme un langage.



C’est sans aucun doute cette part de l’œuvre de Barthes qui a le plus gêné et qui a entraîné le plus de résistance, le plus de hargne parfois de la part de l’opinion, et quand, un peu plus tard, Barthes a semblé revenir à de « meilleurs sentiments », à plus d’humanité envers les choses (plus de gourmandise envers la nourriture, plus de passivité envers les films, ou plus de coquetterie envers les vêtements), et qu’il a semblé retrouver les réflexes de l’écrivain, ce fut au grand soulagement du « monde des lettres ». Ce qu’au fond l’opinion reprochait au Barthes structuraliste, c’était sa froideur, son jargon, son intellectualisme excessif et



son culturalisme démocratique. Les choses, en réalité, sont plus compliquées. De même que la suspension de la posture esthétique n’a nullement signifié un nivellement de l’art ou un nihilisme sournois, de même l’abstraction formelle dans laquelle Barthes a semblé s’enfermer n’a nullement impliqué une rupture ou une désolidarisation d’avec la vie. C’est même le contraire. On pourrait dire que Barthes a éprouvé une véritable passion intellectuelle pour la structure, pour la linguistique et pour le signe, la passion d’un enfermement dans le langage qui, pendant quelques années, l’a fait passer pour un janséniste lors même qu’il



s’agissait pour lui, plus jésuitiquement, de jouer : la structure étant, on le sait, l’espace idéal du jeu. ** La sémiologie, c’est d’abord, si on l’examine strictement du point de vue de l’évolution de Barthes lui-même, les mythologies moins l’idéologie. Si, par exemple, le film de Chabrol Le Beau Serge est l’objet d’une mythologie acide sur « Cinéma droite et gauche » (mars 1959), le même film devient dans « Le problème de la signification au cinéma » (1er trimestre 1960) le simple support visant à mettre en évidence l’extrême mobilité des signifiants



cinématographiques. Prenons un autre exemple : si, dans certaines mythologies, l’analyse des publicités s’accompagnait d’un discours moqueur, parfois même réprobateur — quoique déjà dans « Publicité de la profondeur » on perçoive chez Barthes une grande volupté à décrire le détergent comme un fluide —, la célèbre description sémiologique de la publicité pour les spaghettis Panzani13 écarte toute généralisation et se contente d’énumérer sa pure substance linguistique : au-delà du message verbal véhiculé par la marque, ce qui intéresse Barthes, c’est le second message porté par les quatre signes de l’image, le retour du marché,



l’italianité, la totalité nutritive, la nature morte, dont les signifiants sont successivement le filet entrouvert, la teinte tricolore de la tomate et des poivrons, l’accumulation de produits, la disposition picturale des objets. Mais, au-delà encore de l’analyse contrastive qui permet de mettre en évidence le caractère articulé de ce second message, ce qui fascine Barthes, c’est qu’il y a un troisième niveau de message qui est un véritable paradoxe : l’idée d’un message sans code, la photographie. Dans ce message, la relation du signifiant au signifié est tautologique. Les opérations photographiques (cadrage, réduction, aplatissement) ne



sont pas un codage (une transformation). En réalité, le message littéral (dénoté) est le support du message symbolique (connoté), le travail du sémiologue étant de penser l’articulation de ces deux messages qu’on ne peut disjoindre. Or ce qui est intéressant ici, c’est qu’en réalité ce type de message purement littéral rejoint par son caractère utopique (on ne peut le disjoindre du message symbolique) certaines des réflexions du tout premier Barthes autour du « degré zéro » ; on retrouve les mêmes mots : état adamique, innocence, utopie14. De la même manière, mais dans l’autre sens, on peut retrouver les méditations du



dernier Barthes autour de la photographie où il maintient, mais cette fois-ci au cœur d’une réflexion phénoménologique, l’idée de la photographie comme message sans code. À ce moment-là, Barthes utilise le concept de « trauma », qui anticipe sur le noème du « ça a été » conféré à la photographie, puisque le « trauma » est entièrement tributaire de « la certitude que la scène a réellement eu lieu ».15 Pourtant, si nous restons dans le simple contexte de cette époque, ce qui est notable chez Barthes, plus proche de Faust que d’un laborantin structuraliste du CNRS, c’est sa fascination pour les monstres sémiologiques, de sorte qu’à



côté de textes fondateurs et pédagogiques comme Éléments de sémiologie (1965), il développe une recherche curieuse, aimant à forger des objets sémiologiques à la manière d’un démiurge qui n’aurait à sa disposition que les outils de la littéralisation pour maîtriser le réel. ** Mais, il y a plus qu’une aventure intellectuelle de type personnel dans cette période. La démarche de Barthes, pour la première fois, devient institutionnelle, et cela dans le cadre de l’École pratique des hautes études dont il est devenu chef de travaux en 1960



puis directeur d’études en 1962 (VIe section). C’est, par exemple, en 1961, la fondation du CECMAS (Centre d’études des communications de masse) et de la revue Communications : il s’agit de relier la recherche sociologique aux phénomènes massifs nouveaux que la société contemporaine produit (la Presse, la Radio, la Télévision, le Cinéma, la Publicité…), et cela par un travail collectif. Barthes écrit dans des revues moins littéraires qu’auparavant, Annales, Communications, Information sur les sciences sociales, Revue internationale de filmologie, etc. Et de ce fait, il semble que se produit une mutation dans



sa réflexion. Le concept de « masses » lui-même, qui est au centre de l’activité de recherche, déplace radicalement la position personnelle de Barthes, jusquelà engagée dans la posture de l’intellectuel marginal et critique, vers une positivité nouvelle, intégralement liée à cet objet, à cette recherche et à ce statut de « chercheur ». D’une certaine manière, ce qui était, au temps de l’aventure théâtrale, honni et méprisé — la petite-bourgeoisie — devient, par la seule vertu de ce mot nouveau, ce mot technique, vidé de ses connotations politiques et populistes, ce mot devenu lisse et neutre — les masses, la massification, la société de masse —, et



par la vertu de la nouvelle science qui peut l’appréhender, l’objet d’un enthousiasme intellectuel. Barthes, à l’occasion de ses réflexions sur l’ancienne rhétorique, développe un raccourci historique ambitieux. Selon lui, la rhétorique aristotélicienne, telle qu’elle s’est déployée sur une logique du vraisemblable et du sens commun, conviendrait bien aux produits de la culture de masse contemporaine ; dès lors, la sociologie structurale serait un nouvel aristotélisme, d’une efficacité technique bien sûr incommensurable, mais acceptant elle aussi de penser, sans les réticences de l’intellectuel esthète,



les grandes productions discursives produites par ce sens commun. La mutation sociologique, économique, discursive et donc formelle que la France des années 60 connaît et dévoile, implique de reconsidérer entièrement l’attitude de l’intellectuel face à la petite-bourgeoisie, qui n’est plus, comme c’était le cas depuis le XVIIe siècle, la parodie risible de l’aristocratie, puis avec le XVIIe siècle celle de la bourgeoisie, mais un ensemble structural qui désormais produit un langage, des objets, une culture, des mœurs, une esthétique, une économie qui lui sont propres et qui ont atteint la dignité d’un système. Le texte



de cette période le plus significatif d’un tel retournement d’optique est sans aucun doute l’» Introduction à l’analyse structurale des récits » (1966), dont le premier paragraphe se termine par cette phrase célèbre : « Le récit se moque de la bonne et de la mauvaise littérature : international, transhistorique, transculturel, le récit est là, comme la vie. » L’intuition de Barthes est éminemment structurale : le modèle de l’analyse du récit sera la phrase, la théorie est qu’on ne trouve rien dans les fonctions du récit qui ne soit observable au niveau de la phrase et les exemples seront empruntés tour à tour à James Bond, à Flaubert et à Proust. Avec



l’émergence de la modernité petitebourgeoise, une approche de la littérature exclusivement fondée sur la valeur esthétique n’a plus de sens. Si Barthes est un structuraliste positif et heureux, il a très tôt compris le caractère fictif du structuralisme, fictif au sens qu’il retrouvera par exemple chez Mallarmé (« Toute méthode est fiction. Le langage lui est apparu l’instrument de la fiction : il suivra la méthode du langage »16, etc.). Dans un texte de 1963, repris dans les Essais critiques, Barthes, au travers d’une allusion implicite à l’origine poétique du structuralisme (le formalisme russe), développe l’idée de « l’homme



structuraliste » comme producteur : « Le but de toute activité structuraliste, qu’elle soit réflexive ou poétique, est de reconstituer un “objet”, de façon à manifester dans cette reconstitution les règles de fonctionnement de cet objet. La structure est donc en fait un simulacre de l’objet. » Alors, s’il y a deux objets, l’objet lui-même et son simulacre constitué, cela signifie que l’activité structuraliste « produit du nouveau ». Barthes, ainsi, décrit l’activité structuraliste comme une activité artistique et compare la production structuraliste aux œuvres de Mondrian, Boulez, Pousseur ou Butor. Entre le sérialisme, le formalisme et le



structuralisme, il y a au fond une méthode en commun et surtout un imaginaire partagé. C’est qu’il apparaît pour Barthes que son activité intellectuelle n’est pas un bricolage, qu’elle implique une sorte de mutation anthropologique : Homo significans, tel serait le nouvel homme de la recherche structurale. En réalité, l’espèce de goujaterie à l’égard de l’art que certains ont cru percevoir à la lecture de textes légèrement provocateurs comme l’» Introduction à l’analyse structurale des récits », où James Bond et Proust étaient posés sur le même pied, possède quelques justifications : tout d’abord,



sans doute faut-il accorder à Barthes le droit à la profanation et au jeu, mais surtout, ce que Barthes vise à détruire, ce n’est pas la bonne littérature, mais ce qui demeure en lui-même, peut-être, d’aristocratisme intellectuel comme conscience isolée. On a le sentiment qu’il y a, pendant ces quelques années, la volonté chez lui de se réconcilier avec la société, de l’examiner sans dédain ni élitisme. Tel est peut-être ce qui caractérise l’euphorie intellectuelle des années 60 qui sera brisée par les événements de 1968. D’une certaine manière, si l’activité structurale produit des simulacres, des réseaux de significations jusque-là invisibles et que



dégagent des agencements formels aussi parfaits que les carrés de Mondrian, alors, en effet, un épisode de James Bond devient — comme la bande dessinée dans le pop’art — un fragment de signification nouveau et en ce sens participe totalement à l’aventure humaine des formes qui est, aux yeux de Barthes, la seule chose qui importe. Cette fascination pour la société comme productrice d’objets sémantiques neufs, et qui devient donc l’aliment d’un travail de questionnement et de dévoilement, n’est pas pour autant une abdication devant cette société. Il s’agit d’opérer tout simplement une métamorphose de l’intellectuel,



d’anéantir sa négativité, de suspendre en lui l’éternelle conscience malheureuse qui en fait un spectateur tragique et maladroit de l’histoire pour l’amener à participer à l’intelligible historique. C’est sur ces propos que Barthes conclut « L’activité structuraliste » : « Les formes ne sont-elles pas dans le monde, les formes ne sont-elles pas responsables ? Ce qu’il y a eu de révolutionnaire dans Brecht, était-ce vraiment le marxisme ? N’était-ce pas plutôt la décision de lier au marxisme, sur le théâtre, la place d’un réflecteur ou l’usure d’un habit ? »17 De la même manière, l’opposition entre « culture de masse » et « culture supérieure » cesse



d’être l’objet d’une analyse de type critique où se dévoilerait un antagonisme pathétique modelé sur une philosophie de l’aliénation. Barthes voit dans cette opposition une « antithèse dissymétrique » nécessaire à la société comme structure : « Le partage est la condition formelle de toute culture, dès lors qu’elle quitte le plan des techniques pour atteindre celui des symboles. »18 Barthes, avec intuition, prédit, dans « L’activité structuraliste », la mort prochaine du structuralisme : « Il importe peu, sans doute, à l’homme structural de durer : il sait que le structuralisme est lui aussi une certaine forme du monde qui changera avec le



monde. » De fait, la publication du Système de la Mode, en 1967, à la veille de 1968, fait coïncider la sortie de « l’œuvre », couronnant dix ans de travail, avec le deuil de l’intellectuel nouveau produit par cette période : l’intellectuel-chercheur, un intellectuel positif qui investit, dans ses recoins les plus reculés, le monde de la positivité de la signification et de la positivité de la forme. Une nouvelle orientation va s’imposer et, d’une certaine manière, l’intellectuel ancien, dont le modèle est Sartre, va resurgir19. Le Système de la Mode, qui aurait dû donc être un texte fondateur — les années 60 sont une période où l’on aime



fonder —, va décevoir, et cela d’une étrange façon, car c’est son auteur même qui, dès la première page, le présente comme anachronique : « Cette aventure [celle du livre], il faut le reconnaître, est déjà datée. » La préface, dans son entier, est d’ailleurs tout à fait étrange : Barthes y parle de lui-même à la troisième personne, non par vanité mais bien au contraire avec un profond détachement et avec la froideur de l’ennui, comme on parle d’un mort. En réalité, au-delà du savoureux document sur l’utopie structurale que cette œuvre constitue, peut-être peut-on lire aujourd’hui le Système de la Mode comme une étrange œuvre baroque,



débordante d’une terminologie saisie dans le vertige des formalisations les plus artificielles ; peut-être peut-on également méditer longuement ces énoncés qui peuvent nous fasciner de longs moments : « La Mode propose ainsi ce paradoxe précieux d’un système sémantique dont la seule fin est de décevoir le sens qu’il élabore luxueusement : le système abandonne alors le sens sans cependant rien céder du spectacle même de la signification. »20 C’est à propos de cet énoncé que Barthes subrepticement inscrit le nom de Mallarmé, celui de La Dernière Mode, comme l’un des modèles poétiques de son discours :



« La Dernière Mode ne contient pour ainsi dire aucun signifié plein, seulement des signifiants de Mode ; en restituant la pure immanence du “bibelot”, Mallarmé visait à élaborer humainement un système sémantique purement réflexif : le monde signifie, mais il signifie “rien” : vide, mais non absurde. »21 On comprend alors que le charme essentiel du Système de la Mode réside dans ses creux, et, plus que dans sa dimension fondatrice, dans sa frivolité que l’on goûte au travers des épigraphes dont Barthes parsème et aère son « système » : « Le fameux petit tailleur qui ressemble à un tailleur », « Ceinture de cuir audessus de la taille, piquée



d’une rose, sur une robe souple en shetland », « Pour le déjeuner de fête à Deauville, le canezou douillet », « Les tenues de ville se ponctuent de blanc », « Un cardigan sport ou habillé, selon que le col est ouvert ou fermé ». Ces énoncés, merveilleux de vide et de poésie, sont prélevés dans MarieClaire ou dans Elle. Leur présence, ironique et étrange, montre que Barthes vise moins à mettre en évidence la positivité sémiotique de son objet que, à la manière de Flaubert ou de Mallarmé, d’ouvrir et de déployer, comme un éventail ou comme une copie, les joyaux de la parole vide. Si le Système de la Mode échoue à fonder quoi que ce soit,



c’est sans doute qu’il vient trop tard et qu’il est déjà obsolète, c’est aussi que la société est en train de se fissurer de partout et court à l’abolition des structures, mais c’est peut-être aussi que la mode était un mauvais objet. Non pas un mauvais objet structural — Barthes montre avec virtuosité à partir de l’énoncé « Cette année les cols seront ouverts » l’articulation de l’objet et du support —, mais peut-être un mauvais objet moderne. Si Barthes ne parvient pas à produire un système sémiologique fondateur, c’est que la mode, au contraire de la cafetière électrique, de la publicité télévisuelle, d’un repas de self-service, ne correspond pas à cette



culture de masse qui est, on a vu pourquoi, l’objet absolu de l’homme structural. Avec le Système de la Mode, Barthes se perd dans une sorte de jouissance — d’autant plus autiste qu’elle est dissimulée par un jargon cybernétique — à énumérer les matières et les formes (marinière, tricot, clip, jumper, caraco, col-polo, cardigan…), à décrire les ajustements et les mouvements (ajusté, cintré, galbé, mou, nonchalant, renflé, tuyauté…), à la manière d’un Proust décrivant les toilettes d’Albertine. Bref, devant la mode, Barthes cesse d’être un moderne parce que son objet est tout simplement un objet antimoderne



au sens où la sociologie a déclaré moderne la société de masse. ** En fait, de la période 1962-1967 qui constitue le second volume, on ne retient aujourd’hui que les œuvres qui sont en marge de cette aventure qui en a pourtant forgé le cœur. On retient surtout le Sur Racine qui paraît en 1963 et qui propose certes une certaine perception structurale de cette œuvre par l’idée d’un dispositif racinien, mais qui, au fond, investit ce découpage d’une perspective profondément essentialisante autour du « héros racinien ». Si la tragédie est traitée



comme un système d’unités, l’idée même d’un « homme racinien », décrit en termes d’essences — l’homme enfermé —, amène Barthes à renouer avec l’idée de substance. La polémique qui l’opposera à l’université traditionnelle en la personne de Raymond Picard le conduira donc à doubler l’aventure euphorique de la sémiologie d’un combat violent qui précisément fait opérer à l’idéologie les premières amorces d’un retour, et dont la manifestation la plus visible sera la publication de Critique et vérité dans la collection « Tel Quel » dirigée par Philippe Sollers.



La seconde caractéristique de cette époque, c’est l’importance que prend aux yeux de Barthes l’apparition du Nouveau Roman, dont il avait salué la naissance avec « Littérature 22 objective » (1954) et avec lequel se noue une sorte d’alliance (ainsi, le texte de Barthes sur La Sorcière de Michelet [1959] constituera l’une des sources d’inspiration du film de Robbe-Grillet Glissements progressifs du plaisir) ; c’est aussi, comme on l’a laissé entendre, le moment où Barthes commence à écrire pour Tel Quel (première intervention dans la revue en 1961).



Barthes maintient donc un lien essentiel avec la littérature ; pourtant, tout en parlant de Racine, de La Bruyère, de Robbe-Grillet ou de Butor, il explique sans concession, en 1963, dans Tel Quel, le point de vue qui est le sien : « Il n’est ou ne sera plus possible de comprendre la littérature “heuristique” (celle qui cherche) sans la rapporter fonctionnellement à la culture de masse, avec laquelle elle entretiendra (et entretient déjà) des rapports complémentaires de résistance, de subversion, d’échange ou de complicité (c’est l’acculturation qui domine notre époque, et l’on peut rêver d’une histoire parallèle — et relationnelle — du



Nouveau Roman et de la presse du cœur). »23 La continuité avec l’entreprise qu’on a décrite précédemment est donc, pour une grande part, maintenue fermement. Qu’aujourd’hui seul le Sur Racine demeure mémorable n’est pourtant pas tout à fait étonnant. Tout d’abord parce que ce livre a été sans aucun doute l’un des objets intellectuels les plus symboliques de la crise de l’Université dont 1968 sera en quelque sorte l’aboutissement : crise institutionnelle (les savoirs neufs se constituent hors de l’Université), crise du mandarinat (ce livre remet en cause l’autorité du savoir mandarinal), crise



intellectuelle (Racine n’est plus Racine). La portée subversive du livre de Barthes lui confère donc une valeur symbolique forte que n’ont pas les œuvres véritablement structuralistes. Mais ce livre est également mémorable parce qu’il s’inscrit dans un processus d’appropriation de la culture patrimoniale par la modernité, dont le théâtre sera, au travers notamment d’une génération neuve de metteurs en scène, l’objet privilégié et l’éternelle occasion de scandale. Racine, et c’est là tout le sel de l’affaire, devient au XXe siècle, avec l’affrontement mythique entre Barthes et Picard dont l’enjeu est le pouvoir sur les jeunes esprits, le nouvel



objet de la querelle des Anciens et des Modernes. Enfin, le Sur Racine entretient avec le dernier Barthes, notamment celui des Fragments d’un discours amoureux, des liens d’anticipation qui sans doute le rendent plus familier que les autres œuvres du moment. ** Barthes a été un structuraliste heureux. On pourrait même dire qu’il a été l’un des rares structuralistes rigoureux, échappant à la tentation, tels Althusser, Lacan ou Foucault, de faire du structuralisme une antiphilosophie.



N’étant pas philosophe et ne se sentant aucune dette à l’égard de la philosophie, Barthes n’a pas eu à se justifier de cette aventure devant les philosophes et devant la philosophie. Il a évité ainsi la scabreuse aventure de l’anti-humanisme, les plans ambitieux visant à déconstruire la métaphysique et autres projets grandioses. Le structuralisme, à ses yeux, n’était pas une philosophie et du coup ne pouvait pas être une antiphilosophie. Tout se jouait à l’écart de la philosophie et sans conséquence pour elle. À la différence également d’un Claude Lévi-Strauss, d’un Althusser ou d’un Foucault, aucune rage antisartrienne n’étouffait Barthes ;



aucun dédain, de sa part, pour la



phénoménologie réduite à n’être qu’une philosophie du vécu. Barthes a pu ainsi éviter le piège philosophique tendu par la structure à qui voulait l’explorer dans sa totalité pour en ramener une vérité sanglante à proclamer urbi et orbi : Lévi-Strauss se donnant pour but de dissoudre l’homme, Foucault en appelant à la mort de l’homme, Althusser allant jusqu’à vouloir supprimer le mot lui-même. Barthes s’est contenté de parler de « la mort de l’auteur », ce qui était beaucoup plus sage et plus structural puisque c’était accepter de ne tenir de discours qu’à l’intérieur d’instances singulières, qu’au sein d’unités discursives



parfaitement homogènes et faisant système ; c’était se refuser à outrepasser les limites mêmes de la structure et donc se refuser à la tentation de vouloir en extraire une vérité au grand jour ; c’était se refuser à la vanité des généralités. Barthes, en un sens, fut donc un structuraliste sage.



Tome III des Œuvres complètes (1968-1971) S/Z L’Empire des signes Sade, Fourier, Loyola



Il n’a pas été indifférent à Barthes d’être un moderne. Entendons par là deux postures qui ne se recoupent pas nécessairement. Être moderne a pu signifier tout d’abord pour Barthes être « actuel », avoir des contemporains, leur parler, partager avec eux le souci du présent. Cette dimension-là, on peut dire qu’en effet elle s’accomplit pleinement en cette période 1968-1971. Barthes, dans le petit tableau du Roland Barthes par Roland Barthes qui nous sert de référence, se donne pour cette « phase », comme « intertexte », c’est-à-dire comme réseau d’influence et de dialogue, Lacan, Sollers, Kristeva, et Derrida — des vivants pour la première



fois. Être moderne, c’est cesser d’être seul, c’est être dans l’histoire, et à la meilleure, la plus juste des places. Si Barthes confère à des contemporains un rôle qu’il n’accordait jusque-là qu’aux morts, c’est en fonction d’une conjoncture historique particulière — la période 1968-1971 — qui fut, d’une certaine manière, le triomphe de la modernité. Rien, dans le champ culturel français, n’a alors semblé résister à la radicalité d’un discours dont la violence, la force et la séduction tenaient à sa puissance théorétique et à la domination de la theoria. Cette puissance, on s’en souvient, s’est traduite par l’influence d’un certain



style, d’un certain vocabulaire, par l’émergence de certains mots en qui se condensaient soudain des visions du monde, des intuitions intimes, des révélations brutales, des existences. Ces mots sont : pli, dissémination, texte, polyphonie, phallus, signifiant, différance, signifiance, textualité, signe, langage, etc. Très étrangement, le concept, dans ce qu’il a de plus abstrait, est devenu alors, pour tout un ensemble humain, la langue de tous les jours, la seule langue susceptible de rendre compte d’expériences quotidiennes et subjectives. Aujourd’hui encore, quelques personnes — de plus en plus rares — en ont gardé certains tics. Sans



doute en est-il toujours de même, dans le milieu littéraire ou intellectuel, pendant les périodes de mutation, de fracture où quelque chose comme une croyance en l’intelligence se cristallise autour d’une épistémè. À cette aventure, Barthes non seulement a participé, mais il a contribué au lexique contemporain : scripteur, texte, logothète, écrivance, biographème, sens obvie/sens obtus, lexie, etc., termes qui, comme les autres, sont pour la plupart aujourd’hui oubliés. On l’a vu, l’aventure structuraliste s’achève pour Barthes à la veille de 1968, avec la publication de ce « poème scientifique », le Système de la Mode. D’une certaine manière, le programme



structuraliste est accompli. Le concept de structure a fait ses preuves : tout phénomène est descriptible en termes de différence ; le signe linguistique et sa loi de commutation sont le modèle absolu de capture et d’intelligibilité de toute chose. Pourtant, étrangement, l’édifice commence à se fissurer, et l’extraordinaire et excessive efficacité d’une épistémologie si minimale inquiète ceux-là mêmes qui s’en étaient faits les principaux promoteurs. Pratiquement au même moment, les gourous structuralistes disent ne pas ou ne plus l’être, ou prétendent même ne l’avoir jamais été. La linguistique, source originaire de la révolution



structurale, a opéré, il faut le dire, une révolution dans la révolution avec la linguistique générative de Chomsky, qui n’enchante que très éphémèrement ceux qui avaient pourtant fait du langage l’alpha et l’oméga de la pensée : le retour à Descartes, prôné par Chomsky, n’est peut-être pas le chemin le plus enchanteur. D’une certaine manière, les penseurs qui fondaient leurs catégories conceptuelles sur des opérations de type structural (d’Althusser à Lacan) abjurent une épistémologie qui se révèle un peu courte et qui les indispose par les clôtures qu’elle implique, peut-être aussi par les conséquences



inanalysables et imprévisibles qu’entraîne toute appartenance. Mais il y a aussi sans doute ceci : le structuralisme, parce qu’il n’est au fond qu’un formalisme empirique, ne peut étancher la soif et la demande inaltérable de theoria, de cérébralité, d’abstraction théorique, qui dominent cette époque. Il faut aller plus loin que le bricolage proposé, avec peut-être un peu de perversité, par Lévi-Strauss, comme horizon de la méthode. Le structuralisme, qui dans les années 60 a pu correspondre à la modernité sociologique brusquement apparue en Europe, se révèle précisément d’une modernité éphémère,



superficielle, complaisante ; et qu’il ait pu n’être qu’une mode, très vite défunte, n’étonne pas. Outre son déficit théorétique, quelque chose manque au structuralisme pour être absolument moderne, c’est la transgression, la dramatisation intellectuelle des enjeux, dont le maître mot, qui régnera comme « signifiant-Maître » de ces années-là, est la Politique. Demeurer structuraliste au-delà de la simple expérimentation d’un formalisme très efficace sur des objets locaux ou régionaux (le texte, le langage du rêve, le discours de la folie, l’épistémè marxiste, les systèmes de parenté…) aurait pu paraître comme un signe d’immaturité ou de naïveté.



Prolonger l’expérience, et c’est alors une image, inquiétante et envoûtante, qui se dessine, celle du chapitre sept d’Alice au pays des merveilles où le Lièvre de mars et le Chapelier — deux pervers déglingués — tentent de convaincre la petite fille qu’elle n’est que le prédicat du principe de symétrie. Si cette question, hermétiquement abordée par Gilles Deleuze dans La Logique du sens, a pu fasciner certains, nul doute pourtant qu’elle était étrangère à Barthes et avait tout pour le faire fuir. Être moderne, en effet, signifie aussi, dans le cas de Barthes, que derrière cette présence visible dans le



temps et l’espace actifs du monde, au cœur de réseaux (revues, colloques, interventions), le sujet moderne se situe en avant de ce monde. Être moderne, cela ne veut pas dire seulement participer à l’animation du spectacle intellectuel ou artistique de la société contemporaine (cela, c’est l’apparence), c’est également et surtout construire des significations, des mots, des façons d’être, des champs culturels, textuels qui précèdent ce qui est disponible. Ainsi, être moderne, ce n’est pas se contenter de l’euphorie d’un bien-être communautaire, mais c’est faire que son désir advienne au langage — bref, emporte les choix, les doctrines, les



mots d’ordre, contemporains.



les



paroles



des



** La modernité historique de Barthes se manifeste d’abord par la rupture brutale et déclarée avec le structuralisme. Dès la première page de S/Z (1970), Barthes, à l’abri d’une citation de Rimbaud, renverse radicalement le propos qui était le sien dans son « Introduction à l’analyse structurale des récits » : selon lui, « les premiers analystes du récit » auraient bien voulu « voir tous les récits du monde (il y en a tant et tant eu) dans une seule structure : nous allons, pensaient-



ils, extraire de chaque conte son modèle, puis de ces modèles nous ferons une grande structure narrative, que nous reverserons (pour vérification) sur n’importe quel récit : tâche épuisante (“Science avec patience. Le supplice est sûr“) et finalement indésirable, car le texte y perd sa différence ». Certes le propos de Barthes n’était pas tout à fait celui-là puisque le modèle était un modèle fourni a priori par la phrase, elle-même modèle de tout récit, mais ce qui est néanmoins visé c’est le concept même de structure, dévalué, rendu indésirable. Un concept a chassé l’autre. Celui d’écriture tout d’abord qui est entièrement remanié par rapport à ce



qu’il signifiait dans Le Degré zéro, puis, ou en même temps et débordant sur le premier, le concept de textualité, plus ouvert, moins immédiatement définissable. Avant de publier S/Z, en 1970, qui est la réélaboration d’un séminaire tenu à l’École pratique des hautes études, commencé en 1967-1968, sur la nouvelle de Balzac intitulée Sarrasine, Barthes a écrit quelques textes importants qui sont autant d’interventions délibérément en rupture avec les travaux sémiologiques des années précédentes. Il s’agit de « L’effet de réel » (1968), de « La mort de l’auteur » (1968) et de « Écrire, verbe



intransitif ? » (1970). À ces trois textes, on peut rattacher un certain nombre d’interventions comme « Le troisième sens » (1970) ou « Écrivains, intellectuels, professeurs » (1971). Dès « L’effet de réel », il s’agit pour Barthes d’envisager, dans le texte, ce qui se soustrait à la structure, et c’est alors qu’il esquisse les premières réflexions autour de la notation, du notable, de la signification de l’insignifiance, qu’il reprendra longuement en 1979 lors de son dernier cours au Collège de France sur « La préparation du roman ». C’est dans « La mort de l’auteur » que Barthes lance le mot de scripteur. L’enjeu n’est pas pour



lui, dans une sorte de puritanisme théorique, de substituer à l’auteur, comme personne psychologique et substantielle, une sorte d’automate mallarméen à la manière de certains théoriciens du Nouveau Roman, mais tout d’abord de poser que la personne même de l’auteur est un obstacle au texte. Proust est retenu comme une figure majeure pour avoir su « brouiller inexorablement, par une subtilisation extrême, le rapport de l’écrivain et de ses personnages ». S’il y a un modèle théorique, il faut alors le chercher du côté des théories de l’énonciation en tant que celle-ci est un « processus vide », et s’il y a une issue à ce vide, c’est en



déclarant alors que « tout texte est écrit éternellement ici et maintenant », c’est aussi en privilégiant l’idée d’une textualité labyrinthique où, comme chez Borges, elle ouvre un immense dictionnaire dans lequel elle puise une écriture qui ne peut connaître aucun arrêt, c’est enfin en affirmant sa polyphonie essentielle et le caractère incertain des instances qui la constituent, instances de Personne, d’un Nemo qui ne se rassemblent qu’en un lieu qui est le lecteur. Barthes ajoute, pour conclure, une proposition qui servira longtemps d’emblème à cette rupture : « La naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’Auteur. »24 C’est dans



« Écrire, verbe intransitif ? » que Barthes inscrit ces réflexions — autour de la temporalité, de la personne — dans un propos sur les écritures immédiatement contemporaines (notamment Sollers) où « la distance du scripteur et du langage diminue asymptotiquement ». S/Z est le livre dans lequel Barthes va tenter de rassembler et de fonder ces ruptures particulières en un propos plus ambitieux. Ce n’est sans doute pas pourtant le livre de Barthes qui a eu le plus d’influence. On lui a reproché l’apparente proximité formelle qu’il pouvait avoir avec le Système de la Mode dont il se sépare pourtant si



nettement dans le fond, et également le fait qu’il ne s’agissait pas tout à fait d’un livre, mais d’un séminaire recomposé qui reproduisait l’effet rébarbatif du jargon linguistique, cette fois-ci par les abréviations, les sigles, les chiffres qui ponctuent le texte ou plutôt les textes, car S/Z fait le pari d’un commentaire intégral de la nouvelle de Balzac reproduite en fragments minutieusement découpés et analysés. On a parfois le sentiment d’avoir affaire à une sorte de sur-exégèse qui fait songer à certaines bibles de la Renaissance où le texte de la révélation est comme encerclé par les commentaires philologiques, théologiques des clercs. Mais alors qu’il



s’agit dans l’exégèse religieuse d’établir le texte comme un, le travail de Barthes consiste à le déconstruire. Cette déconstruction opère principalement par le travail d’éclatement du flux narratif au travers des cinq codes au crible desquels Sarrasine est soumis : le code herméneutique où se condensent les différents termes au gré desquels une énigme se formule et se dénoue ; le code sémique ou sémantique où se constitue ce que Barthes appelle des particules de sens, soit encore l’espace des connotations (par exemple la féminité connotée par le nom même du héros Sarrasine) ; le code symbolique, c’est-à-



dire en fait les grandes structures de symbolisation comme celle, essentielle, de l’antithèse par exemple ; le code proaïrétique constitué par les actions, les comportements, les séquences événementielles ; et enfin le code culturel où l’intertexte, les citations, les références intralittéraires sont distribuées. Ces cinq codes ont plusieurs fonctions pour Barthes. Ils sont d’abord un encodage cybernétique du texte qui est censé le traverser intégralement sur un mode multiple, mais ils sont en même temps le contraire d’un encodage : « Ce qu’on appelle code, ici, n’est donc pas une liste, un paradigme qu’il faille à tout prix reconstituer. Le code est une



perspective de citations, un mirage de structures. » Et c’est là que se situe l’ambiguïté de l’entreprise. D’un côté une ambition totalisatrice qui la fait ressembler, au travers des cinq codes, aux fonctions du langage élaborées par Roman Jakobson, et de l’autre une sorte de jeu de l’oie où il s’agit de se perdre. L’ambiguïté se redouble avec l’un des enjeux de la nouvelle de Balzac qui est la figure de la castration et du leurre sexuel. Barthes manipule avec une étrange, mais sans doute salubre désinvolture, le discours psychanalytique dont il use comme d’une phénoménologie clinique mais qu’il ne suit pas dans ses conséquences



archétypales ou structurales. La castration, autour de laquelle Barthes va faire jouer le monogramme S/Z, est un pôle symbolique qui le fascine dans le lien qu’il articule au Neutre. Il analyse ainsi de manière très vive le thème du contact de la Femme et du castrat : « Le contact physique de ces deux substances exclusives, la femme et le castrat, l’inanimé et l’animé, produit une catastrophe : il y a choc explosif, conflagration paradigmatique, fuite éperdue des deux corps indûment rapprochés : chaque partenaire est le lieu d’une véritable révolution physiologique : sueur et cri : chacun, par l’autre, est comme retourné ; touché par



un agent chimique d’une extraordinaire puissance (la Femme pour le castrat, la castration pour la Femme), le profond est expulsé, comme dans un vomissement. » Ou encore lorsqu’il décrit Zambinella, le castrat, comme la « Sur-Femme, la Femme essentielle » et comme le « sous-homme », retrouvant quelques accents déjà apparus, bien auparavant, dans le Michelet. En réalité, à mesure que l’on se rapproche du centre du livre où trône le monogramme qui lui sert de titre, on s’éloigne de ce qui a pu sembler être un pari analytique — à la manière du Lacan de La Lettre volée : produire la lecture d’un texte qui soit allégorique de sa



méthode — pour s’approcher d’une forme surprenante de lecture. Barthes, en quelque sorte, propose une méditation poétique sur une double lettre S/Z qui semble, au lieu d’éclaircir quoi que ce soit, recouvrir une énigme supplémentaire. « Z est la lettre de la mutilation : phonétiquement, Z est cinglant à la façon d’un fouet châtieur, d’un insecte érinyque ; graphiquement, jeté par la main, en écharpe, à travers la blancheur égale de la page, parmi les rondeurs de l’alphabet, comme un tranchant oblique et illégal, il coupe, il barre, il zèbre. » Le S et le Z, loin d’être l’équation littéralisée de la nouvelle de Balzac, peuvent être lus peut-être



comme un mythogramme personnel, voire le mythogramme de sa propre biographie, à la manière d’un récit crypté de Borges ou de Georges Perec : les deux consonnes d’appui du nom propre de l’homme qui fut, après la mort du père, le compagnon de sa mère : Salzedo. Cette mère dont il parle dans tous ses livres. De la sorte, S/Z demeure un livre étrange. La dénégation y joue un rôle central jusqu’à prendre ironiquement la forme de l’aveu où Barthes parodie le titre d’un célèbre tableau de Magritte : « Ceci n’est pas une explication de texte. » Tout en déniant à son propos un rôle méthodologique général, il



s’emploiera par la suite à appliquer cette « méthode » à d’autres textes25 ; tout en s’inscrivant comme seul sujet du livre, il s’efface sans cesse sous couvert d’une exploration totalisante d’un texte. ** D’une certaine manière, on pourrait dire que L’Empire des signes est le premier livre de Roland Barthes. Jusque-là, il n’a guère publié que des œuvres qui ne sont en fait que des rassemblements d’articles (du Degré zéro à Sur Racine), des textes institutionnels ou liés à l’institution universitaire (du Système de la Mode à S/Z), ou bien, avec le Michelet, un livre



dont la structure est soumise au principe très strict de la collection « Écrivains de toujours ». Barthes a fait son premier séjour au Japon en 1966 à l’occasion d’une invitation de son ami Maurice Pinguet, alors directeur de l’Institut français de Tokyo. Il y retournera en 1967 puis en 1968, année où il publie, dans la revue Tel Quel, un premier texte sur le Japon, intitulé « Leçon d’écriture » autour du Bunraku. On pourrait dire que, bien que paraissant la même année que S/Z, L’Empire des signes en constitue une figure totalement contraire. Si Barthes échoue finalement dans S/Z à rompre



avec une sorte d’académisme intellectuel profondément français, il parvient à s’en détacher véritablement avec cette œuvre et à parler enfin une langue nouvelle. L’Empire des signes n’est pas un livre sur le Japon, c’est une œuvre de fiction, mais d’une fiction extrêmement particulière au sens où le fictum a pour nom un nom réel — le Japon — et en possède toutes les apparences. Cette coïncidence ressemble assez à celle qu’on trouve dans les récits utopiques dans lesquels notre univers sert de décor à une fiction située par exemple dans un monde parallèle. Les lecteurs japonais de Barthes, de même que les



orientalistes d’ailleurs, ont bien perçu la nature étrange de cette œuvre qui investit de vide, de vide et de signes, un espace humain et historique, devenu soudain une pure surface muette qui se déplie dans les séquences extrêmement raffinées d’un livre constitué d’images, de graphismes, de fragments, de photographies, de légendes, de poèmes, de traces. S’il y a rupture avec les années précédentes, ce n’est pas parce qu’à l’unicité de la structure Barthes aurait substitué le pluriel des signes, car chacun de ces signes demeure « un », mais c’est que la structure cesse de prétendre à la theoria : Lacan clarifiant



l’inconscient structuré comme un langage ; Foucault cartographiant les grandes discontinuités discursives et dévoilant les généalogies des maîtres mots de l’Occident — la folie, l’homme, l’enfermement ; Althusser discernant par la lecture symptomale le Marx matérialiste de la vieille métaphysique hégélienne ; Lévi-Strauss, par un système de relations et d’oppositions, établissant les liens complexes de parenté de telle civilisation moribonde, etc. La structure n’est plus l’outil génial propre à dévoiler et à clarifier la rationalité organisatrice d’objets apparemment confus. La structure est là, toute présente et non enfouie sous les



couches complexes de sédiments idéologiques, mythiques ou historiques qu’il faudrait excaver ; la structure cesse d’être un outil de la science, elle est dévoilée, accessible, tout entière dans la réalité sensible dont il suffit de se laisser saisir. Par exemple, dans cette admirable photographie d’un demivisage masculin : « Les yeux, et non pas le regard, la fente et non pas l’âme » ; dans cette scène de courbettes : « Qui salue qui ? » ; ou dans ce décor absolument symétrique : « Renversez l’image : rien de plus, rien d’autre, rien » ; dans les baguettes du repas dont la description suit, dans sa simple présence, l’être immédiat de ses



mouvements ; dans un plan ancien de Tokyo, véritable cartographie du vide. Voilà le niveau auquel s’opère le vrai détachement à l’égard du structuralisme, et se retourne le concept de structure. Détachement et retournement qu’il est le seul à accomplir sur ce mode — il n’y a plus de discontinuité entre la structure comme outil de saisie et ce qui est à saisir — et qui lui évitera cette impasse si caractéristique de l’hybris théorique, la recherche d’une antiphilosophie, le désir vain de déconstruire ou d’achever la métaphysique, etc. ; mais aussi cette autre impasse et qui est généralement le lieu de décomposition de la philosophie, l’engagement politique.



C’est parce que L’Empire des signes est une fiction qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle mythologie et qu’enfin Barthes invente une nouvelle forme d’écrire. Très surprenante est la déclaration presque liminaire : « L’Orient m’est indifférent. » Barthes en effet, dans ce livre, déplace, par ce propos, toute une tradition française du voyage en Orient qui n’est que la pénible répétition d’un mythe épuisé depuis plus d’un siècle et dont le surréalisme et Henri Michaux ont été les derniers et contradictoires témoins. Si, d’une certaine manière, « l’empire des signes » bouleverse une forme d’occidentalité, ce n’est pas par



antithèse, c’est par suspension. Le fictum que Barthes investit suspend l’Occident ; il ouvre au bonheur d’une « déprise » et non aux impasses de la contradiction, du conflit ou d’une opposition. Là encore, ce qu’il faut souligner chez Barthes, c’est la force éthique de la positivité. L’empire des signes ne conteste pas l’Occident, il l’évapore et ouvre, pour le sujet occidental qui en accepte les lois, la possibilité d’un séjour heureux hic et nunc, parce qu’essentiellement poétique. D’une certaine manière, si le « Japon » est un fictum, c’est parce qu’il est l’autre nom du mot « poème », qui, on le comprend mieux maintenant, est



réciproquement le synonyme exact de « l’empire des signes ». Telle est aussi la valeur du déplacement que Barthes opère dans ce livre où d’ailleurs la poésie tient une place comme en aucun autre livre — à l’exception des Fragments d’un discours amoureux — au travers notamment des très nombreuses pages consacrées au haïku. ** Parmi les textes du second versant de la période 1968-1971, sans doute faut-il prêter une attention particulière au texte sur quelques photogrammes d’Eisenstein, intitulé « Le troisième sens » (1970), tant il anticipe sur les



réflexions de la dernière œuvre, La Chambre claire. Le « sens obtus » de la photographie, malgré des grandes différences, s’apparente au punctum : il trouble et stérilise le métalangage (la critique), il est indifférent à tout scénario, il ne se remplit pas et « il se maintient en état d’éréthisme perpétuel ; en lui le désir n’aboutit pas à ce spasme du signifié qui, d’ordinaire, fait retomber voluptueusement le sujet dans la paix des nominations. Enfin, le sens obtus peut être vu comme un accent, la forme même d’une émergence, d’un pli (voire d’un faux pli), dont est marquée la lourde nappe des informations et des significations ». Puis Barthes lui donne



un dernier équivalent textuel : le haïku et pour rendre alors le troisième sens qui perce la photographie d’une vieille femme ; il propose : « Bouche tirée, yeux fermés qui louchent, Coiffe bas sur le front, Elle pleure. »



Les thèmes insistants des dernières années sont là. On le voit, la modernité de Barthes ne correspond pas tout à fait à celle qui règne sur les esprits français. Et pourtant elle passe pour être aussi moderne que les autres. S’il n’est pas indifférent à Barthes d’être moderne, c’est dans une sorte de passivité étrange à l’intérieur



de laquelle il s’autorise des écarts, des digressions très personnelles, des fugues, bref une façon marginale d’être moderne. Sade, Fourier, Loyola (1971) est sans doute l’exemple le plus accompli de cette forme de marginalité. Barthes réunit ces trois auteurs autour de la notion de logothète, c’est-à-dire comme des fondateurs de langue, au travers de quatre opérations, l’isolement, les règles de combinaison, le rite ordonné, et la formulation. La question que nous avons soulevée à propos de L’Empire des signes, celle de la langue nouvelle, est bien la question centrale pour Barthes. Il ne s’agit plus comme dans S/Z



d’encoder un texte sous couvert de le déconstruire, il s’agit au contraire d’épouser le plus totalement son objet, sans souci de se placer à distance de lui, il s’agit de partager empathiquement son désir. C’est à partir de ce dernier livre « moderne » que Barthes va concevoir et lancer un nouveau maître-mot par lequel va s’ouvrir pour lui une nouvelle période (la question éthique), celui de plaisir : « Rien de plus déprimant que d’imaginer le Texte comme un objet intellectuel (de réflexion, d’analyse, de comparaison, de reflet, etc.). Le Texte est un objet de plaisir. » Or le plaisir n’est pas une notion moderne, il est trop



apparemment subjectif, trop hédoniste. Pis encore, c’est une notion sans radicalité, c’est-à-dire sans effet de pouvoir, de terreur, d’intimidation. Au « plaisir » de Barthes, les modernes opposent leur maître-mot qui est « jouissance ». Cette notion de plaisir que Barthes élabore très discrètement dans Sade, Fourier, Loyola, avant d’en faire l’objet d’un petit livre aux accents plus polémiques26, n’est pourtant pas un supplément de sensualité propre à adoucir le discours très abstrait qui règne alors, c’est le point de départ d’un nouveau renversement. Ainsi, dans sa préface, l’auteur de « La mort de l’auteur » écrit : « Le plaisir du Texte



comporte aussi un retour amical de l’auteur. » Étrange expression que celle de « retour amical ». Certes, et c’est l’évidence, Barthes explique que cet « auteur » qui fait retour n’est pas le même que celui des « institutions littéraires », ni le héros des biographies. Barthes maintient même les apparences du discours moderne : « Ce n’est pas une personne (civile, morale), c’est un corps. » Barthes, en effet, ne revient pas hypocritement au bon sens des valeurs éternelles. Mais, désormais, il s’est forgé une langue, dont le sens n’a plus que des résonances singulières, internes à l’œuvre, et, par exemple, le mot



« corps », s’il appartient en effet à l’imaginaire des contemporains, possède chez lui une signification très personnelle, fort loin du corps-Artaud ou du corps-Bataille qui alors sont les références du système moderne. Le retour amical de l’auteur n’est donc évidemment pas une soudaine régression ou une allégeance aux académies, mais s’il est amical c’est parce que ce retour s’inscrit dans un rapport nouveau à l’écriture, au texte, à la littérature qui s’exprime de la plus éclairante manière dans ce propos de la préface : « Car s’il faut que par une dialectique retorse il y ait dans le Texte, destructeur de tout sujet, un sujet à aimer, ce sujet est



dispersé, un peu comme les cendres que l’on jette au vent après la mort […] : si j’étais écrivain, et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d’un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons : des “biographèmes”, dont la distinction et la mobilité pourraient voyager hors de tout destin et venir toucher, à la façon des atomes épicuriens, quelque corps futur, promis à la même dispersion. » Dans ces quelques lignes, Barthes évoque la mort de l’auteur, mais c’est tout d’abord la sienne dont il parle, et c’est en plus une mort qui s’inscrit dans



ce temps si particulier qui est le temps posthume et qui ici possède quelque chose de gidien, ne serait-ce que par la constitution du lecteur comme « corps futur » et de la lecture comme étreinte. On a alors le sentiment que si, en effet, il n’a pas été indifférent à Barthes d’être moderne, c’est avec l’ambiguïté de ces agents doubles qui goûtent aux plaisirs éphémères que leur procure leur couverture mais qui n’en maintiennent pas moins secrètement les exigences de leur mission.



Tome IV des Œuvres complètes



(1972-1976) Nouveaux essais critiques Le Plaisir du texte Roland Barthes par Roland Barthes L’ensemble 1972-1976, si l’on continue de suivre la périodisation proposée par Roland Barthes lui-même, se construit autour du mot « moralité ». Deux œuvres dominent cette époque, Le Plaisir du texte et le Roland Barthes par Roland Barthes. Le premier terme que Barthes lance est donc celui de « plaisir » en publiant



en 1973 Le Plaisir du texte, opuscule dont la forme brève et fragmentaire correspond bien à ce qu’il appelle à la même époque un prospectus. Cette notion de plaisir, déjà présente, comme on l’a noté, dans la préface du Sade, Fourier, Loyola, est sans doute celle qui aura produit le plus de malentendus. On y a vu un terme doux, accommodant, libéral, aux antipodes du pesant puritanisme théorique de l’époque ; on y a vu le retour de l’individu, de l’honnête homme, de l’idéologie du goût ; on y a vu enfin la résurgence de la « lisibilité », de la sensualité, du feutré contre l’abstraction et la cérébralité dominantes. Or, et c’est là le premier



point, le terme de « plaisir » a été, tout d’abord, une arme de guerre, et ensuite cette arme de guerre, comme dans tout combat bien mené, n’a pas eu un seul adversaire mais plusieurs, elle n’a pas eu pour objectif de remporter une bataille mais de gagner la guerre. Ce terme de « plaisir », Barthes veut le porter loin et veut qu’il porte loin. Ce qui est notable, en premier lieu, c’est l’amplitude conceptuelle que Barthes lui attribue. Il confère en effet au plaisir une vertu équivalente à l’épochè phénoménologique. Le plaisir relève donc d’abord du champ méthodologique, il correspond à la suspension, la mise entre parenthèses du moi empirique : le



plaisir est ce qui suspend chez le sujet son « moi naturel », l’éthos du plaisir est méthode subjective de connaissance et d’existence. C’est sur ce thème que finit et que commence le livre : « Ne jamais assez dire la force de suspension du plaisir : c’est une véritable épochè, un arrêt qui fige au loin toutes les valeurs admises (admises par soimême). Le plaisir est un neutre (la forme la plus perverse du démoniaque) », dit l’antépénultième fragment. Le plaisir, on le voit, n’est pas un relâchement : c’est un arrêt, ce n’est pas un abandon, c’est une force. Le plaisir n’est pas une aise, une complaisance, c’est au contraire une



force et un arrêt, qui combat les conformismes subjectifs. Le Neutre, évoqué ici comme l’autre nom du plaisir, démultiplie, en outre, les niveaux, et interdit bien évidemment d’assimiler le plaisir à des équivalents douceâtres (saveur, contentement, etc.) : le plaisir est un neutre, au sens où il a une fonction théorétique de neutralisation. Lui aussi, comme jadis le « degré zéro », mais dans un sens inverse, détruit les paradigmes, les oppositions logiques, l’incompatibilité de A et de Non-A, la contradiction, les valeurs établies, le rituel littéraire et les momifications historiques. C’est une neutralisation



féconde et c’est un Neutre de l’abondance qui se dessine alors. En outre, le plaisir est un neutre qui possède la ressource inattendue et paradoxale d’être « la forme la plus perverse du démoniaque » : ce Neutre — l’autre nom du plaisir — est, comme chez Bernanos, une sorte de « Monsieur Ouine », ce sujet en qui le « oui » et le « non » cohabitent avec perversité contre l’interdit évangélique27 et se fécondent de cette transgression. Cette fonction de suspension du plaisir touche en réalité directement, parmi de nombreux thèmes, un point essentiel dans lequel Barthes a perçu mieux que les autres le péché majeur de



la Modernité : la Cause. « Ce que le plaisir suspend, c’est la valeur signifiée : la (bonne) Cause. » Au fond, le plaisir subvertit la modernité en touchant à ce qui, en elle, la leste et la pourrit d’un fond d’éternelle et de fatale métaphysique, et il est, en ce sens, en avant de la modernité, c’est pourquoi on peut le dire, mais dans un sens tout barthésien, post-moderne. Ce fond métaphysique de la « Cause » est en effet, malgré les subterfuges rhétoriques, partout actif dans la modernité, là même où il aurait dû être levé, notamment dans le champ politique ; et, à ce titre, Le Plaisir du texte est peut-être d’abord un texte de



« l’anti-politique » : « Fiction d’un individu (quelque M. Teste à l’envers) qui abolirait en lui les barrières, les classes, les exclusions, non par syncrétisme, mais par simple débarras de ce vieux spectre : la contradiction logique ; qui mélangerait tous les langages, fussent-ils réputés incompatibles ; qui supporterait muet, toutes les accusations d’illogisme, d’infidélité ; qui resterait impassible devant l’ironie socratique (amener l’autre au suprême opprobre : se contredire) […]. Cet homme serait l’abjection de notre société : les tribunaux, l’école, l’asile, la conversation, en feraient un étranger :



qui supporte sans honte la contradiction ? Or ce contre-héros existe : c’est le lecteur de texte, dans le moment où il prend son plaisir. » À l’évidence, le sujet du plaisir est le contre-héros d’un héroïsme qui ne peut être que celui du sujet politique. Et cette anti-politique, Barthes aura l’occasion de la pratiquer à la stupéfaction de tous, l’année suivante, en 1974, avec « Alors, la Chine ? », dans lequel, de retour du royaume du communisme, il propose comme seul commentaire ce qu’il nomme lui-même, avec une sorte de cynisme grec, une « hallucination négative » de la Chine dont les termes déroutants sont : la



délicatesse, l’assentiment, la pâleur, le « non-colorié », le paisible, la fadeur, la prose des gestes… Le mot « plaisir », s’il a donc une fonction conceptuelle de suspension, demeure néanmoins, aux yeux de Barthes, au plus près de son sens trivial, comme par exemple dans cette phrase : « Le plaisir du texte est semblable à cet instant intenable, impossible, purement romanesque, que le libertin goûte au terme d’une machination hardie, faisant couper la corde qui le pend, au moment où il jouit. » Il apparaît alors que le concept de « suspension » ou d’épochè — emprunté à la phénoménologie — appartient également, simultanément, et



parfois crûment, à une érotique dont Barthes propose, par fragments, le régime et les lois. L’épochè, le neutre, la suspension des préjugés, sont aussi des bouleversements corporels. Ainsi oppose-t-il cette érotique qui touche essentiellement à l’instant, à la marge, aux bordures, aux interstices, à celle, par exemple, du « strip-tease » dans laquelle il voit le modèle du plaisir classique de type narratif, où « toute l’excitation se réfugie dans l’espoir de voir le sexe (rêve de collégien) ou de connaître la fin de l’histoire (satisfaction romanesque) », plaisir qualifié d’œdipéen : dénuder, savoir, connaître l’origine et la fin. Le Plaisir du texte ne



développe donc nullement une apologie consensuelle et humaniste du plaisir de la lecture, mais plus essentiellement, et peut-être plus secrètement, il prend la forme d’une sorte d’autoportrait du corps de celui qui parle, un corps « sublimé » et transfiguré par le processus de lecture dans lequel le texte l’engage : « Le plaisir du texte, c’est ce moment où mon corps va suivre ses propres idées — car mon corps n’a pas les mêmes idées que moi. » Mais ce livre va être également l’occasion d’affirmer le plaisir — ce plaisir — comme valeur, et c’est en ce sens que le terme de « moralité » prend son véritable sens, un sens emprunté à



Nietzsche que Barthes choisit, pour cette époque, comme référence. Barthes défend la « moralité » du plaisir, c’està-dire la valeur qu’il contient, contre les simplifications idéologiques dont il est l’objet, en projetant de faire de ce mot, théoriquement « faible » et sans portée structurante, un mot décisif, qui d’ailleurs « ne peut être pris en charge par aucune collectivité, aucune mentalité, aucun idiolecte ». Pour cela, il faut réciproquement se débarrasser de l’idée d’une jouissance « forte, violente, crue : quelque chose de nécessairement musclé, tendu, phallique ». Barthes ajoute : « Contre la règle générale : ne jamais s’en laisser accroire par l’image



de la jouissance ; accepter de la reconnaître partout où survient un trouble de la régulation amoureuse (jouissance précoce, retardée, émue, etc.). » Il faut reconsidérer — et c’est là l’un des grands enjeux du livre — le couple jouissance/plaisir, il faut briser et brouiller le paradigme car c’est lui qui dévalue et abâtardit les deux termes en les inscrivant dans une rivalité stéréotypée. Il s’agit bien d’affirmer contre le monde (la règle générale, la collectivité) les certitudes absolues du sujet qui refuse d’être intimidé par ce qui n’est pas lui et, dans un premier temps méthodique, par l’idée d’une



hiérarchie entre jouissance et plaisir, d’une supériorité ou d’un prestige structurel conféré par le conformisme intellectuel ou populaire à la première au détriment du second. C’est précisément parce que le livre est porté par la nécessité d’une « moralité » au sens nietzschéen qu’il doit, avec une certaine violence, s’opposer à tout discours théorique — nécessairement grégaire — qui voudrait avoir prise sur lui et plus précisément, plus violemment encore, aux discours de la démystification (réactifs) : « À peine a-t-on dit un mot, quelque part, du plaisir du texte, que deux gendarmes sont prêts à vous tomber dessus : le



gendarme politique et le gendarme psychanalytique : futilité et/ou culpabilité, le plaisir est ou oisif ou vain, c’est une idée de classe ou une illusion. » Barthes pose les jalons de ce qui sera développé plus tard dans les Fragments d’un discours amoureux, où « le sentiment amoureux » de la même façon sera défendu, affirmé contre les intimidations de langage venues des grands systèmes totalisants. Le Plaisir du texte est donc essentiellement une morale du plaisir et produit une éthique, mais il ne serait qu’un petit traité de plus si le mot « plaisir » était simplement homonyme de lui-même, c’est-à-dire s’il était



simplement et bourgeoisement affirmé dans la solitude de sa suffisance et le confort d’une simple satisfaction. Ce qui est troublant dans ce livre, ce sont précisément les synonymes curieux que recouvre secrètement le mot plaisir, et par exemple le mot « peur », qui figure si étrangement dans la mystérieuse épigraphe de Hobbes, et qui a priori — comme celui de neutre — s’apparie si mal au titre du livre : « La seule passion de ma vie a été la peur. » La peur, placée à l’orée du livre et à laquelle Barthes consacre un fragment sibyllin, est bien essentielle au dispositif barthésien. La peur est essentielle parce qu’elle est ce qui accompagne le plaisir



et s’ajoute à lui dans sa puissance de neutralisation des paradigmes et des oppositions, dans ses capacités à substituer aux contraintes stérilisantes de la symétrie — celle de l’ordre, de la règle, du « langage consistant » — les effets retors et incalculables des asymétries : « À l’origine de tout, la Peur ? (De quoi ? Des coups ?) » Par elle, par la peur, l’écriture s’ouvre alors à ce qui la fait trembler, inscrivant dans l’écriture raisonnable et mesurée du plaisir, l’excès, les dérives, l’inavouable qui parfois lui manquent peut-être et que la jouissance lui dérobe. L’écriture s’ouvre clandestinement au Schaudern (tremblement) gœthéen



découvert dans Gide, à la crainte et au tremblement rencontrés chez Kierkegaard, à une forme de vide que la peur porte en elle, et, par là même, permet de trouver à l’impossible équation de la jouissance et du plaisir, qui obsède tant Barthes tout au long de ce livre, une résolution toute personnelle. D’une certaine manière, la démarche de Barthes s’apparente partiellement à celle de Bataille, mais en inversant les priorités rhétoriques et passionnelles ; car chez Bataille demeure ce que Barthes appelle « l’éréthisme de certaines expressions » et un « héroïsme insidieux », alors que « le plaisir du texte (la jouissance du



texte) est au contraire comme un effacement brusque de la valeur guerrière, une desquamation passagère des ergots de l’écrivain, un arrêt du “cœur” (du courage) ». La peur alors apparaît comme le signe sur lequel s’ouvre le plaisir dans une structure de masque particulièrement fascinante. Et la structure ? dira-t-on à ce propos. On a vu à propos de L’Empire des signes qu’en en faisant l’espace de la fiction, Barthes avait, pour son propre compte, totalement déplacé, et à son seul profit, cette notion qui donc perdure sous des formes dérivées. L’idée de structure semble avoir disparu avec Le Plaisir du texte. Pourtant, peut-être se



maintient-elle dans la présence du fragment. Pas seulement parce que le fragment possède des qualités de finitude, de discontinuité, de clôture, mais aussi parce que les fragments — comme ensemble — sont un dispositif particulièrement structural : le sens s’évapore au profit de la valeur puisque c’est dans la dimension relationnelle de fragment à fragment que la signification se déploie, et à la linéarité de la dissertation le discours fragmentaire substitue la synchronie mobile d’un système. Le paradigme a vacillé, les couples binaires ne commutent plus, la structure a cessé d’être sage. Ce qui est nouveau également avec Le Plaisir du



texte, c’est que le fragmentaire est aussi, en tant que structure, l’abri du subjectif. Et cela est vraiment nouveau pour Barthes — du moins de manière aussi affichée — et pour la constellation intellectuelle à laquelle il appartient. ** Au-delà d’une rupture comme celle du Plaisir du texte, cette période est caractérisée par toutes sortes d’interventions nouvelles qui sont également représentatives d’un certain nombre de mutations : interventions sur la musique, interventions sur la peinture moderne et contemporaine, interventions sur le cinéma.



Ce qui définit les plus importants de ces textes, c’est qu’ils s’inscrivent dans un dessein autobiographique dont il faut mesurer la complexité. Cela est évidemment visible dans les textes sur la musique, où dans « Le grain de la voix », par exemple, Barthes évoque une figure musicale propre à son passé, le chanteur Charles Panzéra dont il a été le jeune élève, ou encore dans « En sortant du cinéma » où la question cinématographique est vidée de tout contenu « filmique », et où la question de l’œuvre a disparu au profit d’un propos qui ne concerne plus que le locuteur lui-même : « Le sujet qui parle ici doit reconnaître une chose : il aime à



sortir du cinéma ». Dans « Le grain de la voix », Barthes développe une critique très violente de l’art du baryton allemand Dietrich Fischer-Dieskau, qui règne alors sur le lied romantique, et lui oppose le chant de son ancien maître. Cette opposition qui, d’une certaine manière, pourrait rappeler le dogmatisme d’une « mythologie » des années 50, où Barthes exécutait le chanteur français Gérard Souzay28, est pourtant bien différente malgré un type d’argumentation critique relativement proche. Cette violence est tout autre parce qu’elle se fonde sur la mémoire, et sur la mémoire d’un objet perdu : l’art de Panzéra est alors inaudible, faute



d’avoir été enregistré et conservé de manière correcte. Barthes ne peut — mais c’est précisément ce qu’il veut — que nous renvoyer à une anamnèse personnelle construite dans un récit à l’imparfait qui ressuscite de manière purement subjective l’art de Panzéra : « Tout l’art de Panzéra, au contraire, était dans les lettres, non dans le soufflet (simple trait technique : on ne l’entendait pas respirer, mais seulement découper la phrase). Une pensée extrême réglait la prosodie de l’énonciation, etc. » Cette évocation de ce qui est objectivement perdu et qui ne survit qu’au travers de cette longue réminiscence se termine par cette



interrogation à propos de cette phonétique unique dans le chant français : « Suis-je seul à la percevoir ? Est-ce que j’entends des voix dans la voix ? » On dira alors que Barthes, dans ce texte, et d’une manière plus légère dans son texte sur le cinéma, est en train de constituer au creux de son œuvre le pôle d’une hyper-subjectivité dont on commence à concevoir les contours particuliers. Il ne s’agit pas, comme il convient à l’écrivain bourgeois, d’afficher les goûts de sa maturité — rien du « questionnaire de Proust » dans ces propos.



Il s’agit, en cette période où le « je » est banni, où la theoria règne, de transgresser les règles de la modernité et de faire de cette transgression le point de départ d’une nouvelle façon de dire « je », qui aura été sans doute l’obsession la plus durable de Barthes. On le voit, la confidence autobiographique n’est pas un supplément d’âme au texte théorique, elle agit à l’intérieur même du texte, à la manière d’une pure égologie, comme son total déplacement. Barthes justifie ainsi cette démarche dans le fragment « Moi, je » du Roland Barthes par Roland Barthes : « … aujourd’hui, le sujet se prend ailleurs, et la “subjectivité” peut



revenir à une autre place de la spirale : déconstruite, désunie, déportée, sans ancrage : pourquoi ne parlerais-je pas de “moi”, puisque “moi” n’est plus “soi” ? » Alors que les Modernes cherchent par tous les moyens, parfois les plus absurdes ou les plus enfantins, à ne pas dire « je » (on utilise le « ça », le « on », l’impersonnel…), Barthes dénoue d’un seul geste la censure en la retournant en liberté : puisque la modernité a délogé le « moi », puisqu’elle a démasqué tous les leurres possibles de l’imaginaire, puisqu’elle a détruit la subjectivité, nous voilà enfin libres de dire « je », libres de nos



illusions et de notre néant. Tel est donc le second dispositif mis en place par Barthes. Au travail libérateur du « Plaisir » dont on a vu précédemment la configuration, s’ajoute, dans un second temps, le travail libérateur de la subjectivité. Tous deux s’associent dans le fait qu’alors la démystification moderne, et du plaisir, et de la subjectivité, loin de conduire à leur deuil, autorise, dans un renversement typiquement barthésien, à les rendre à nouveau désirables, à les étreindre, à les pratiquer, mais, bien évidemment, tout autrement. La démystification cesse d’être réactive — source du



ressentiment —, elle devient active, productrice de nouveau. ** Le Roland Barthes par Roland Barthes (1975) est sans aucun doute, après L’Empire des signes, le livre le plus concerté, le plus réfléchi et le plus composé qu’ait jamais écrit Barthes jusque-là. C’est aussi — et c’est important — le livre le plus heureux. Plus heureux que tout ce qui précède et plus heureux que tout ce qui suit. À l’origine, une initiative éditoriale : faire écrire par lui-même le volume Barthes prévu pour la collection « Écrivains de toujours » du Seuil, dans



laquelle il avait jadis publié le Michelet (1954). De ce qui pourrait passer pour une sorte de « coup », Barthes va se saisir pour inventer une forme tout à fait inédite d’autoportrait. Comme on l’a déjà vu, la structure — une « collection » est une structure — est la condition nécessaire à la liberté. Le dispositif fragmentaire joue un rôle évidemment beaucoup plus complexe que dans les livres antérieurs puisqu’il ajoute cette fois-ci aux fonctions de morcellement (le Japon), de protection (le plaisir), des procédures extrêmes, où l’ironie, la parodie, l’intime, le carnavalesque, le dialogisme, la mise en abyme le saturent



pour en faire réellement un empire des signes : dessins ou pastels, graphies, photographies, images, légendes, partitions, markers, dessins, textes, textes dans les textes (citations, parenthèses, digressions, autocommentaires), personne dans la personne puisque tous les pronoms du singulier nomment le même individu et cela parfois au sein d’un même fragment. On l’a dit, la grande intuition barthésienne est que l’œuvre est possible dès qu’on a trouvé une nouvelle façon de dire « je ». Le Roland Barthes par Roland Barthes dénoue de manière particulièrement forte le dilemme dans



le temps même où il invente un objet littéraire inédit. L’image y joue un rôle premier puisqu’elle est ce sur quoi s’ouvre le livre, dans le modèle essentiellement proustien du « temps perdu », où se déploient la mère, les noms de lieux (« Bayonne, Bayonne, ville parfaite… »), la maison, le jardin, la sexualité de l’enfance, la généalogie — vieillesse, neurasthénie, mélancolie des familles mortes —, le roman familial, l’enfance — « L’envers noir de moimême, l’ennui, la vulnérabilité, l’aptitude aux désespoirs (heureusement pluriels), l’émoi interne, coupé pour son malheur de toute expression » —,



l’adolescence (« En ce temps-là, les lycéens étaient de petits messieurs »), Soi (« Nous, toujours nous… aux amis près »). Ce qui est profondément barthésien, c’est le traitement de la photographie, agencement, cadrage, jeux du passé et du présent, inscription du temps, fascination pour le fragment photographique dans le large spectre de l’image (« Me fascine, au fond, la bonne »), c’est aussi un art, un soin particulier du légendage qui fait de l’image une sorte d’inspiratrice particulièrement enivrante : « De génération en génération, le thé : indice bourgeois et charme certain », « La famille sans le familialisme »,



« Contemporains ? Je commençais à marcher, Proust vivait encore et terminait la Recherche », « D’où vient donc cet air-là ? la Nature ? le Code ? »… Chacune de ces phrases est immédiatement mémorable comme une citation ; tel est le charme particulier de l’usage des images et des légendes à l’orée du volume, puis tout au long de celui-ci, que de susciter une poétique très particulière parce qu’elle ne relève pas d’un égotisme personnel ou privé, mais qu’elle est entièrement vouée à nourrir la vérité recherchée par le livre. Cette poétique est celle des « préhistoires », au sens anthropologique comme au sens romanesque. Poétique de



ce sujet encore improductif, encore oisif, de « ce corps qui s’achemine vers le travail, la jouissance d’écriture », vers l’écriture, c’est-à-dire vers le deuil et la disparition de toutes les images. Si les images sont la pré-histoire du sujet, alors le texte, les fragments, eux, constituent son histoire. Chaque fragment déroule un mot appartenant à la doctrine barthésienne, « adjectif », « aise », « analogie », « argent », « Argo », « arrogance », sous la forme du commentaire (« Le démon de l’analogie »), du souvenir (« Quand je jouais aux barres »), de l’aveu (« La jeune fille bourgeoise »), de la maxime (« Éros et le théâtre »), des listes



(« J’aime, je n’aime pas »), du dialogue (« Reproche de Brecht à R.B. »), de la réflexion (« Le plein du cinéma »), de la citation (« Lettre de Jilali »), du récit (« La côtelette »), de l’épigramme (« La courbe folle de l’imago »), de l’allégorie (« La déesse H. »), du discours (« Un mauvais sujet politique »), du paradoxe (« En fait… »), de la série (« Pause : anamnèses »), de la confidence (« Au petit matin »), etc. Ce qui est important ici, c’est le transfert qu’opère Barthes. Tout son travail est de transférer la valeur de sa doctrine, ou du corps de doctrine constitué par son œuvre (thèses,



axiomes, assertions, théories, réfutations, pensées), sur un personnage, lui-même, ce lui-même dont il écrit : « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman. » Soyons plus précis et disons que le transfert de la doctrine sur la personne s’accompagne, dans ce transfert même, d’une métamorphose de la personne en personnage. Le transfert de la doctrine sur la personne opère au niveau le plus élémentaire lorsque par exemple un concept perd toute intensité abstraite pour s’énoncer sous la forme d’un pli personnel (« L’amour d’une idée »), mais plus généralement, ce transfert



opère sous les formes qu’on a déjà nommées : le dialogisme, le carnavalesque, la parodie, l’ironie, l’intime, la mise en abyme où la pensée s’éparpille dans l’insignifiant qui de ce fait devient le plus haut lieu de l’abstraction et où cet éparpillement est à la fois dénoncé comme vanité littéraire et confirmé par cette dénonciation même. C’est un jeu. Mais comme tout jeu, porté à l’extrême, il cesse de l’être tout à fait et construit un sérieux qui lui est propre. Telle est peut-être l’invention littéraire de Barthes à laquelle on peut encore aujourd’hui être sensible : dans l’épuisement de l’autoportrait, en ces



années 70 où le moi est haïssable, avoir porté à la plus extrême légèreté la banalité vive du sujet et lui avoir rendu sa nécessité littéraire : « J’aime : la salade, la cannelle, le fromage, les piments, la pâte d’amandes, l’odeur du foin coupé […], les roses, les pivoines, la lavande, le champagne, des positions légères en politique, Glenn Gould… », et réciproquement, avoir su, grâce à la blancheur même de la phrase, saisir le souvenir dans sa pureté épiphanique : « Retour en tramway, le dimanche soir, de chez les grands-parents. On dînait dans la chambre, au coin du feu, de bouillon et de pain grillé » ; « Dans les soirs d’été, quand le jour n’en finit pas,



les mères se promenaient sur de petites routes, les enfants voletaient autour, c’était la fête », etc. ** Barthes est devenu par ce livre un Maître. La Modernité a d’ailleurs été une machine à produire des maîtres. Mais Barthes ne consent à le devenir que sous une forme bien particulière et choisie. D’un certain point de vue, ce maître est un anti-Socrate (il reste « impassible devant l’ironie socratique », écrivait-il dans Le Plaisir du texte), et cela est logique si l’on songe à l’inspiration nietzschéenne de son discours. La Maîtrise s’accompagne



simultanément chez lui d’une sorte de dessaisissement des instruments du pouvoir intellectuel — fondé sur le prestige que confère le pouvoir de l’abstraction, sur l’intimidation conceptuelle, sur la radicalité du discours (par exemple politique). La maîtrise à laquelle aspire Barthes ne doit pas outrepasser une mesure subjective et intersubjective et elle trouve son expression dans ce qu’il a appelé ailleurs une « rhétorique érotisée »29, qui prend sa source chez Platon, l’anti-Socrate, où se déploie une dialectique qui est essentiellement le dialogue amoureux du maître et du disciple : « Peut-être Mallarmé



suggérait-il cela, lorsqu’il demandait que le Livre fût analogue à une conversation. Car, dans la conversation, il y a aussi une réserve, et cette réserve, c’est le corps. Le corps est toujours l’avenir de ce qui se dit “entre nous” », écrit également Barthes dans « Au séminaire » (1974), texte dans lequel la « maîtrise » barthésienne se distingue très précisément de celle de tous les maîtres modernes : « L’espace du séminaire n’est pas œdipien, il est phalanstérien, c’est-à-dire, en un sens, romanesque […] ; le romanesque n’est ni le faux ni le sentimental ; c’est seulement l’espace de circulation des désirs subtils, des désirs mobiles ; c’est,



dans l’artifice même d’une socialité dont l’opacité serait miraculeusement exténuée, l’enchevêtrement des rapports amoureux. » Ce dialogue amoureux qui est donc recherché explique l’opération amorcée par Le Plaisir du texte et systématisée par Le Roland Barthes par Roland Barthes, à savoir le fait que la doctrine abandonne l’espace théorique pour se transférer et se déployer sur la personne de Barthes devenue auteur de lui-même. Certaines synthèses alors peuvent se faire : Barthes republie en 1972 Le Degré zéro de l’écriture suivi des Nouveaux essais critiques qui rassemblent des études écrites pendant



les dix dernières années, parmi lesquelles « Flaubert et la phrase » (1967) ou « Pierre Loti : Aziyadé » (1971) et surtout « Chateaubriand : Vie de Rancé » (1965), texte dans lequel on trouve la meilleure préface à cette période de la « moralité » constituée par Le Plaisir du texte et le Roland Barthes par Roland Barthes : « Tout homme qui écrit (et donc qui lit) a en lui un Rancé et un Chateaubriand ; Rancé lui dit que son moi ne saurait supporter le théâtre d’aucune parole, sauf à se perdre : dire Je, c’est fatalement ouvrir un rideau, non pas tant dévoiler (ceci importe désormais fort peu) qu’inaugurer le cérémonial de l’imaginaire ;



Chateaubriand de son côté lui dit que les souffrances, les malaises, les exaltations, bref le pur sentiment d’existence de ce moi, ne peuvent que plonger dans le langage, que l’âme “sensible” est condamnée à la parole, et par suite au théâtre même de cette parole. » Barthes ajoute alors — faisant le lien entre Le Degré zéro de l’écriture et l’exercice étrange auquel il va se livrer dans le Roland Barthes : « Cette contradiction rôde depuis bientôt deux siècles autour de nos écrivains : on se prend en conséquence à rêver d’un pur écrivain qui n’écrirait pas. »



Tome V des Œuvres complètes (1977-1980) Fragments d’un discours amoureux Leçon Sollers écrivain La Chambre claire Avant même d’en faire l’un des thèmes majeurs du Degré zéro de l’écriture, Roland Barthes, dans un texte écrit en 1944 au sanatorium de SaintHilaire, avait désigné Orphée comme le



modèle même de l’écriture par où s’enchaînent « les objets et les hommes rétifs à la parole ». Tout au long de son œuvre, la figure d’Orphée est superstitieusement convoquée comme un mémorial, c’est-à-dire comme un guide détenant une vérité inaliénable : « L’écrivain et Orphée sont tous deux frappés d’une même interdiction, qui fait leur “chant” : l’interdiction de se retourner sur ce qu’ils aiment. » C’est au crépuscule de sa vie que l’orphisme de Barthes s’est accompli pleinement, dans toute son intensité, sa mesure, et sa démesure en tant qu’il est voué à transgresser cet interdit. Il est marqué par trois œuvres : un traité du



sentiment amoureux (Fragments d’un discours amoureux), un traité de l’écrivain sans œuvre (Leçon) et enfin un traité de la descente vers la mort ou la morte (La Chambre claire), sans compter bien sûr les très nombreux textes ou interventions qui, à la manière de miniatures, accompagnent ces œuvres, les précèdent, les ponctuent comme de petites variations, parmi lesquels « Le chant romantique » (1977), « Sur des photographies de Daniel Boudinet » (1977), « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » (1978), « L’image » (1978), « La chronique » (1979), « Aimer Schumann » (1979) ou encore « On échoue toujours à parler de



ce qu’on aime » (1980), texte inachevé, interrompu par l’accident, puis définitivement par la mort, et dont le titre est assez parlant. Parmi ces œuvres, l’une, parce que moins personnelle, semble faire contraste, Sollers écrivain (1979), recueil d’interventions consacrées à l’œuvre de Philippe Sollers. Et pourtant, commentant Drame, Barthes écrit : « Sollers suit de très près le mythe fondamental de l’écrivain : Orphée ne peut se retourner, il doit aller de l’avant et chanter ce qu’il désire sans le considérer : toute parole juste ne peut être qu’une esquive profonde ; le problème, en effet, pour quelqu’un qui



croit le langage excessif (empoisonné de socialité, de sens fabriqués) et qui veut cependant parler (refusant l’ineffable), c’est de s’arrêter avant que ce trop de langage ne se forme : prendre de vitesse le langage acquis, lui substituer un langage inné, antérieur à toute conscience et doué cependant d’une grammaticalité irréprochable. » Sollers, l’ami, sans doute le seul parmi les écrivains contemporains, à propos de qui il écrit encore, dans un autre texte du livre : « Il ne se retourne pas sur l’arrière du langage. Ses amis ou ses ennemis, il nous maintient tous vivants. » En cela, Sollers est un Orphée heureux ; c’est-à-dire une exception.



L’Orphée barthésien, lui, va jusqu’au bout de la menace qui pèse sur lui et qu’il était pourtant censé surmonter. ** Fragments d’un discours amoureux (1977) est un livre sans modèle parmi ses contemporains, et s’il fallait lui en trouver un, ce serait alors dans le lointain passé, la Vita Nova de Dante, Le Livre de l’ami et de l’aimé de Raymond Lulle, ou dans d’autres civilisations, notamment orientales, arabes pré- ou post-islamiques ou asiatiques, et peut-être même jusque dans le Cantique des cantiques si originaire, mais aussi bien sûr dans la



poésie romantique, celle chantée par Schumann ou Schubert, ou encore symboliste, si l’on songe à Pelléas et Mélisande, seul opéra véritablement important pour Barthes. À Dante, Lulle, à la tradition juive, arabe ou asiatique, Barthes emprunte le dispositif fragmentaire, la forme du traité lyrique où pensée, sagesse et désir se concilient dans une parole qui se veut logos ; à la littérature profane, et notamment au Werther de Gœthe, Barthes prend en quelque sorte la matière littéraire qui se confond avec sa propre vie. Ce qui est essentiel à toutes ces traditions et qui, bien sûr, les inscrit



également dans le modèle orphique, c’est la structure duelle du sujet amoureux et du sujet aimé : le sujet amoureux n’a jamais à faire qu’à l’Un. Le Deux y est le simple multiple de l’Un, son enclos. D’où le fait d’ailleurs qu’au-delà des noms et des traditions, au principe de toute hénologie et de tout dialogue, Platon, celui du Banquet, soit l’une des références les plus insistantes. Le couple de l’amoureux et de l’aimé est ainsi ce qui structure tous les fragments et les constitue en structure. L’aimé est l’Absent, il est l’Adorable, il est Atopos, il est Tel ; le sujet amoureux est ascétique, celui qui attend, il est l’écorché, il est langoureux…



D’ailleurs, le sentiment amoureux est tout entier un fait de structure : « Dans l’incident, ce n’est pas la cause qui me retient et retentit en moi, c’est la structure. Toute la structure de la relation vient à moi comme on tire une nappe : ses redents, ses pièges, ses impasses […]. Je ne récrimine pas, je ne suspecte pas, je ne cherche pas les causes ; je vois avec effroi l’ampleur de la situation dans laquelle je suis pris ; je ne suis pas l’homme du ressentiment, mais celui de la fatalité. (L’incident est pour moi un signe, non un indice : l’élément d’un système, non l’efflorescence d’une causalité). »



D’une certaine manière, les Fragments sont un livre structural. On pourrait le lire comme le dispositif systématique dans lequel une situation est saisie tout aussi bien dans la combinatoire qui articule les unes aux autres les cases du système que dans les commutations infinies qui engendrent chez le sujet amoureux les mêmes attitudes, les mêmes gestes, les mêmes propos, les mêmes dispositions. Les deux gestes structuraux, découpage et agencement, sont la matière même du livre. Le dispositif structural possède une fonction méthodique d’épochè : il s’agit bien d’atteindre le sentiment amoureux comme phénomène et, pour



cela, de mettre entre parenthèses tout ce qui le parasite ou le dilue dans une généralité humaine, c’est-à-dire dans la psychologie. La structure est, à ce titre, un outil de purification de l’être amoureux où celui-ci est débarrassé de ce qui l’encombre ou l’abâtardit, et l’assujettirait comme un sujet quelconque aux lois générales et à la matière banale des expériences ordinaires. La structure est un anti-positivisme. En cernant au plus près les lois locales ou régionales propres à son objet — ici le sentiment amoureux —, en mettant au jour les dispositifs spécifiques qui sont au service de cet objet, en séparant avec



une rigueur toute puritaine ce qui en relève de ce qui n’en relève pas, la structure rejette radicalement toute interprétation en extériorité de son objet (d’où, par exemple, le rejet de la causalité au profit du système) et, bien au contraire, ne l’aborde de ce fait qu’en intériorité, dans une immanence radicale et pure. Ainsi la figure CONTACTS, qui « réfère à tout discours intérieur suscité par un contact furtif avec le corps (et plus précisément la peau) de l’être désiré », propose-t-elle une série simple de situations qui sont autant de variations autour du même point et dont le rôle précis, méthodique, est, par ces



variations mêmes, d’en saisir le sens spécifique : « (Pressions de mains — immense dossier romanesque —, geste ténu à l’intérieur de la paume, genou qui ne s’écarte pas, bras étendu, comme si de rien n’était, le long d’un dossier de canapé et sur lequel la tête de l’autre vient peu à peu reposer, c’est la région paradisiaque des signes subtils et clandestins : comme une fête, non des sens, mais du sens.) » Pourtant, le sujet amoureux est structural comme l’était le sujet racinien. Car si la procédure structurale vise à reculer toujours plus loin, dans une sorte d’infini sans signification — infini athée —, l’idée d’une essence fixe des choses



et vise à abolir l’idée même d’essence, cette même procédure, sous la direction de Barthes, aboutit au contraire à faire affleurer, à faire apparaître et à saisir ce qu’en termes phénoménologiques on appellerait le noème du sentiment amoureux, c’est-à-dire la chose même, la chose telle qu’en elle-même, la chose devenue phénomène. La structure est bien ici l’instrument d’une phénoménologie. Le sentiment amoureux, en tant qu’il est reconstitué sous la forme d’un simulacre parfait, d’une grande pureté formelle et structurale, peut être le truchement, non plus d’une simple entreprise de connaissance, mais de l’expérience



d’une parole réduite et reconduite par le fragment à son essence, c’est-à-dire à l’origine de tout sens, c’est-à-dire encore à la subjectivité absolue. Au fond, l’expérience, toute limitée et toute singulière qu’elle soit, comme l’est aux yeux du monde celle du sentiment amoureux, menée absolument, conduit à une forme d’universalité, à une forme d’originel, et à une forme de transcendance tout aussi radicale que les expériences ontologiques les plus hautes. L’amoureux, pourrait-on dire, c’est le sujet. Et ce sujet est si bien saisi en sa vie égologique, sa parole est si bien réduite à son simple et pur possible, qu’alors les Fragments d’un



discours amoureux sont en effet, comme toute phénoménologie, une véritable ontologie concrète. On n’épiloguera pas sur tous ces fragments, où le corps, où la chair sont décrits comme le chemin vers cette altérité de l’aimé. Il s’agit bien d’une présence qui donne en personne le caractère inaccessible de l’autre tout en étant entrelacée à une donation de son corps. L’ego alors se transcende véritablement lui-même par cette constitution de l’autre. Ce qui constitue donc la singularité des Fragments d’un discours amoureux, c’est tout d’abord le transfert du génie de la structure sur une



phénoménologie, et simultanément le fait qu’il s’agit du premier livre — précédé d’une certaine façon, il est vrai, par L’Empire des signes — où la theoria n’a plus de fonction dominante, régente ou conductrice. La réhabilitation de la doxa opérée par Barthes explique bien sûr que la langue barthésienne, même si elle joue encore partiellement avec la théorie, investit pleinement, mais de manière « tempérée » — au sens musical du terme —, la langue naturelle, la langue naïve, la langue de la transitivité : « (N’est-ce donc rien, pour vous, que d’être la fête de quelqu’un ?) »



Ce retrait de la théorie est sans doute ce qui explique l’incompréhension, l’étrange apathie et la paresse avec lesquelles ce livre a été lu par une portion significative du monde intellectuel, trahissant peut-être aussi par cette incompréhension quelques signes de décadence. Mais ce n’est pas seulement en se soustrayant aux apparences de la theoria que Barthes prenait le risque d’être incompris, c’est aussi parce qu’il s’écartait des grands mythes rationnels de l’intelligentsia, et notamment les deux grandes mythologies freudienne et marxiste. Nous retrouvons donc ici ce que nous avions vu s’esquisser dans Le Plaisir du texte, à



savoir la lecture de ces deux systèmes totalisants comme simples systèmes discursifs de cœrcition, comme parole du Pouvoir, ce que Barthes appelle d’une manière nietzschéenne le discours du « Prêtre » : il s’agit toujours de démystifier, de déprécier, de réduire par la détermination. Barthes y oppose ceci : « Je veux changer de système : ne plus démasquer, ne plus interpréter mais faire de la conscience même une drogue, et par là accéder à la vision sans reste du réel, au grand rêve clair, à l’amour prophétique. » **



L’année 1977 n’est pas seulement celle des Fragments d’un discours amoureux, c’est aussi, le 7 janvier, celle de la leçon inaugurale au Collège de France où il vient d’être élu, et en juin celle de la décade de Cerisy qui lui est consacrée sous le titre « Prétexte : Roland Barthes » sous la direction d’Antoine Compagnon. Le Collège de France et la Leçon qu’il y prononce vont être pour Barthes l’occasion de définir ce que peut être un enseignement dont la « littérature » serait l’objet. Occasion également pour retracer son propre itinéraire et l’aventure sémiologique, occasion pour revenir sur les mots. Et c’est à chaque



fois dans le souci du déplacement et même du renversement : enseigner devient désapprendre, l’opposition langue/parole est levée puisque ces deux éléments glissent selon le même axe de pouvoir, la mimèsis cesse d’être honnie pour être définie comme ce à quoi la littérature ne renonce pas, le métalangage qui fut autrefois la baguette du sourcier structuraliste devient un concept insoutenable, le signe lui-même devient une fiction, un imaginaire. Tout au long de cette Leçon, Barthes revient à la même question, celle du pouvoir. Mais l’obsession de Barthes n’est pas essentiellement politique. Même si, bien sûr, son



interprétation n’est pas totalement étrangère à tout souci de ce type, elle déborde très largement les préoccupations de l’époque, celle des années 70 finissantes. La question du pouvoir, telle que Barthes l’esquisse ici, est chez lui à la fois absolue et subjective, d’où les innombrables malentendus, et le plus fameux d’entre eux autour d’une phrase qui ne pouvait guère être comprise, celle où il déclare que la langue, comme performance de tout langage, est tout simplement fasciste. Énoncé énorme, excessif, scandaleux, presque fou, dont le contexte — l’intronisation d’un penseur au Collège de France — n’était



pas le plus propice, et pour lequel les exemples donnés n’étaient d’ailleurs guère convaincants, voire dérisoires (l’obligation de choisir entre le « tu » et le « vous », entre le « masculin » et le « féminin », etc.). Ce terme de fasciste — par son inadéquation évidente mais sans doute voulue — laissait dans l’ombre le propos plus essentiel où Barthes exprimait, à la manière des écrivains les plus marginaux de la littérature, une aspiration violente et désespérée au silence. Or, cette aspiration possède un contenu si problématique qu’on comprend que Barthes ait voulu en neutraliser la difficulté par un scandale



anecdotique et trivial (la référence au fascisme) qui servit de contre-feu, car le fond de son propos est pour le moins en porte-à-faux avec toute idéologie, tout progressisme, et tous bons sentiments. Ce que Barthes appelle le « fascisme » de la langue, c’est-à-dire sa fonction d’assujettissement et de répétition, ce qu’il appelle également « la voix dominatrice, têtue, implacable de la structure », ce n’est pas autre chose, en effet, que « l’espèce en tant qu’elle parle ». Et ce qu’il oppose à la langue en tant qu’elle oppresse, c’est-à-dire donc à l’humanité parlante, objet pour lui de la plus violente phobie, ce n’est point une littérature libératrice, mais



deux exemples de silence sollicités chez deux penseurs on ne peut moins démocratiques : Kierkegaard et Nietzsche. D’une part, le silence d’Abraham, lors du sacrifice d’Isaac, défini par Kierkegaard comme « acte inouï, vide de toute parole, même intérieure, dressé contre la généralité, la grégarité, la moralité du langage », et d’autre part « l’amen nietzschéen, qui est comme une secousse jubilatoire donnée à la servilité de la langue ». Si le degré zéro de l’écriture, si l’écriture blanche, vide ou neutre avaient pu passer autrefois pour le remède à la grande usure de la langue produite par une littérature réduite à



n’être plus qu’un rituel bourgeois, ce sont deux silences extrêmement singuliers, celui mystique d’Abraham, celui « sur-humain » de Nietzsche, qui désormais sont requis pour s’opposer, non plus à la mauvaise littérature, mais plus radicalement et absolument à l’incessant, l’interminable, servile et oppressant bavardage humain, devenu la langue totalisée. La langue comme fascisme, c’est au fond et en fait d’abord un rejet de la parole humaine comme telle, et c’est une aspiration à l’écriture comme production de « l’autre langue ». Une « autre langue » à qui le silence serait ce que le bavardage est à la langue des hommes.



L’écriture, pourtant, possède des ressources dialectiques. Barthes n’a pas la naïveté de croire à la totale souveraineté du silence, ni même peutêtre d’ailleurs à la totale souveraineté de l’écriture. « L’autre langue » est aussi ce qui, dans la langue, dans la doxa, comme on l’a vu à propos de Fragments d’un discours amoureux, recueille les trésors endormis, et ce qui sépare alors cette « autre langue » de la langue est également ce qui les superpose l’une à l’autre, permettant, dans un manège incessant, de déjouer ou mieux de neutraliser ce « fascisme », cette grégarité, cet ulcérant et incœrcible usage universel du verbe.



L’écriture, tout comme la méthode, doit être apophatique, soustractive : active par sa négativité qui est celle du silence, de la déprise, de la fragmentation, de la digression. Elle dessine une figure du Maître qui déjoue les images, qui se fait « fils », qui se dessaisit de toute mémoire au profit de la force de toute vie vivante, « l’oubli », bref, qui abandonne la maîtrise, et qui se donne alors pour seule tâche, la plus apophatique de toutes : « désapprendre ». ** Si le langage a été investi, depuis le début de l’aventure intellectuelle,



comme l’objet central de la quête intellectuelle et comme l’instrument de cette quête, cela a été moins dans le fantasme d’une maîtrise démiurgique, scientifique et théorique du monde que dans le souci patient de l’épuiser, de l’épurer à l’extrême, de le purifier. De cela témoigne le dernier livre — La Chambre claire —, épilogue de cette alchimie du Verbe où, à l’approche de la question de la mort, Barthes accomplit un acte de poétisation extrême — acte orphique par excellence —, descendre au royaume des Ombres — au travers de la plaque photographique —, étreindre l’inaliénable essence de la mère : « ça a été », formule talismanique d’une



rencontre inaugurée de longue date avec le réel. La mère est morte le 25 octobre 1977. Songeant, sans savoir exactement comment, à lui rendre hommage, Barthes saisit la commande, par les Cahiers du cinéma, d’un livre sur la photographie, pour tracer une méditation phénoménologique sur ce qu’il appelle lui-même — ce sont les deux derniers mots du livre — « l’intraitable réalité ». Parler de la mère pour Barthes, ce n’est pas céder à une faiblesse sentimentale, c’est construire un livre — un tombeau —, c’est-à-dire à nouveau inventer une forme, dessiner des volumes, produire



un temps, nouer une fiction. L’étrange incongruité, qui a quelque chose de stendhalien30, sur laquelle commence le livre, dérobe au lecteur tout espace de connivence ordinaire : « Un jour, il y a bien longtemps, je tombai sur une photographie du dernier frère de Napoléon, Jérôme (1852). Je me dis alors, avec un étonnement que depuis je n’ai jamais pu réduire : “Je vois les yeux qui ont vu l’Empereur.” » Il s’agit bien de cela : parcourir, à travers « la cime du particulier », selon l’expression empruntée à Proust, le champ photographique en tant qu’il est d’abord un objet commun, ordinaire, universel, le plus universellement



partagé, appartenant au « tout-venant » du monde. Si la méthode ou le vocabulaire sont empruntés à la phénoménologie, seule parole qui ne cède pas sur la positivité essentielle de ses objets, il ne s’agit pas pour autant de la part de Barthes de faire une phénoménologie de la photographie. Au fond, quelle phénoménologie est capable d’aller jusqu’au bout de son objet et de le laisser se manifester dans son logos propre ? Ce qui est singulier dans La Chambre claire, c’est que, inversant le schéma des grands romans initiatiques, depuis ceux de la Table Ronde jusqu’à Proust, la quête de l’essence est ce qui



déguise le récit d’une aventure individuelle. Les notions d’Operator, de Spectator, de Sténopé, de Studium ou de Punctum qui constituent les étapes successives où se dévoile progressivement la visibilité propre à la photographie, sont comme les outils conceptuels appliqués à un « temps perdu » — le temps improductif du cheminement mondain — dont les personnages sont les photographies de Stieglitz, Wessing, Klein, Avedon, Sander, Clifford, Van der Zee, Kertész… Ce temps perdu est le temps généreux de la vie où le sujet, curieux du monde, donne à voir, décrit, nomme, désigne, se prête à la fête, à « la pression de



l’indicible qui veut se dire ». Chaque photographie est le lieu d’une aventure, d’une joie, d’une blessure, l’occasion d’un épisode descriptif, d’une scène qui s’ajoute à une autre scène, et dont l’ensemble constitue un bien étrange roman : depuis le « Terminus de la gare à chevaux de New York » photographié par Stieglitz jusqu’au « Jeune homme au bras étendu » de Mapplethorpe. C’est tout le roman du monde qui s’est déployé en quelques images : la ville, la guerre, l’histoire politique, la famille, la maison, le voyage, la beauté, et au travers duquel Barthes étend sa lecture, car ce ne sont pas des « choses », des « objets » ou des « gens » qu’il décrit,



mais c’est le visage (« Le masque, c’est le sens, en tant qu’il est absolument pur… »), c’est le lieu (« C’est là que je voudrais vivre… »), c’est le pathétique et l’énigme (« Pourquoi ce linge ? »), c’est le temps : les souliers à brides de la jeune Noire debout (« Pourquoi un démodé aussi daté me touche-t-il ? Je veux dire : à quelle date me renvoie-til ? »). Ce qui est troublant, c’est que ce roman du monde, à mesure qu’il se déploie sous nos yeux, sous le prétexte de parcourir capricieusement des photographies découvertes apparemment au hasard des lectures, se donne sous la forme de fragments de plus en plus



minuscules et dont l’échelle cesse d’être celle de l’image, comme on l’a vu à propos des souliers à brides. Il y a en effet les mauvaises dents d’un petit garçon, le grain d’une chaussée terreuse, le col Danton d’un enfant anormal et le pansement au doigt de la petite fille hydrocéphale qui se tient derrière lui (« Je congédie tout savoir, toute culture… »), et ce jusqu’à ce que le détail cesse d’être concrètement discernable et demeure pourtant bien présent : « La main […] dans son bon degré d’ouverture, sa densité d’abandon… » Oui, nous sommes bien ici dans le roman, non pas au sens de l’imagination



ou du romanesque, mais bien au contraire, parce qu’il s’agit, comme Barthes le déclarait dans la Leçon, de n’avoir jamais que le réel pour objet de désir et ce réel le faire advenir, le convoquer au travers des expériences profanes, quotidiennes, communes des hommes. C’est ce que Barthes appelle, dans « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », le pouvoir de compassion du Roman dont le modèle, qui fut obsédant pour lui, était le dialogue de Bolkonski avec sa fille Marie dans Guerre et paix. La seconde partie du livre renverse le temps perdu de l’exploration profane en temps retrouvé de l’extase. C’est la



découverte feinte, par l’auteur lui-même, qu’il n’a suivi jusque-là qu’un cheminement « hédoniste », et c’est l’épisode au cours duquel il retrouve, « un soir de novembre », la photographie de sa mère qui va être le révélateur de ce qu’il cherchait depuis toujours. Cette seconde partie se construit elle aussi sur une structure de fiction : « Or, un soir de novembre, peu de temps après la mort de ma mère, je rangeai des photos. Je n’espérais pas la “retrouver”, je n’attendais rien… » Mais la fiction ne relève pas seulement d’une cheville narrative (« Or, un soir de novembre… ») par laquelle, sans souci



parodique, Barthes imite consciemment le roman, c’est aussi une fiction où la theoria est le support d’une expérience de résurrection. La découverte du noème « ça a été », qui est censé dire l’essence abstraite et universelle de la photographie, devient le décor d’une expérience concrète et singulière : la « certitude que le corps photographié vient me toucher de ses propres rayons ». La photographie est lumière éternisée par les halogénures d’argent, lumière captée à jamais et à jamais rayonnante pour qui accepte, ne serait-ce qu’un instant, de s’exposer lui-même à la lumière qui émane de la photo, comme le fait Barthes devant la



Photographie du Jardin d’Hiver : « (Ainsi, la Photographie du Jardin d’Hiver, si pâle soit-elle, est pour moi le trésor des rayons qui émanaient de ma mère enfant, de ses cheveux, de sa peau, de sa robe, de son regard, ce jour-là.) » La Mère et la Mort sont lumière, clarté, rayons, rayonnements, radiations, phosphorescence, ondes, halo, aura, étoiles mortes, nimbe, illumination, spectres. La photographie, comme le désir d’Orphée, a été la tentation même de se retourner, un soir d’hiver, et d’entamer une catabase vers une nuit claire, vers la chambre où se situe, comme l’écrivait Barthes à propos de Racine, l’espace du silence : la



chambre, lieu indéfini dont on ne parle qu’avec respect et terreur, espace d’une Puissance dont on ne sait si elle est vivante ou morte, si elle est présente ou absente tel le Dieu juif, lieu invisible et redoutable, antre mythique dont il faut bien franchir la porte, ouvrir le rideau, le voile. Cette expérience est une expérience particulièrement profonde du temps, parce que soudain l’antériorité de la mort devient la loi inexorable de l’existence : la photo place le temps dans un envers exorbitant, le souvenir y devient contre-souvenir, toute sensation y devient son propre deuil, et toute crainte celle d’une catastrophe qui a



déjà eu lieu. C’est en fait une expérience pure du temps que l’antériorité de la mort produit, une expérience du temps sous l’instance même de la « réalité ». Mais cette certitude et cette expérience, loin de se pétrifier dans une vérité intérieure comme dans une idéalisation naïve, redéploient le spectacle du monde, qui était un instant forclos, et les images font retour, celle d’» Ernest » par Kertész, « La Table mise » de Niepce, le « Portrait de Lewis Payne » par Gardner, celui de Marceline Desbordes-Valmore par Nadar… Le roman revient mais c’est un autre roman, habité intérieurement par une autre trame et un autre souci, une



autre temporalité, puis peu à peu l’accès, par fragments, aux nouvelles vérités romanesques : « la ressemblance », « l’air », « l’identité », « le lignage », « la folie », « la pitié », jusqu’à cette ultime photo, celle de Kertész représentant un jeune garçon tenant un petit chien contre lui, et où Barthes délivre une sorte d’autoportrait de son propre regard : « Il ne regarde rien ; il retient vers le dedans son amour et sa peur : c’est cela, le Regard. » ** Le dernier grand projet littéraire de Roland Barthes date de la fin de l’été 1979, il s’intitule Vita Nova, titre



emprunté à Dante, « Vie Nouvelle » qui serait une sorte de grâce qui permet de contempler la vie avec un regard « transformant ». De ce projet, nous n’avons que huit feuillets, huit esquisses, huit plans que nous reproduisons en facsimilé à la fin du tome V des Œuvres complètes. Les deux premières esquisses construisent une sorte de dialectique ; la première donne un modèle : à l’origine, le deuil, celui de la Mère : c’est le prologue qui précède toute dialectique et tout logos ; suivent alors cinq parties : 1) la critique du monde et du divertissement (les plaisirs) ; 2) la littérature comme solution (substitut) ; 3) imagination



d’une Vita Nova ; 4) la désillusion : la littérature n’était qu’un moment initiatique : critique de l’écriture ; 5) l’oisiveté (le Neutre), puis vient l’épilogue qui est la Rencontre. La seconde esquisse reprend le schéma en le nourrissant d’exemples et de stades intermédiaires. Avec les troisième, quatrième et cinquième feuillets, une intrigue supplémentaire introduit un nouvel élément, c’est celui du Maître. Avec la disparition de la mère, Barthes a perdu le « vrai guide ». À cette perte succède une opposition, d’un côté les « maîtres du discours », de l’autre les figures de « l’anti-discours ». C’est sur cette opposition que l’œuvre se



construit, mais pour aboutir à un échec nécessaire : l’absence de maître, dont le modèle est « l’enfant marocain », le « Sans-Guide ». C’est sans doute le cinquième feuillet qui donne du projet sa représentation la plus aboutie car il mêle les deux projets : la mère devient le fil conducteur du récit et ne trouve à être remplacée qu’à la toute fin par une alternative : l’œuvre ou l’enfant (marocain), et Barthes alors constitue l’alternative comme rhétorique structurant la fin de l’œuvre : « Je ne savais pas si je me retirais pour ceci ou son contraire », c’est-à-dire pour « l’œuvre » ou « l’enfant ».



Les feuillets six et sept ouvrent, eux, une nouvelle perspective, moins personnelle et moins romanesque. Le modèle est nettement pascalien, il s’agit d’une « apologie » pour laquelle Barthes trouve des formes (récit, description, fragments, faux dialogues), mais pas de « contenu ». En réalité, la référence à Pascal, c’est d’abord et essentiellement le modèle d’une œuvre saisie par le désordre, par l’indéchiffrable, par l’apparent échec. C’est, en réalité, Les Pensées comme œuvre romantique qui attire Barthes, comme « roman absolu ». La huitième et dernière esquisse revient à l’hypothèse première et ajoute une notion nouvelle tirée de Heidegger.



Cette notion est celle du « possible » ou du cercle du possible en tant qu’elle s’oppose à la Volonté. La Volonté est, chez Heidegger, ce qui s’apparente à la technique, à ce qui force, dérange, détruit : ce qui force par exemple la « Terre » à sortir de son possible, la secoue et « l’engage dans de grandes fatigues ». À l’opposé, le « Possible », c’est la modération « qui se contente de la naissance et de la mort », dont il donne cet exemple : « Le bouleau ne dépasse jamais la ligne de son possible. » Le possible de Barthes, c’est ce qui réconcilie la pure présence terrestre (innocente) avec l’écriture, c’est ce qui



réconcilie l’oisiveté et l’œuvre, le Neutre et la création, l’enfant marocain et le guide, la Mère et le fils, puisque précisément « son possible », comme il l’écrit, c’est la littérature. Il y a donc un salut et ce salut était précisément dans le dilemme. Ce possible est déjà en partie accompli lorsque Barthes trace ces lignes, par l’œuvre déjà faite ; ce possible se nourrit également des tentatives, auxquelles il se prête, d’une autre écriture (le « journal », les fragments, les notations, les épiphanies…), il se nourrit de ce projet même de Vita Nova, mais également, par contre-coup, du cours qu’il donne au



Collège de France sur « La préparation du roman » ou de telle conférence, de tel article, des amis. Ce possible, cette notion de possible, c’est une façon de dire que tout est accompli. Que l’œuvre est là, tout prête, qu’il ne faut ni la forcer, ni lui faire violence, ni la vouloir, mais attendre, attendre qu’elle atteigne la ligne de son possible. Tout simplement. 1. Ces textes sont publiés désormais sous le titre Textes sur le théâtre, choix, établissement de l’édition et préface de Jean-Loup Rivière, Seuil, coll. « Points ». 2. Le premier article sur ce thème paraît dans le numéro du 1er août 1947 de Combat, le dernier, intitulé « La troisième personne du roman », paraît dans le numéro du 13 septembre 1951 du même journal.



3. La première « mythologie » de Barthes (« Le monde où l’on catche ») paraît dans Esprit en octobre 1952, la dernière (« Les deux salons ») dans les Lettres nouvelles du 4 novembre 1959. 4. Voir notamment le chapitre 11 de la IVe partie



5. 6. 7.



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(« Où va la littérature ? »), qui a pour titre « La recherche du point zéro », où Blanchot rend hommage à Barthes. Qu’est-ce que la littérature ?, Gallimard, coll. « Folio », 1996 [1948], p. 281. « Responsabilité de la grammaire » paraît dans le numéro du 26 septembre 1947 de Combat. Voir l’Avant-propos de Merleau-Ponty à La Phénoménologie de la perception où la notion de sens inaliénable apparaît et où Barthes l’a vraisemblablement prise. « Le monde où l’on catche » paraît dans Esprit en octobre 1952, « Pouvoirs de la tragédie antique » dans Théâtre populaire en juilletaoût 1953. « L’éblouissement » (mars 1971), in OC, t. III, p. 871-872. « Avignon, l’hiver » (avril 1954), in OC, t. I, p. 472-475. « Théâtre capital », in OC, t. I, p. 503-505. « Le “Piccolo”, Bertolazzi et Brecht (Notes sur un théâtre matérialiste) », août 1962, in Pour Marx,



Maspero, 1973. 13. « Le message publicitaire » (1963), in OC, t. II, p. 243-247. 14. Voir, dans « Rhétorique de l’image », la section « L’image dénotée » (in OC, t. II, p. 581-584). Voir aussi « Le message photographique » (4e trimestre 1961), in OC, t. I, p. 1120-1133. 15. 16. 17. 18. 19. 20. 21. 22. 23. 24. 25.



« Le message photographique », op. cit. Voir Leçon (1978), in OC, t. V, p. 427-446. Dans Essais critiques, in OC, t. II, p. 472. « Culture de masse, culture supérieure » (1965), in OC, t. II, p. 707-710. Je rejoins sur ce point l’analyse de Jean-Claude Milner dans Le Périple structural, Seuil, 2002. Système de la Mode (1967), § III-20-9, « La déception du sens », in OC, t. II, p. 1185. Ibid., p. 1185 n. Dans Essais critiques, in OC, t. II, p. 293-303. « Littérature et signification », repris dans Essais critiques (1964), in OC, t. II, p. 508-525. OC, t. III, p. 45. Sur un extrait des Actes des apôtres (1970), in OC, t. III, p. 451-476 ; sur un fragment de la Pharsale de Lucain (1972), in OC, t. IV, p. 133-143 ; sur un fragment de la Genèse (1972), in OC, t. IV, p. 157169 ; sur un conte d’Edgar Pœ (1973), in OC, t. IV,



p. 413-442. 26. Le Plaisir du texte (1973), in OC, t. IV, p. 217-264. 27. « Que votre parole soit : oui, oui, non, non ; le surplus est mauvais » (Matthieu, V,37). 28. « L’art vocal bourgeois », Mythologies (1957), in OC, t. I, p. 802-804. 29. « L’ancienne rhétorique. Aide-mémoire » (1970), § A.3.2, in OC, t. III, p. 534. 30. Sur ce point, voir le très bel article de Georges Kliebenstein, « Barthes avait lu Stendhal », in L’Année Stendhal, nº 4, 2000, Klincksieck.



III



Sur les « Fragments d’un discours amoureux ». Réflexions sur l’Image Séminaire tenu à l’université de Paris VII,



février-juin 2005 « L’époque est étroite parce que l’essence de la douleur, de la mort et de l’amour ne lui est pas ouverte. » « La mort se dérobe dans l’énigmatique. Le secret de la douleur est voilé. L’amour n’est pas appris. » Martin HEIDEGGER Pourquoi des poètes ? AVERTISSEMENT AU LECTEUR



Les citations de Barthes sont suivies de leurs références entre parenthèses : tout d’abord le numéro de



la page dans l’édition courante des Fragments d’un discours amoureux (Seuil, 1977), puis, après la barre oblique, le numéro de la page du tome V des Œuvres complètes en cinq volumes (Seuil, 2002) où les Fragments sont reproduits.



I Les « Fragments d’un discours amoureux » et la modernité



UNE ÉVIDENCE PROBLÉMATIQUE L’objet de ce séminaire est simple : un livre, Fragments d’un discours amoureux, paru en 1977. Notre premier impératif sera celui de nous placer à une certaine distance du livre. Pourquoi ? Son apparence extrêmement simple (une sorte de dictionnaire ou d’inventaire des états amoureux), la transparence de certains contenus, la possibilité pour le lecteur de s’y projeter, doivent être interrogées. Toute évidence pose problème, soit que, comme évidence, elle nous glisse des doigts, soit qu’elle se révèle comme un leurre propre à égarer le lecteur.



En l’occurrence, si l’évidence doit être interrogée, c’est parce que les Fragments viennent d’un auteur dont tout le travail a été caractérisé, antérieurement à ce livre, par un certain hermétisme, un théoricisme et surtout par le refus des évidences dont ses Mythologies sont l’exemple le plus criant : discours de démystification des évidences qui sont renvoyées, dans leur structure même, à la sphère de l’idéologique, de l’aliénation, du faux. Ainsi, la simplicité apparente du livre ne doit pas provoquer chez nous une suspicion réflexe mais une réflexion méthodologique, voire épistémologique, c’est-à-dire concernant le champ de



connaissance, le champ de rationalité en jeu. Face à tout texte qui s’affiche dans une apparente évidence, je dois suspendre cette évidence en la brisant, et je peux la briser en me posant la question de la particularité de son évidence. Cette question peut se formuler ainsi : quelle est la subjectivité à l’œuvre dans cette parole qui s’offre à moi ? Ainsi, face aux Fables de La Fontaine — autre œuvre de l’évidence —, je dois me demander ce que signifie le fait de donner la parole aux animaux ; ici, je dois me demander quel animal est le sujet amoureux, qui est l’amoureux « qui parle et qui dit ».



Nous ne lirons donc pas les Fragments comme un simple livre sur l’amour. Ou plutôt si. Mais on essaiera alors de le lire comme on peut lire des livres anciens, par exemple ceux des Précieuses et des Précieux, ces traités du sentiment amoureux représenté au travers de la carte du Tendre1, qui reprennent et développent des schémas antérieurs issus du Roman de la rose ou encore de l’immense tradition des œuvres qui, depuis le Cantique des cantiques des juifs, en passant par la poésie amoureuse arabe ou la pensée grecque de l’amour, ont tenté de cartographier l’imaginaire du sujet amoureux et d’en produire la



philosophie. Mlle de Scudéry écrit dans Le Grand Cyrus, à propos de « l’anatomie du cœur amoureux », qu’il s’agit de décrire « toutes les jalousies, toutes les inquiétudes, toutes les impatiences, toutes les joies, tous les dégoûts, tous les murmures, tous les désespoirs, toutes les espérances, toutes les révoltes, et tous les sentiments qui ne sont jamais si bien connus que de ceux qui les sentent ou qui les ont sentis ». « … jamais si bien connus que de ceux qui les sentent ou qui les ont sentis » : le sujet amoureux n’est pas un individu quelconque, c’est un sujet. Il se sépare du mode ordinaire d’être au



monde par un savoir qui le distingue. Son existence, son expérience ont fait retour sur lui sous la forme d’une réflexion. L’individu quelconque, c’est l’homme sans qualités, l’homme du quotidien, l’homme des foules, mais qui peut, par le truchement d’un événement, d’une aventure (ici l’amour), devenir sujet dans la brève durée de l’événement amoureux — sujet de cet événement. La qualité de sujet est rare, car elle n’est pas une qualité donnée une fois pour toutes à la naissance : un sujet, ce n’est pas le propriétaire d’un ego, un moi qui aurait la substance et l’intemporalité d’une chose. Le sujet est un événement, une aventure, et c’est



ainsi que nous envisagerons le sujet, le locuteur ou le narrateur des Fragments : « C’est donc un amoureux qui parle et qui dit : ». Telle est, ne l’oublions pas, la phrase inaugurale du livre. On essaiera de comprendre en quoi cette expérience fragmentaire du tumulte psychique, l’état amoureux, est une procédure ou un processus de constitution subjective, et en quoi elle peut, comme toute expérience fragmentaire faite par le sujet, éclairer la question du sujet en général, voire apparaître comme un modèle de subjectivité qui ne se restreindrait pas seulement à la question de l’amour mais qui s’universaliserait et vaudrait donc



pour la subjectivité en général. Cela signifierait alors que les valeurs subjectives du sujet amoureux ne sont pas seulement celles de l’amour, même si bien évidemment ces valeurs se disent, s’éprouvent et se constituent dans une langue particulière, qui est la langue de l’amour. Très simplement, on pourra s’interroger sur ce que la structure subjective du sujet amoureux dévoile de la structure de l’Imaginaire en général, ou de la structure du langage ou de l’altérité. Par exemple, qui est le « tu » de la relation amoureuse ? Que signifie le « Je t’aime » pour le langage ? Etc. À moins que nous ne déduisions de notre



lecture de Barthes qu’il n’y a pas de structure de l’Imaginaire « en général », et que les processus d’universalisation pensés sur ce mode sont des leurres. Prenons, à ce titre, un exemple concret et très compréhensible, celui de la différence sexuelle. Les Fragments posent un sujet amoureux ni masculin ni féminin en qui s’opère une annulation de la différence sexuelle plus complexe qu’elle n’y paraît et qui en tout cas n’a rien à voir avec, par exemple, l’unisexuation du sujet cartésien qui, lui, est également sans sexe : le locuteur du « Je pense donc je suis » n’est ni homme ni femme et le sexe s’annule dans l’acte



même du cogito, produisant un sujet qui est un universel abstrait. La neutralisation de l’opposition masculin/féminin, qui d’ailleurs est en totale et paradoxale opposition avec l’exacerbation de cette opposition dans le roman d’amour, est une thèse discutable (nous la discuterons), mais si on l’admet, on doit reconnaître qu’elle est liée à un processus bien particulier, qui possède sa propre logique de subjectivation. Elle a une valeur profondément originale : elle oriente le type d’être qu’est le sujet amoureux sur un certain mode de vérité subjective, et il va de soi alors que cette valeur



dépasse la situation particulière de ce sujet. Cette universalisation est pourtant bien curieuse dans la mesure où cette conquête subjective (la neutralisation des sexes) demeure entièrement nouée aux conditions qui l’ont fait naître (le sentiment amoureux) et ne peut s’imposer au « sujet en général » que sous la forme d’une possibilité, d’une utopie, d’une nostalgie qu’il peut sans doute concevoir abstraitement mais qu’il ne pourra éprouver qu’en situation amoureuse. Nous avons à faire alors à un universel-singulier spécifique, cet universel est, en quelque sorte, un universel latent. Moi, sujet ordinaire, je



suis toujours dans la possibilité d’éprouver en moi-même l’abolition des sexes, mais cette possibilité qui est mienne et qui est universelle, je ne l’éprouverai que lorsque je cesserai d’être ordinaire, lorsque je serai sujet de l’amour ou plutôt quand je serai locuteur du discours amoureux. LE CONTEXTE Fragments d’un discours amoureux donne l’impression d’un livre strictement personnel, égotiste, sorte de parenthèse subjective dans l’itinéraire d’un intellectuel jusque-là inscrit dans la modernité, un livre solitaire. Même si



l’on sait que ce livre est d’abord l’émanation d’un séminaire que Barthes a tenu pendant deux ans à l’École des hautes études2, et même si ce séminaire, qui suppose donc un contexte collectif, institutionnel, intellectuel, n’est pas loin du livre, cette impression demeure. De même, le livre apparaît protégé de toute solitude par les nombreuses références aux contemporains dont les noms paraissent en marge du livre : Lacan, Sollers, Foucault, François Wahl, Severo Sarduy… Pourtant, ces références théoriques ou littéraires sont prises dans un système citationnel très particulier. Lorsque Barthes cite Lacan, la citation semble être non une garantie,



une preuve, une autorité, mais une simple coïncidence. Tout d’un coup, la parole du sujet amoureux traverse du Lacan, puis du saint Jean de la Croix ou encore du Socrate, comme si ces propos n’appartenaient pas à leur auteur (Lacan, saint Jean de la Croix, Socrate), mais étaient du discours amoureux à l’état pur empruntant ces voix pour le simple plaisir de dire les choses à leur façon : ces propos appartiennent en fait à la langue universelle du monde amoureux. Il ne s’agit pas d’un « métadiscours », et nous reviendrons bientôt sur cette question capitale du recours à du métadiscours.



Le discours amoureux est si plein de lui-même qu’il s’approprie des propos pris çà et là, sans aucun égard pour le système de pensée d’où viennent les citations. Citer Lacan, Platon, ne fait nullement de l’amoureux un lacanien ou un platonicien, bien au contraire, car c’est souvent en contredisant l’idéologie qui est à l’œuvre chez Lacan ou Platon que Barthes en cite le texte. De sorte qu’en effet, malgré l’immense champ de savoir collectif mobilisé par le livre, celui-ci peut sembler d’une étrange solitude, comme si, jusque dans le processus citationnel, Barthes agissait comme un étranger, comme un autiste, un sujet relativement coupé de son monde,



de son univers institutionnel. LA SOLITUDE Il y a un lien, bien sûr, entre cette solitude intellectuelle, ce sentiment d’un livre orphelin, et le sujet amoureux qui, on le sait, est toujours seul. Quoi qu’il en soit, nous voilà face à une autre évidence du livre : sa solitude. Texte qui d’ailleurs a été reçu comme tel. Fragments d’un discours amoureux est le premier livre issu de la mouvance structuraliste et poststructuraliste qui n’a pas été seulement un succès immense de librairie, mais a été acheté et lu par un public non



intellectuel3, et qui, simultanément, n’a été ni reçu, ni lu, ni commenté par l’intelligentsia, de sorte que son lexique, ses formules n’ont pas passé dans la vulgate intellectuelle du temps, comme ce fut au contraire le cas avec les succès de librairie de ses amis grâce auxquels tant de mots furent mis à la mode (déterritorialisation, devenir-animal, plis, épistémè, signifiants-maîtres, pli…). Les Fragments n’ont produit aucune vulgate et il faut y voir le signe d’une non-réception inversement proportionnelle au succès des ventes. Plutôt que de prendre cette solitude théorique dans son sens le plus stéréotypé (Barthes, l’intellectuel



abstrait qui tombe dans la facilité et la séduction), il convient de s’intéresser à la violence de cette solitude, au sens actif, par où elle fait irruption dans la carrière de Barthes. Ce qu’il nous faut comprendre d’abord, c’est l’étrangeté de ce livre aux yeux du milieu intellectuel dont il émane. Comprendre cette étrangeté, cette contre-réception. Il y aurait mille explications au non-lieu que constitue le livre de Barthes pour son milieu, et au silence qui l’accueille, mais je n’en garderai qu’une. Le silence s’explique par le fait que Barthes, en écrivant les Fragments, rompt avec le pacte tacite qui définit et configure sa génération ou sa



communauté intellectuelle4. Quel est ce pacte ? On dira que la communauté à laquelle Barthes appartient est nouée autour de l’idée de theoria. Ses membres pensent que « l’attitude théorique » est la seule admissible, c’est la seule à partir de laquelle il est possible de décrire, de penser le monde et de le transformer. Il y a là une sorte d’hybris, d’ivresse théorique dont les symptômes criants sont l’extraordinaire cérébralité de toute la production intellectuelle de cette époque, extraordinaire abstraction, extraordinaire travail de conceptualisation dont les innombrables néologismes attestent la vigueur. La



séquence 1950-1980, qui, très grossièrement, date les choses, apparaît comme séquence parce que l’époque trouve de nouvelles raisons d’espérer, d’espérer penser, moment de coupure, et si la theoria est en effet le lieu du pacte de cette nouvelle espérance, c’est parce qu’il ne s’agit pas d’une énième spéculation, divagation sur l’Être des choses, mais parce qu’elle a trouvé le levier, l’objet absolu, le langage, devenu objet et instrument du nouvel espace de la conquête, et qui, par cette mise en abyme, devient, par définition, infini5. D’où l’espèce d’effervescence théorique inouïe, aussi agitée et féroce que la ruée vers l’or des pionniers américains, aussi



subtile et ésotérique que la conquête de la Toison d’or des Argonautes ou celle du Graal par les chevaliers de la Table Ronde6. Le pacte théorique dont j’ai parlé ne concerne en rien les contenus extrêmement contradictoires des champs de pensée mis au jour. Que L’AntiŒdipe pulvérise la psychanalyse, que Les Mots et les choses anéantisse le marxisme, que la pensée lacanienne par son pessimisme aristocratique soit tout à l’opposé des rêves d’émancipation du deleuzisme et de ceux, bien différents, du foucaldisme, tout cela — et tant d’autres exemples — n’a, du point de vue du pacte, aucune importance. Ces



théories sont d’ailleurs suffisamment sibyllines pour autoriser mille lectures et, par ailleurs, au-delà de leurs divergences, parfois radicales, il y a suffisamment de lieux communs partagés pour nouer des solidarités de fond entre les écoles. Ces lieux communs touchent essentiellement à un anti-humanisme radical, à une critique de la métaphysique et, de manière plus sensible, à un même éthos de la Modernité, sans compter les solidarités sociales, éditoriales, politiques, institutionnelles et anti-institutionnelles. À ce titre, la marginalisation du livre de Barthes, paru en 1977, qui est un moment d’ultime effervescence



théorique, ne tient nullement à des déductions conceptuelles ou doctrinales. Pour prendre un exemple contemporain, quelqu’un comme Michel Foucault transgresse au même moment de très nombreux tabous, à mille lieues de la radicalité qui règne alors : soutien aux « Nouveaux Philosophes », remise en cause de son exaltation du « délinquant » de la phase précédente, rapprochement avec la CFDT7. Au même moment, il publie Histoire de la sexualité (1976) où il professe des idées qui sont d’une très grande violence contre la vulgate de la modernité puisqu’il y suspend ce qu’il appelle « l’hypothèse répressive » — titre de la première partie de son livre



— ou encore ce qu’il appelle « l’hypothèse négative du pouvoir » en énonçant que la période historique traditionnellement définie comme répressive à l’égard du sexe doit être redéfinie inversement comme une « incitation au discours »8. Foucault écarte délibérément la représentation du pouvoir en termes négatifs9. Ce n’est pas non plus l’objet choisi par Barthes qui pose tant de problèmes. La question de l’amour est au centre d’un séminaire très important de Lacan, intitulé Encore — titre qui simule l’infini de la jouissance féminine — publié en 1975, c’est-à-dire au moment où Barthes tient lui-même son propre



séminaire sur la question. Œuvre où retentit comme leitmotiv le fameux énoncé selon lequel « il n’y a pas de rapport sexuel », énoncé fondamental dans la mesure où l’amour est alors défini comme ce qui supplée au ratage du rapport sexuel. Ce ratage est analysé de diverses façons par Lacan et principalement autour de l’opposition entre l’infini de la jouissance féminine et la finitude de la jouissance phallique : l’altérité de l’autre sexe relève d’un Réel qui empêche de faire lien, d’établir un rapport10. L’amour est alors le signifié qui supplée au ratage du rapport sexuel, sauf, ajoute Lacan, si cet amour — comme dans l’amour courtois, par



exemple — est précisément le prétexte à se dérober au rapport sexuel : « L’amour courtois c’est pour l’homme la seule façon de se tirer avec élégance de l’absence de rapport sexuel. »11 L’amour est donc un objet digne de considération théorique, comme l’atteste le travail de Lacan. Ces discours, ceux de Lacan et de Foucault, s’ils sont extrêmement corrosifs par rapport aux mythes des avant-gardes, sont néanmoins intégrés par cette modernité comme parties prenantes de la modernité et n’entraînent aucune mise à l’écart, parce qu’ils demeurent, dans leur langage comme dans leur démarche, dans la sphère de la



theoria. De sorte que si les Fragments sont un livre orphelin, la solitude de ce livre ne tient ni aux contenus conceptuels ni à l’objet choisi. La solitude du livre par rapport à la sphère d’où il vient, tient à une rupture avec la theoria ellemême, dans sa substance la plus profonde : le livre abandonne l’hypothèse que la theoria puisse être le lieu hégémonique de lecture du monde et de production de vérités. « C’est un amoureux qui parle et qui dit. » Du point de vue de la theoria, y a-t-il sujet plus indigent, plus « nul »12 que l’amoureux ? Y a-t-il sujet moins théorique ? Les clochards de Beckett ont plus de chances, dans le rien existentiel qui est



le leur, d’accéder à un axiome ou à un concept que cet amoureux dont le langage est par essence faible, tout entier du côté du « cœur », fadasse. Barthes pousse d’ailleurs l’audace (mais pour la theoria, ce n’est pas de l’audace, c’est une régression) de consacrer une figure à ce mot CŒUR. Il utilise même une formule qui ne peut qu’irriter les esprits forts, « avoir le cœur gros » : « Le cœur, c’est ce qui me reste, et ce cœur qui me reste sur le cœur, c’est le cœur gros : gros du reflux qui l’a rempli de lui-même (seuls l’amoureux et l’enfant ont le cœur gros) »13 (p. 64 / 84). Cette répétition du mot « cœur » est plus que la theoria ne



peut en supporter, elle qui s’est employée à briser toutes les synthèses idéologiques passives, à multiplier les énoncés les plus extrêmes, jusqu’à des énoncés purs comme « La femme n’existe pas », « L’histoire est un procès sans sujet », « L’homme est une invention récente », « La langue est fasciste »14, etc., pour en revenir au pire « avoir le cœur gros » qui combine le fait d’être un stéréotype de discours et d’utiliser un mot qui, depuis Rimbaud et pour tous les Modernes, a fait l’objet d’une exclusion radicale. Ce qui est fondamentalement irrecevable pour la theoria, c’est le langage faible de l’amoureux, c’est que



la vérité n’y est plus la sienne, celle de son langage, mais celle du langage de l’amoureux ; cet amoureux qui n’est ni le sujet de la science, ni le Maître, ni l’universitaire, mais qui, par la douceur et le ridicule mêmes de son nom, par la faiblesse de son être et de sa posture, ne pourra jamais produire des énoncés intégrables à l’immense liste des énoncés modernes. LA QUESTION DE L’ANTIMODERNITÉ Barthes avait déjà fait quelque chose de ce genre dans son livre précédent, Roland Barthes par Roland Barthes, qui s’ouvrait sur « Tout ceci



doit être considéré comme dit par un personnage de roman ». Mais, à l’inverse des Fragments, ce propos, plein de ruse, introduisait un second degré et déployé, qui plus est, dans un jeu carnavalesque où alternaient les « je », « vous », « il », déréglant le discours autobiographique, conformément donc aux prescriptions modernes. À l’inverse, l’amoureux des Fragments est et s’affiche comme un sujet anti-moderne, « entraîné dans la dérive de l’inactuel ». Le terme d’» anti-moderne » a quelque chose de réactif qui pourtant ne convient pas à l’amoureux et, quoique toute étiquette soit fausse, si l’on voulait



absolument étiqueter « l’amoureux barthésien », alors il faudrait sans doute le qualifier de premier héros « postmoderne » de l’époque15. La notion de post-modernité, issue des milieux de l’art américain et notamment de l’architecte Charles Jenks, est introduite en France en 1979 par Jean-François Lyotard16 et semble être, en effet, préfigurée par l’amoureux : 1) refus et mise à mort des grands récits au profit de micro-histoires marginales, aléatoires, fragmentaires ; 2) critique de l’abstraction et de la pureté modernes ; 3) critique du culte du présent ; retour du passé dans l’art (citations, souvenirs fragmentaires, thème de l’effacé) ; 4)



impureté, ironie, satire, saturation des genres. Or, tous ces éléments décrivent très précisément le livre de Barthes, et cette notion de post-modernité, s’il ne faut pas en faire une clef absolue, est néanmoins utile, car elle donne une première dimension positive à la solitude des Fragments ; elle suggère qu’en fait c’est la modernité qui est en retard, faisant de ses propres porte-parole des sortes de Mme Bovary empêtrées dans un langage mort. Elle permet également d’apprécier autrement les apparents faux pas de Barthes. Pris dans une sensibilité postmoderne, le mot « cœur » prend tout son sens, il devient autre chose, et presque



un « intraduisible » : kitsch ? citation ? parodie ? désuétude assumée ? provocation ? S’il faut cependant faire attention à cette notion, c’est qu’elle est encore prise dans le chantage moderne du concept, qu’elle semble n’avoir pour objet que celui de « sauver » Barthes, même si celui-ci a pu, notamment dans l’autoportrait de lui-même sous la figure de l’imposteur apparu dans 17 « L’image » et dans le Roland Barthes par Roland Barthes, contribuer à ouvrir au sein de sa propre modernité des portes de sortie « ironiques » annonçant la dérive post-moderne. S’il faut enfin prendre cette notion avec une certaine



réserve, c’est que la notion de « postmodernisme » est rapidement devenue, dans les années 80, un qualificatif assez pauvre, assez élastique et progressivement sans consistance. L’IMAGINAIRE Quoi qu’il en soit, l’hypothèse d’un Barthes post-moderne n’a pu être celle de ses contemporains, d’une part parce que l’époque n’a pas encore intégré cette notion dans son lexique, d’autre part parce que, Barthes ne s’en revendiquant pas, il donne son livre sans aucun système de défense ni aucune étiquette protectrice. Il faut donc se



passer de cette notion pour avancer dans la solitude barthésienne telle qu’elle se déploie à la fin des années 70. Le pacte de la modernité autour de la theoria comme perspective absolue, voire comme « mode de vie », comme décision qui, faisant du langage le cœur même de cette nouvelle attitude, suppose que toute réalité, que tout existant, que tout être soit formalisable et intégralement pensable, ce pacte donc, qui, croyant subvertir l’Occident, ne fait qu’assumer le destin même de l’être occidental18, suppose de grands sacrifices et, parmi eux, le sacrifice suprême auquel la collectivité est conviée, c’est celui de l’Imaginaire.



Très rapidement (trop rapidement), on pourrait caractériser la séquence moderne comme une vaste chasse à l’Imaginaire19. Cette chasse est double. Il s’agit tout d’abord de définir l’Imaginaire comme espace de leurres, de mystifications, d’aliénations. Il ne s’agit plus cependant, comme dans la philosophie d’autrefois, de rectifier les illusions de l’imagination ou de la perception sensible (le fameux bâton plongé dans l’eau), mais, et c’est le premier renversement, d’identifier imaginaire et idéologie, psychanalyse et marxisme faisant là route commune (on sait toute la dette d’Althusser auprès de Lacan pour la redéfinition



« matérialiste » de l’idéologie). Le second renversement consiste à donner, dans le système idéologie/imaginaire, une place centrale au langage. Ce n’est pas dans la sensibilité ou dans la conscience de chacun qu’opèrent ces mystifications, mais dans le langage et par le langage. Ce n’est plus une conscience qui est « volée » mais le langage qui opère une sorte de rapt dont il est à la fois la victime et l’agent, dont il est donc la structure. C’est par ce vol accompli sur lui-même que les significations deviennent des significations aliénées, des stéréotypes idéologiques20. C’est ainsi que Barthes lui-même, dans les années 50-60, voit



dans les phénomènes de connotations lexicales le processus réel d’aliénation. Ces connotations sont les sens secondaires, sociaux, mythiques qui, comme des parasites accompagnant l’animal dont ils se nourrissent, interdisent en quelque sorte aux sujets une pratique et une vie non aliénées. Ainsi les connotations du mot « cœur » (féminité, passivité, charité, insexualité, idéalisme) confisquent le mot et en font le médium de valeurs petitesbourgeoises. Ces valeurs, nullement abstraites, sont nouées à la totalité sociale comme pratique : phénomènes socioculturels (presse du cœur), anthropologiques (le couple, la



conjugalité), culturels (coupure du féminin et du masculin), économique (la notion de « ménage »), etc. À ce titre, Barthes consacre une mythologie très corrosive à cette question du « cœur »21, où il montre, comme il le fait à propos d’une multitude d’objets idéologiques/imaginaires, qu’il ne s’agit plus de simples illusions isolées, mais de composantes d’un système, système sémiologique, vaste empire des signes, vaste empire langagier et totalitaire des contenus aliénés. La critique du signe s’opère en dissociant le signe de sa fausse signification : le cœur cesse d’être la « bonne image » du lien conjugal ou



amoureux mais devient l’alibi où se dissimule des schémas comportementaux imposés par la société. Le cœur n’est qu’un alibi et, comme tous les alibis, il en trahit l’imposture puisqu’il n’est plus que le véhicule de stéréotypes, de sensations préfabriquées. Par là, cette conjugalité du cœur n’apparaît plus que comme un simple rouage de la société qui n’a d’autres visées que la reproduction d’existences assujetties et de son système de valeurs. Cette mise en crise du langage vise au même effet que la dramaturgie brechtienne dans Noces chez les petits-bourgeois où, le jour du mariage, tous les meubles du jeune couple s’effondrent les uns après les



autres : produire le vide, produire, produire le néant à partir duquel une autre vie, un autre sens, une autre société est possible. Car, bien sûr, le projet moderne n’est pas de suggérer un « sens plein », un sens juste qui prendrait la place des significations aliénées par l’idéologique. L’entreprise moderne est une entreprise radicale et il n’y a pas un « bon imaginaire » en réserve. Ce qui importe, c’est le travail critique. Il s’agit d’un nihilisme positif. Le semblant qui constitue l’idéologie sociale et dont le langage est à la fois l’agent et la victime, est l’objet d’une chasse particulièrement féroce, implacable, parce que ce semblant est le masque de la violence



primitive des rapports sociaux de domination. LE CŒUR GROS Si l’on s’arrête un instant sur ce mot « cœur », on ne peut s’empêcher de remarquer que, dans les Fragments, Barthes ne s’éloigne apparemment pas d’un usage mythologique de ce terme dénoncé avec virulence par lui-même une vingtaine d’années auparavant. Le « cœur » est cité sous la forme d’une redondance plate avec l’image : c’est l’organe du désir, écrit Barthes, il « se gonfle, défaille […], comme le sexe » (p. 63/83). Comment comprendre une



telle palinodie ? Ne nous faut-il pas faire l’effort, avant d’avaliser l’idée que Barthes « a changé » (c’est-à-dire risquer un contresens sur lequel il serait difficile de revenir), d’essayer de comprendre s’il y a réellement rupture, renversement, inversion du point de vue et si les Fragments sont autre chose qu’un livre « à part ». Il faut noter tout d’abord que l’idée d’une assimilation totale de l’imaginaire avec l’idéologie ou la conscience faussée du sujet aliéné, même si, comme tous les dogmes de l’époque, elle est assumée par Barthes22, n’est pas une thèse proprement barthésienne. Elle demeure, me semble-t-il, comme la



plupart des dogmes de l’époque, une thèse provisoire et simplement opportune. À l’idée que tout le Réel historique est idéologique — compromis dans l’idéologie —, Barthes ajoute la thèse inverse, à savoir qu’il y a un Réel inaliénable, c’est-à-dire un Réel que l’idéologie ne peut corrompre. Barthes définit ce Réel-là comme « poétique »23, Réel à partir duquel la parole tend à dévoiler « le sens inaliénable des choses ». Barthes cependant pense, à l’époque des mythologies, qu’il n’est pas temps de poétiser, qu’il y a d’autres urgences historiques et qu’il est plus important et crucial de démystifier la



société que de célébrer le Réel. Politique d’abord, poétique plus tard. Mais cette hypothèse pose tout de même l’idée d’une autonomie relative de l’Imaginaire. Peut-on alors penser que, dans les Fragments d’un discours amoureux, Barthes poétise et qu’il trouve opportun le moment d’affirmer le « sens inaliénable » du cœur ? Peut-être. Nous aurons plus tard l’occasion d’examiner l’hypothèse du poème dans les Fragments. Mais il existe une autre possibilité. Plutôt que de vouloir détruire l’idéologie en célébrant transitivement l’être absolu des choses comme le fait le poète24, Barthes pose déjà dans les



Mythologies l’hypothèse d’une autre possibilité, la possibilité de mythifier à son tour : « Puisque le mythe vole du langage, pourquoi ne pas voler le mythe ? »25 Il suffit pour cela de faire du mythe lui-même le départ d’une troisième chaîne sémiologique. Il y a un langage premier que parasite un langage second, celui du mythe, il reste donc à inventer un langage troisième qui détruise le mythe. Et Barthes donne comme exemple celui de Flaubert et de Bouvard et Pécuchet. Plus généralement, selon lui, l’écriture de Flaubert joue ce jeu. Ainsi, Emma Bovary a accès à un « langage volé », la vulgate petite-bourgeoise de



l’amour issue d’un romantisme qui n’est plus que la parodie de lui-même à force de se répéter, mais elle est elle-même une citation de citation : Mme Bovary est citée par Flaubert citant les romantiques. Alors celle-ci ne fait pas l’objet d’une démystification ordinaire car, par cette « restauration archéologique d’une parole mythique », elle s’ouvre, dans le vertige des niveaux de discours enchâssés les uns dans les autres, à une forme de vacillement de la vérité et du semblant qui se joue précisément dans l’infime écart et comme à la jointure de l’imaginaire et de l’idéologie. Dès lors, on pourrait dire que la figure CŒUR des Fragments d’un



discours amoureux peut prétendre à ce statut de parole flaubertienne, et, alors, l’étrangeté prosodique des phrases de ce fragment s’explique, cet étrange entremêlement du « il » et du « je », cette espèce de tonalité énigmatique des propos autour d’une expression si trivialement banale, « avoir le cœur gros » : « (X… doit partir pour des semaines, et peutêtre au-delà ; il veut, au dernier moment, acheter une montre pour son voyage ; la buraliste lui fait des mines : “Voulez-vous la mienne ? Vous deviez être bien jeune, quand elles valaient ce prix-là, etc.” ; elle ne sait pas que j’ai le cœur gros) » (p. 64/84).



Pourquoi cette parenthèse ? Pourquoi ce changement de pronom (de « X » à « je »), pourquoi ce masque, « X » ? Pourquoi cette incertitude : « pour des semaines, et peut-être audelà » ? La figure CŒUR, tout en jouant sur la parole figée du stéréotype, produit une phrase décalée, détimbrée, étrange, que déjoue précisément la platitude convenue que le cliché devrait produire. Or, cette disposition, cette dissociation entre la parole figée et l’énonciation, n’est pas seulement aux yeux de Barthes typique de la procédure flaubertienne à l’égard des contenus imaginaires, elle est très précisément, pour lui, le modèle



même de l’écriture, telle qu’il la définit peu après les Mythologies, en 1963 : « La matière première de la littérature n’est pas l’innommable, mais bien au contraire le nommé […]. L’écrivain n’a donc nullement à “arracher” un verbe au silence, comme il est dit dans de pieuses hagiographies littéraires, mais à l’inverse, et combien plus difficilement, plus cruellement et moins glorieusement, à détacher une parole seconde de l’engluement des paroles premières que lui fournissent le monde, l’histoire, son existence, bref un intelligible qui lui préexiste, car il vient dans un monde plein de langage, et il n’est aucun réel qui ne soit déjà classé par les hommes : naître n’est rien d’autre que trouver ce code tout fait et devoir s’en accommoder. On entend souvent dire que l’art a pour charge d’exprimer l’inexprimable : c’est le contraire qu’il faut dire (sans nulle intention de



paradoxe) : toute la tâche de l’art est d’inexprimer l’exprimable… »26



L’exprimable, dans la figure CŒUR, c’est « avoir le cœur gros » ; l’acte par où cet exprimable est inexprimé c’est tout le jeu d’ellipse, le jeu sur les pronoms, l’étrangeté de la parenthèse, etc., où une sorte de silence vient inexprimer l’exprimable, vient neutraliser la parole aliénée du monde : inexprimer l’exprimable, c’est par la conversion de la parole aliénée en citation la vider, la creuser, la neutraliser et, de ce fait, porter le langage à une forme d’issue face au déjà-dit du monde. C’est accéder à une



des formes possibles du degré zéro de l’écriture. Dès lors, on comprend que, tout en participant à une critique violente de l’Imaginaire et du mythe dans les années de la modernité agressive et conquérante, Barthes a en fait laissé la possibilité non d’une palinodie, mais de retournements possibles. Il a constitué en quelque sorte toute une série de réserves, d’écarts, de détours susceptibles de ne pas l’enfermer dans un dogmatisme dont il pressent sans doute les impasses futures. Ce qui nous importe ici de noter, c’est que si Barthes accompagne ses contemporains dans la chasse à l’Imaginaire, c’est sans la



naïveté, sans la naïve méchanceté, des « Modernes ». IMAGINAIRE ET CASTRATION À côté de la chasse politique à l’Imaginaire dont les marxistes sont évidemment les plus ardents 27 participants , il y a également, notamment autour du lacanisme, tout un dogmatisme, que je ne veux pas juger ici, et qui, mieux que les autres, a fourni les armes conceptuelles les plus acérées à cet égard. Si le lacanisme a pu jouer ce rôle, c’est grâce à la capacité magistrale de Lacan à construire une véritable



topologie conceptuelle de l’Imaginaire, où celui-ci est déterminé dans une triade avec le Réel et le Symbolique. On définira alors, selon les propositions de Jean-Claude Milner, l’Imaginaire (l’image) comme ce qui représente et ce qui lie, le Symbolique (le langage) comme ce qui nomme et ce qui sépare, et le Réel (la chose) comme ce qui résiste et ce qui obscurcit. Il nous suffit de noter que, dans le lacanisme classique, la thérapie a pour méthode et pour fin de faire en sorte que l’Imaginaire s’efface devant le Symbolique. On dira alors que le moi, qui est imaginaire, constitué en son noyau par une série d’identifications aliénantes, doit céder devant le sujet qui



est parlant ; on dira également que l’Imaginaire est par essence inconsistant, sauf à être rapporté à la chaîne symbolique qui le lie et l’oriente28. C’est d’ailleurs la prédominance du Symbolique qui permet de donner à l’association libre en analyse sa vraie valeur. Cette prédominance s’atteste par des énoncés comme « L’homme parle donc, mais c’est parce que le symbole l’a fait homme »29. Ainsi peut-on en arriver à cette idée que, chez Lacan, l’inconscient est sans image. L’inconscient, pris dans une conception logifiée, est lieu du langage (il est structuré comme un langage) ou, mieux encore, de la lettre.



Notons, encore une fois, que je ne prétends pas ici décrire le lacanisme dans sa complexité essentielle mais pointer une vulgate qui constitue sans aucun doute le contexte intellectuel dans lequel Barthes se situe lorsqu’il écrit les Fragments d’un discours amoureux. Dans cette place exorbitante donnée au Symbolique, la question de la castration est centrale. Si le stade du miroir est une expérience imaginaire où l’ego se constitue dans et par une image mystifiante, le complexe de castration est le moment salvateur pour le sujet où le Symbolique parvient à prendre le dessus sur l’Imaginaire. Mythiquement, le complexe de castration s’énonce



ainsi : « Si tu veux jouir des femmes tu dois renoncer à ta mère, si tu veux être puissant tu dois être châtré par rapport à ta mère et la mère doit être châtrée de son enfant. » Cette castration symbolique est structurante des relations humaines, elle donne forme à l’informe de l’Imaginaire et de ses fantasmes de toute-puissance, en articulant le désir autour de la limite, du manque, dont le langage formalise universellement la nécessité. Le complexe de castration, qu’on peut assimiler au tabou de l’inceste et à l’intégration de la Loi, permet au sujet de dissoudre les mythes infantiles que le pervers ne manque pas, lui, de



maintenir : la mère comme pourvue du pénis, lui-même comme substitut du pénis manquant pour la mère, etc. ; il ouvre enfin le sujet à la distinction des sexes, du masculin et du féminin, mais plus encore il fait accéder le sujet au rôle symbolique du langage, c’est-à-dire qu’il rend acceptable l’absence de la chose, son manque et donc la maîtrise de ce manque, l’acceptation de ce manque qu’organise la castration. Ainsi, parmi toutes les bonnes raisons pour lesquelles il faut renoncer à l’Imaginaire, il y a, la psychanalyse nous l’apprend, celle de renoncer à la Mère. Or, les Fragments, outre qu’ils reposent sur l’abolition de la différence



sexuelle comme on l’a vu, semblent refuser de renoncer à la Mère dans le temps même où, renonçant à la theoria, ils offrent à l’Imaginaire, celui de l’amoureux, une place royale. Il y a même dans ce refus de Barthes quelque chose de provocant, car c’est parfois en citant Lacan qu’il est question du fantasme d’une reconduction du lien amoureux entre l’enfant et la mère30 (p. 139/153), ou qu’il définit l’étreinte amoureuse comme la reconduction d’un inceste (p. 121/137), et, pour faire bonne mesure, dans une sorte de régression en deçà du Symbolique, Barthes cite un célèbre poème Tao qui compare précisément la



solitude de l’amoureux enclos dans la sphère de l’Imaginaire à la solitude de celui qui tient « à téter [sa] Mère » (p. 252/262). On reviendra bien sûr longuement sur cette figure de la Mère qui semble être au centre des Fragments comme le « signifié » ultime par où les relations à l’être aimé trouvent une forme de nomination, on reviendra aussi sur l’amoureux défini par Barthes comme celui qui rate l’épreuve symbolique de la castration et qui fait de ce ratage une valeur (p. 273/283), mais ce qui nous intéresse ici c’est la valeur de la « Mère » par rapport aux réquisits de la theoria.



Ce qu’il nous faut d’abord noter, c’est que la Mère dont parle Barthes est toujours citée dans l’acception qui est, en gros, celle du champ sémantique de la theoria, et plus précisément du lacanisme. Barthes n’utilise pas ce terme dans un sens jungien par exemple ou moins encore dans une acception autobiographique (sa mère). C’est bien de « la » Mère dont il est question, placée du côté de l’Imaginaire, de la demande (et non du désir), du ratage de la castration symbolique. Et la question qu’on peut se poser est la suivante. Pourquoi Barthes emprunte-t-il cette figure de la Mère à un champ doctrinal qui ne cesse de déloger cette figure de la



place positive où lui la place ? Je proposerai une réponse simple et pour cela je prendrai un exemple. Il en est, du point de vue qui est ici le nôtre, du sujet amoureux tel que Barthes le parle, de ce qu’il en est de Phèdre, la Phèdre de Racine, qui dit son désir dans la langue et le langage du jansénisme, langue et langage qui précisément comprennent et condamnent ce désir. Phèdre ne dit pas son amour pour Hippolyte dans une parole spontanée — celle d’une reine vieillissante amoureuse de son beau-fils —, elle dit son désir et ne peut le dire que dans le langage qui le condamne, parce que ce langage (jansénisme) qui condamne son



désir est le seul qui a su le nommer. On fera l’hypothèse qu’il en est de même du lacanisme, qui d’ailleurs n’est pas loin d’être une forme profane du jansénisme où Dieu est Inconscient. Le lacanisme est une doctrine, un langage, un système de concepts qui est le seul, au moment où Barthes pense, vit et écrit, à avoir rigoureusement nommé les catégories de l’amoureux barthésien pour les avoir exclues en les nommant. Lacan, par la radicalité théorique qui est la sienne, par le dispositif structural extrêmement rigoureux de sa doctrine, confère au signifiant Mère — le signifiant est ce qui nomme — son plus haut sens.



L’amoureux barthésien s’approprie ce signifiant (la Mère), mais n’en conserve que la dimension phénoménologique ou descriptive en en soustrayant la dimension clinique et génétique (comme Phèdre qui parle dans la phénoménologie du désir janséniste mais qui se soustrait en réalité à son étroite norme). Foin de la Mère comme symptôme, trauma, détermination. L’amoureux barthésien, aristocratiquement — comme Phèdre —, ne retient que l’être phénoménologique de la Mère lacanienne, c’est-à-dire un phénomène pur (un être absolu) et écarte dédaigneusement les conséquences cliniques que la doctrine lacanienne



ajoute à sa description31. Le mot « Mère » du poème Tao (je tiens à téter ma Mère) est pris dans son acception lacanienne, mais sauvé de l’enfer clinique où la psychanalyse voudrait le placer. D’une certaine manière, le mot « Mère », chaque fois qu’il apparaît chez Barthes, est une forme de citation, mais c’est une citation différente de celle du mot « cœur » que nous avons épinglée comme appartenant à « l’exprimable » qu’il s’agit d’» inexprimer », car si le mot « cœur » tel que le reprend Barthes est issu de la doxa (« le cœur gros »), le mot « Mère » est, lui, issu de la theoria. Il s’agit pour



Barthes, en empruntant une partie de son lexique à la theoria, d’éviter de chuter dans un propos égotiste, purement personnel et, pour cela, de passer par l’ascèse d’une langue « haute ». On trouve là une défiance à l’égard du risque d’une complaisance envers soi, et surtout à propos de la Mère dont le contenu personnel très chargé risquerait de faire verser Barthes dans un pathos subjectif. Il y a donc un désir ascétique de parler dans une langue contrôlée, rigide, structurante. Il faut cependant aller plus loin et, au risque d’anticiper sur la suite, noter tout de suite que Barthes, dans l’emprunt qu’il fait au freudo-lacanisme du



signifiant « Mère », le fait sous la forme de l’image. Par exemple, c’est au travers de l’image (par opposition au concept) fameuse que Freud donne de l’enfant jouant avec une bobine de fil qu’il lance et qu’il ramène en ponctuant ces allées et venues des fameux Fort et Da que Barthes se saisit de la Mère, en tant qu’elle définit, au travers de cette présence/ absence (du Fort/Da), une rythmique du discours amoureux. Ce que Barthes fait ici, c’est une opération majeure : garder l’image mais laisser de côté le concept en tant que celui-ci est ce qui objective, ce qui pose un savoir, ce qui sait quelque chose sur moi qui ne le sais pas. Ainsi l’amoureux



barthésien n’ignore pas ce que le signifiant « Mère » charrie et véhicule comme savoir objectivant mais il n’en tient pas compte en décidant que l’image est supérieure au savoir, que le phénomène est supérieur à l’objectivation du concept. Ainsi le sujet amoureux n’est-il pas un sujet régressif qui agirait comme un névropathe, un pur paquet de symptômes : il sait. Il sait, mais il écarte le savoir sur le symptôme et donc le concept de symptôme luimême, car ce savoir est pour lui sans valeur dans la mesure où c’est un savoir qui se tient au-dehors de ce dont il parle, un savoir extérieur puisqu’il ramène à un réseau externe de causalité ce qui est en



jeu (la Mère). Le sujet amoureux, lui, décide de faire de l’image phénoménologique l’unique et suffisant espace de la connaissance. Dans son Roland Barthes par Roland Barthes, Barthes définissait l’Imaginaire épistémologiquement comme une catégorie d’avenir. Le raisonnement de Barthes était le suivant : puisque le travail d’épuration mené par la modernité contre l’Imaginaire a opéré, puisque tous les semblants sont levés, puisque nous ne croyons plus au « moi » comme centre du sujet, puisque nous avons une méfiance sans mesure à l’égard de l’ineffable et des images, puisque



l’Imaginaire est partout sous contrôle du Symbolique, puisqu’il n’y a plus de risques de se faire prendre aux fables du « moi, je », alors il est temps de redonner un avenir à l’Imaginaire, d’en refaire une catégorie d’avenir32. « THEORIA » ET SUBJECTIVITÉ On dira que Barthes fait des plis avec la théorie et rend la théorie méconnaissable à la theoria qui, de ce fait, devient opaque à elle-même. Elle n’est pas seulement prise par des renversements. Elle devient, non plus le discours qui régenterait la vérité, mais un discours comme un autre qui,



fragmentairement, devient l’un des multiples propos du sujet amoureux. La theoria ainsi apparaît çà et là, non plus comme dispositif ou comme épistémè qui aiderait Barthes à mieux définir le discours amoureux, mais comme un fragment du discours amoureux luimême, absorbé par ce discours. Pis encore, la theoria apparaît dans les Fragments d’un discours amoureux comme des fragments d’idéologie de l’amoureux qui les manipule et les maltraite au gré de sa fantaisie, de son désir. Voilà sans aucun doute ce qui demeure un problème pour les modernes contemporains de Barthes et explique le



silence « théorique » qui entoure la parution des Fragments. Que peut dire la theoria d’une œuvre où elle n’a pas plus de place qu’un poème, qu’une chanson, qu’un magazine sentimental ? Pour mieux comprendre ce qui se passe, il nous faut laisser le locuteur des Fragments, l’» amoureux qui parle et qui dit », que nous avons comparé à Mme Bovary ou à Phèdre, pour nous intéresser à Barthes lui-même, l’auteur du livre. Dans la stratégie qui est la sienne ici, il me semble reconnaître, au moins partiellement, ce que fut la stratégie d’un philosophe (ou d’un antiphilosophe), Kierkegaard, inspirateur de l’existentialisme, le Kierkegaard que



décrit Sartre dans son admirable texte « L’Universel singulier »33 : ce qui fascine Sartre chez Kierkegaard, c’est sa résistance à Hegel et à l’hégélianisme, qui fut « l’esprit du temps », la philosophie devenue monde, le monde devenu hégélien. Toute l’œuvre de Kierkegaard est décrite comme résistance à l’entreprise hégélienne de totalisation du monde comme objet de savoir. Dans l’optique hégélienne, la résistance de Kierkegaard n’est qu’un « moment » dialectique où l’Esprit s’accomplit, il n’est qu’une simple conscience malheureuse. C’est parce que cette résistance est prévue (tout comme la résistance à la psychanalyse



est prévue par la psychanalyse ellemême comme symptôme) qu’elle prend chez Kierkegaard des formes tout à fait fascinantes, comme pour échapper à cette « prévisibilité » : elle passe, chez ce chrétien et mystique, par toute une stratégie d’opacités personnelles : pseudonymie, hétéronymie, pamphlets, œuvres ambiguës (le Journal d’un séducteur par exemple), attitudes plus ou moins scandaleuses, bref par un travail remarquable d’énonciation qui a pour éléments d’inspiration aussi bien la figure de don Juan ou de Faust que celles issues de la sphère théologique, tels Abraham ou Job chez qui le silence, l’intériorité pure du silence sont les



signifiants majeurs de cette opacité existentielle par où le sujet humain atteste qu’il n’est jamais le simple signifié d’un signifiant transcendant, fûtil Dieu. Ce que Kierkegaard veut mettre en évidence, c’est l’incommensurabilité absolue entre l’existence (le subjectif) et le savoir : la vie subjective est ce qui échappe à tout savoir, elle est existence. Mais ce que remarque alors Sartre, c’est que Kierkegaard pense sa propre situation anti-hégélienne avec les concepts de Hegel, et que la révolte de Kierkegaard, malgré le génie de son œuvre, échoue partiellement à échapper à ce qui le nie.



On dira que Barthes est un Kierkegaard qui aurait compris l’inutilité, voire la vanité, de la révolte contre l’Esprit du temps. Plutôt que de contester polémiquement le savoir objectivant de la theoria, Barthes cite la theoria en la dépossédant du savoir et du processus d’objectivation qu’elle véhicule. Résister polémiquement à la theoria, c’est prendre, en outre, le risque de finir « comme l’intellectuel bourgeois qui fuit son objectivité dans une subjectivité exquise et se fascine lui-même dans un présent ineffable pour ne pas voir son avenir »34.



Barthes choisit de résister au pouvoir objectivant de la theoria, non par la violence de l’histrionisme ou du masque de Kierkegaard, ni par une régression dans l’individualisme subjectif — sans issue et sans intérêt —, mais en intégrant la theoria à son propre discours sous une forme neutralisée. Cette ambition chez un penseur de s’extraire de la puissance totalisante de la theoria n’est pas un phénomène isolé qui ne toucherait que des individus marginaux par rapport à la philosophie, comme le furent Kierkegaard ou Barthes, c’est en fait un projet plus fréquent qu’on ne le croit (mais la theoria est aveugle à l’égard de toute dissidence),



et l’on pourrait trouver chez MerleauPonty une démarche un peu différente mais qui n’est pas sans points communs. Il ne s’agit plus d’abolir le savoir objectif mais de suspendre en quelque sorte ce savoir du côté du sujet de la connaissance : neutraliser la polarité entre objet et sujet de la connaissance et demeurer au contact de « l’irréfléchi » ; pour cela, il faut sortir de la theoria, accéder à un type de rapport au monde où le sujet se laisse envahir par son objet, où le sujet fait preuve exemplairement de sa faiblesse, dans ce qu’on pourrait appeler un « héroïsme de la faiblesse ». Cet héroïsme de la faiblesse, malgré toutes les différences



qui séparent Barthes de Merleau-Ponty, on pourrait le retrouver dans la manière dont Barthes se laisse envahir et posséder, pour dévoiler sa vérité, par le sujet le plus faible qui soit, l’amoureux. LE DIVERTISSEMENT Jean-Claude Milner, dans son livre tout à fait admirable Le Pas philosophique de Roland Barthes35, définit les Fragments d’un discours amoureux, et toute la période qui va de la rupture avec le structuralisme jusqu’à la dernière phase qui fait surgir la question de la mort (La Chambre



claire), comme œuvre de divertissement. On comprend que Milner emploie ce terme dans un sens strictement pascalien : période de divertissement qui se situe entre deux grandes séquences qui sont définies d’une part comme le champ de la science (theoria) (1945-1970), et d’autre part comme celui de la mort (métaphysique) (19791980), où Barthes passe de la question de la structure (le signe) à celle de l’essence (qu’est-ce en soi que la photographie ?), ou plutôt fait un saut de l’une à l’autre, saut qui est traversé du divertissement. Milner ne développe pas beaucoup cette notion de divertissement



dans ce livre, merveille d’intelligence, de densité et de concision. Nous comprenons que le divertissement barthésien est ce qui détourne de deux types de savoir : le savoir de la structure (le Symbolique) et le savoir de la mort (le Réel). D’une certaine manière, c’est bien cela : entre l’épreuve du Symbolique, qui a été celle de la maturité, et l’épreuve du Réel, qui est celle de la fin de la vie, de l’avant-mort, Barthes aurait donc occupé quelques années (en gros 1971-1978), qui sont celles de sa gloire intellectuelle, à se divertir, à jouir dans l’Imaginaire : plaisir du texte, du moi, de l’écrivain, de l’amoureux, période donc où Barthes,



oubliant « les mathématiques sévères » et reculant devant la mort, s’adonne à toutes les vanités disponibles. Cette thèse, qui est bien sûr tout à fait valide, nous pose un problème, puisqu’elle est celle de la theoria, et qu’elle aboutit à sous-estimer les Fragments d’un discours amoureux, alors que nous faisons le pari inverse d’une autre lecture des Fragments36. Le divertissement est condamné sévèrement par Pascal et l’on pourrait retrouver dans cette condamnation le discrédit dans lequel la theoria a placé l’Imaginaire. Pour lui donner un sens qui nous soit profitable, il nous faut donc conférer un autre sens à cette idée de



divertissement. Un sens qui, par exemple, soit celui de Kierkegaard, chez qui le divertissement est une feinte, ou encore le sens que lui donne Blanchot, chez qui il y a neutralisation du jugement37, ou enfin celui qu’on trouve chez Dostoïevski, notamment dans Le Joueur. Tout le défaut de la conception pascalienne du divertissement, c’est de vouloir le lire et le penser à partir de la Mort et donc de son anéantissement. (Il est vrai que cette lecture destructrice et dogmatique aboutit à cette découverte essentielle qui est la « logique du cœur », l’un des noms de la charité, dont rares sont ceux qui en ont saisi toute la valeur, à l’exception peut-être de



Rimbaud avec Une saison en enfer, et précisément Barthes avec La Chambre claire38.) Quoi qu’il en soit, le projet pascalien, celui d’une Apologie marquée tout entière du désir de « convertir », aboutit à une liquidation des phases liées au Monde : critique de la science (esprit de géométrie), critique du divertissement. Notre projet de lecture va à l’inverse. Il fait le choix d’affirmer que l’Imaginaire n’est pas le simple espace de la méconnaissance mais qu’il est l’espace d’une autre connaissance dont le phénomène est l’objet, qu’il est aussi connaissance de la méconnaissance, et l’on pourrait



alors, en paraphrasant Kierkegaard, voir en lui « le vouloir réfléchi de l’irréfléchi » où le sujet peut vivre et voir simultanément le spectacle de la vie, saisir l’instant comme instant et l’immobiliser, fixer le moi, non dans l’infatuation vaine, mais, par le prodige du divertissement qui associe ironie et gravité, dans sa défection, dans ses jeux, ses simulacres, et en photographier les vertiges. Ce qui constitue l’apparence même de l’amoureux barthésien, la fragmentation de sa parole atteste tout cela par la discontinuité, la brisure, les silences qui la constituent. Comme l’explique Barthes dans le cours qui est à l’origine de son livre, le Symbolique



est pris en charge par l’Imaginaire, révolution copernicienne dans le champ du discours que régentait la theoria et que la theoria sous-estime car elle ne s’y reconnaît plus. LE MÉTALANGAGE Pour conclure, il nous faut revenir à l’exergue fondamental du livre — « C’est donc un amoureux qui parle et qui dit : » — où nous avons cru pouvoir repérer l’élément d’opacité crucial pour la theoria, et cela très précisément dans la figure, inconvenante, de l’amoureux, pas assez noble pour l’orgueil théorique. Mais il y a autre chose dans cet exergue,



ce sont les verbes « dire » et « parler » qui, eux, ne devraient pas choquer la theoria, tant celle-ci a martelé et répété l’axiome selon lequel il n’y a pas de métalangage, c’est-à-dire de vrai sur le vrai, de discours sur le discours, qu’il n’y a pas de savoir positif où un langage dominerait un autre langage pour en déduire la vérité. Cet axiome a pu apparaître de multiples façons, par exemple chez Foucault lorsque, à propos de son Histoire de la folie à l’âge classique, il explique qu’il admettrait fort bien qu’un historien dise de ce qu’il a écrit « ce n’est pas vrai », car l’important pour lui n’est pas de produire le métalangage de



la folie à l’âge classique, mais, ajoute-til : « Mon livre a eu un effet sur la manière dont les gens perçoivent la folie. Et, donc, mon livre et la thèse que j’y développe ont une vérité dans la réalité d’aujourd’hui. »39 La vérité pour les Modernes n’est pas une vérité positive, la vérité est déplacement des forces telles qu’elles sont en jeu, déplacement des énoncés, déplacement de la vérité elle-même40. Il n’y a pas de vérité sur la folie à l’âge classique (métalangage), mais, par l’intermédiaire de ce discours sur la folie (de l’âge classique), on déplace le champ de vérité actuel où se délimitent



et se découpent les représentations contemporaines de la folie. Cet axiome est omniprésent chez Lacan, et notamment dans un texte important, « La science et la vérité »41. Et, comme chez Foucault, il signifie que la theoria n’est pas un simple savoir de discours mais que la theoria est praxis : travail du Réel par le Symbolique42. C’est en fait chez les marxistes que cette notion de la theoria comme praxis sera la plus vulgarisée, notamment par référence à la célèbre thèse de Marx selon laquelle les philosophes ne doivent plus interpréter le monde (métalangage) mais le transformer (praxis). Mais l’incroyable méli-mélo



philosophique — cette liberté fastueuse — qui compose la theoria a pu permettre aux Modernes tout aussi bien de donner à Nietzsche ou encore à Heidegger (critique de la conception du monde43) le rôle d’inspirateurs de cette critique du métalangage. Cet axiome selon lequel il n’y a pas de métalangage confère toute la responsabilité au dire du discours, dramatise ce dire, puisque ce dire, comme action de la parole, est l’espace même de la praxis44. Sa formulation la plus célèbre, c’est la prosopopée de la vérité de Lacan où « c’est la vérité qui parle toute seule » : « Moi, la vérité, je parle. » Dans cette prosopopée, la vérité



se réhabilite en prenant la parole et en nommant les lieux où elle se manifeste, lieux qui ne sont pas ceux du discours : les actes manqués, le rêve, le nonsense, les calembours, le hasard45, etc. On dira alors que la theoria se caractérise par le fait d’avoir intégré cette donnée nouvelle, de s’inscrire sous cette condition que la vérité, ça ne se possède pas sous la forme d’un métalangage, mais, un peu comme pour la théologie négative, ça se cherche et se dessine en déconstruisant les savoirs positifs. On pourrait dire alors que Barthes, en ouvrant son livre par « C’est donc un amoureux qui parle et qui dit », s’inscrit



dans cette logique46 et souscrit à l’idée que la seule autorité qui ne soit pas une imposture, c’est l’autorité d’un dire. Comment la theoria peut-elle, dans cette mesure, reprocher à Barthes de se placer sous l’enseigne d’une énonciation ? Mon hypothèse est la suivante. C’est peut-être que, comme souvent, les axiomes de la theoria sont des vœux pieux, et l’on peut douter de la sincérité de l’énoncé de Lacan lorsqu’il semble remettre la vérité dans les bras nus de l’erreur, du calembour ou du lapsus, tout comme on peut suspecter celle de Foucault lorsqu’il prétend n’avoir eu pour seul objet dans son Histoire de la folie que les représentations présentes.



Cette espèce d’héroïsme ou de dramatisation de la parole et du dire est contredite par le style même de l’un et de l’autre qui sont tout entiers dans le registre d’un savoir objectivant : le premier par les graphes et les mathèmes, le second par un travail considérable sur l’archive qui mobilise l’empirique. Barthes, quant à lui, lorsqu’il s’est placé au cœur de la theoria (la période structuraliste), n’a jamais anéanti entièrement l’idée de métalangage, il a défini d’ailleurs dans le Système de la Mode l’analyse structurale comme un métalangage — un emboîtement de « langages » associés47 — mais en prenant soin de relativiser la vérité



véhiculée par ce métalangage, vérité provisoire : « Le sémiologue est celui qui exprime sa mort future dans les termes mêmes où il a nommé et compris le monde. »48 Le métalangage de la theoria est un langage mortel. D’une certaine manière, on peut dire que Barthes, dans cette période, s’accorde sur une critique de la vérité positiviste mais ne tient apparemment pas à déplacer cette vérité dans un audelà du métalangage, il ne tient pas à sauver la vérité sous la forme héroïque de sa théâtralisation au sein de la theoria : bien au contraire, il n’y a, dans le statut même du discours de la theoria, d’autre place future que celle de la mort.



Si Barthes utilise la formule « C’est donc un amoureux qui parle et qui dit », cela n’a rien à voir avec le cri de la vérité chez Lacan : « Moi, la vérité, je parle… » Chez Lacan, le « dire » est là comme pour combattre le métalangage et rivaliser avec lui, alors que chez Barthes c’est tout autre chose. D’abord, le « dire » surgit, dans les Fragments, sans aucune rivalité à l’égard du métalangage ; ensuite, ce « dire » n’est nullement, comme c’est le cas chez Lacan, un simple effet rhétorique résorbé par le retour d’un style discursif qui efface bien vite les effets théâtraux de la prosopopée ; et enfin, le dire n’est pas, comme chez



Lacan, une tentative de renouveler et de sauver la theoria mais au contraire de la neutraliser. LE NEUTRE ET LE MÉTALANGAGE Mais il faut aller plus loin et mettre en évidence l’originalité paradoxale de Barthes. Quelles que soient les prises de position qu’il a pu afficher çà et là49, il n’envisage pas de sortie possible hors du métalangage, du moins au sens de Lacan. Au sein de la theoria, le discours de l’intellectuel, on vient de le voir, tombe dans l’échelonnement des langages entrelacés les uns dans les autres, et hors de la theoria, on a vu que



Barthes développait une vision de l’écriture où celle-ci tend perpétuellement au citationnel : écrire, c’est inexprimer l’exprimable, et naître n’est rien d’autre que trouver ce code tout fait et devoir s’en accommoder50. Si tel est le cas, alors tout est métalangage, il n’y a que du métalangage, au sens où il n’y a pas de dire qui ne soit pris dans une relation de commentaire, de répétition, de parodie, de ré-écriture d’un déjà-dit. Si nous synthétisons la position de la modernité, nous pouvons la résumer en cinq points :



1. La vérité est au présent. Elle ne porte pas sur quelque chose, elle déplace les discours et institue de nouvelles frontières entre le vrai et le faux. 2. La vérité parle toute seule, elle parle comme dans la prosopopée de Lacan pour dire qu’elle est là où l’homme ne peut la posséder. 3. La theoria n’est pas logos, elle est praxis, elle ne représente pas, elle transforme. 4. Il y a une prétention de la theoria à subvertir l’époque et un renoncement aux formes positives du savoir.



5. Il y a donc une prétention de la theoria à accéder, dans la theoria elle-même, à un dire. D’une certaine manière, Barthes peut reprendre l’ensemble de ces propositions mais en les déplaçant, parce que, pour lui, il n’y a pas d’opposition, de dualité entre le dire et le métalangage, et sans doute voit-il dans cette dualité, censée ruiner la positivité métaphysique classique, un dernier reste de métaphysique. Ce dernier reste s’inscrivant dans une idéalisation : idéalisation de l’inconscient comme lieu de production de la vérité chez Lacan, idéalisation du



politique chez Althusser, du fou ou du prisonnier chez Foucault, qui laisse entendre la nostalgie d’une parole première. Or Barthes, peut-être parce qu’il n’est pas philosophe, peut-être parce que son seul et unique objet (quelle qu’en soit l’apparence) est l’écriture, ne peut que s’inscrire dans la perspective d’un toujours-déjà, d’un toujours-déjà écrit. S’il y a chez lui un « héroïsme » de l’écrivain, de l’intellectuel, ce ne peut être l’héroïsme d’un dire, mais (et c’est pourquoi nous parlions d’» originalité paradoxale ») l’héroïsme d’un silence, d’une « inexpression », héroïsme qui est, on l’aura reconnu, celui du Neutre par où le



sujet délivre le langage, la parole, le dire de l’aliénation d’un sens préconstitué, du plein du stéréotype, de la répétition, de la généralité. Et cela, par le travail de la neutralisation, de l’assèchement, de la purification qui est le travail de l’écriture, dont Flaubert peut apparaître comme un modèle, mais qui va bien au-delà d’une œuvre précise ou d’un écrivain particulier, et qui concerne l’écriture en tant que telle. On dira que, pour Barthes, tout est, en effet, métalangage, puisqu’il s’agit bien d’inexprimer l’exprimable, mais qu’en même temps tout métalangage est aboli puisqu’il n’y a pas de savoir objectivant, pas de vrai sur le vrai, pas



de dernier mot51, il n’y a que le perpétuel combat de la mort et de la vie, de l’abolition des langages et des substitutions de langages, effacement, résurrection, immense et vertigineux éternel retour d’une différence qui ne se dit que dans les interstices d’une langue qui nous précède. Cette omniprésence d’un déjà-dit, d’un code qui nous est antérieur, n’entraîne aucun scepticisme chez Barthes, aucun renoncement (celui de « la canaille » selon Lacan ou celui du « salaud » au sens de Sartre), car si le particulier a toujours affaire à du général, ce n’est pas, platement, pour faire de « l’humain avec de



l’individuel » qui est la servitude, et plonger dans les basses eaux de l’universel singulier bourgeois, mais au contraire pour retrouver un particulier ultime en dépit de l’instrument général qui lui est donné, retrouver ce particulier dans l’utopie d’un langage particulier, sachant donc que le « particulier extrême n’est pas l’individuel », l’individuel étant encore régi par les catégories du général52. Alors le poétique, l’inaliénable et le langage du monde, le langage de la généralité, peuvent se croiser. Dans quelles conditions ? C’est ce que nous allons voir.



II Le discours amoureux. Questions de méthode 1. CE QUI PRÉCÈDE On définira l’entreprise barthésienne des Fragments d’un discours amoureux comme le discours rigoureux de l’imaginaire dans l’Imaginaire. Ce discours rigoureux, dont on va explorer la rigueur, a connu des anticipations, des annonces. Il n’a pas surgi comme un caprice dans le



parcours de Barthes. Ces anticipations sont nombreuses. On peut en citer trois principales : Sur Racine (1963) où il est question du discours amoureux racinien, S/Z (1970) où il est question du discours amoureux dans le récit narratif (Balzac), et enfin le Roland Barthes par Roland Barthes (1975) où les Fragments sont programmés, voire annoncés. Dans le Sur Racine, l’éros racinien est décrit comme placé sous l’empire de l’Imaginaire. Ce que Racine met en scène, ce n’est pas le désir, c’est l’aliénation amoureuse : ce qui y fait événement, ce n’est pas le réel de la rencontre mais l’image de cette rencontre : l’image fantasmatique qui est



monologue, répétition obsessionnelle du trauma, du rapt (« Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue… »). Pourtant, Racine cesse d’être un modèle possible du discours amoureux barthésien dans la mesure où son théâtre est défini comme théâtre non de l’amour mais du rapport de force. Son véritable sujet, c’est l’usage d’une force (pulsion dominatrice) au sein d’une « situation généralement amoureuse ». Théâtre profondément sadique fondé sur la faute, la Loi, le Père, la culpabilité, et en ce sens strictement opposé au discours amoureux de Barthes. S/Z, qui commente un récit de Balzac, Sarrasine, est un très singulier



objet puisque la castration en est le sujet central : un jeune homme, sculpteur, tombe amoureux de ce qu’il croit être une femme, cantatrice d’opéra, et qui est en fait un castrat. Il y a quelque chose de troublant dans l’intérêt que prend Barthes à ce texte et à la puissance de subversion des codes de la représentation classique que la castration engendre dans le récit de Balzac… Le leurre dans lequel tombe le jeune homme (Sarrasine), en s’éprenant d’un castrat et en y voyant la femme parfaite, renvoie précisément au ratage par le sujet de l’épreuve de la castration symbolique. Celui-ci est en plein dans l’Imaginaire, voyant le Même là où il y a



l’Autre et réciproquement, entièrement pris par le leurre de la représentation, pris par l’image. Barthes étudie alors le fonctionnement du discours amoureux comme fourvoyé dans l’impasse de l’Imaginaire, à partir d’une lecture lacanienne de la castration. Le point de vue n’est pas celui de l’amoureux, il n’y a pas d’identification avec lui, et le Neutre du castrat n’a de positif que sa fonction destructrice : destruction des codes bourgeois. Dans cette mesure, le discours amoureux qui est rencontré dans le récit de Balzac est pris au sein d’un plus vaste ensemble sémiologique qui est sous le contrôle de la theoria. De cet ensemble, très complexe, peuvent



être extraits des fragments qui s’apparentent à ceux du discours amoureux, comme le fragment LXXV, intitulé « La déclaration d’amour », où l’on retrouve certains éléments qui seront présents dans les Fragments, où le « Je t’aime » est désigné comme un « jeu obsessionnel du sens » assimilé au jeu de l’enfant freudien du Fort/Da, au « dieu indou qui alterne sans fin la création et l’anéantissement du monde », où le « Je t’aime » fait donc du sens ce que Barthes appelle un « jeu supérieur »53. Mais cette analyse du « Je t’aime » est purement ponctuelle ; Barthes se propose de faire plus tard un « inventaire des formes de la parole



amoureuse »54, ce qui est, d’une certaine manière, une façon d’annoncer les Fragments d’un discours amoureux. Ce serait, en tout cas, un contresens que de voir dans la figure du castrat, en tant qu’il dérègle l’opposition du masculin et du féminin, une anticipation de l’amoureux en qui est suspendu le paradigme sexuel. La subversion du castrat et la suspension de l’amoureux sont antithétiques. Le troisième livre, Roland Barthes par Roland Barthes, est le plus proche chronologiquement des Fragments. Il s’inscrit dans une période commune où s’exprime le projet d’une exploration rigoureuse de l’Imaginaire. Dans ce



livre, il y a trois fragments successifs qui peuvent être considérés comme une anticipation réelle des Fragments. Ces trois fragments, intitulés « Le discours jubilatoire », « Comblement » et « Le travail du mot »55, sont trois approches du « Je t’aime ». 1. Le « discours jubilatoire » est l’occasion d’un dialogue entre l’amoureux et le clinicien (lacanien) : le psychanalyste ne cesse de répéter que le « Je t’aime » n’est qu’un symptôme, celui du manque : « Rien à faire : c’est le mot de la demande : il ne peut donc que gêner qui le reçoit, sauf la Mère. » 2. Le « comblement » correspond au « Je t’aime » romantique où il a le



goût des « pleurs amers » (Heine). Le mot d’amour est simultanément une perte, un deuil. 3. Il y a enfin « le travail du mot » qui serait la bonne solution face à l’échec apparent du premier fragment et à la mort qui surplombe le deuxième. La répétition du « Je t’aime » est comparée à une sorte d’épopée verbale, une longue « course dialectique » où peu à peu se complexifie la demande originelle sans que cette dialectique ne ternisse « l’incandescence de la première adresse ». La répétition du « Je t’aime », envisagée comme le travail du signifiant, créerait « une langue inouïe où la forme du signe se répète, mais jamais son



signifié » (comme dans l’énoncé poétique). Alors, explique Barthes, « le parleur et l’amoureux triomphent enfin de l’atroce réduction que le langage (et la science psychanalytique) impriment à tous nos affects »56, à savoir cette réduction opérée par le clinicien qui réduit le « Je t’aime » à n’être que de la demande, du symptôme, etc. C’est ce troisième « Je t’aime » qui est choisi par Barthes, « car si une image est construite, cette image est du moins celle d’une transformation dialectique — d’une praxis »57. Si ces trois fragments anticipent sur les Fragments d’un discours amoureux, c’est d’une part parce qu’ils en donnent



la trame (les trois registres du « Je t’aime » où se trament les trois fils discursifs du Symbolique, du Réel, de l’Imaginaire), et d’autre part parce qu’ils en esquissent l’épistémologie par la critique de la theoria (« atroce réduction ») et par le fait de placer l’image au centre de la parole amoureuse. Certes, par un dernier scrupule moderne, l’image demeure légèrement suspectée (« si une image est construite, cette image est du moins… »), mais l’image est sauvée parce qu’elle peut être plus qu’une simple image ((mimèsis), elle peut être le produit d’un travail (praxis). Ce reste de suspicion à l’égard de l’image montre



combien la theoria demeure liée aux savoirs antérieurs qu’elle prétend contester : ici, c’est évidemment le point de vue platonicien qui intervient : l’image est suspectée comme mimèsis, comme imitation. Mais la rupture que Barthes opère, c’est de faire de l’image le lieu d’une praxis et de lui donner un statut équivalent à celui du signifiant. 2. CONDITIONS DE POSSIBILITÉ D’UN DISCOURS RIGOUREUX DE L’IMAGINAIRE DANS L’IMAGINAIRE



L’épochè Nous venons de voir qu’il n’y avait de possibilité d’atteindre le discours



amoureux qu’à une première condition : que celui-ci existe comme image dialectisée par une praxis. Cette praxis, Barthes n’en offre, dans le Roland Barthes par Roland Barthes, qu’une description sommaire que nous avons résumée comme « l’odyssée du Je t’aime », le « Je t’aime » dont la répétition et les variations constituent « la course ». Cette dialectique, cette praxis, ne sont pas autre chose que celles que déploient les Fragments : le terme de « course » revient d’ailleurs dans la brève préface des Fragments lorsque Barthes définit ainsi le discours :



« Dis-cursus, c’est, originellement, l’action de courir çà et là, ce sont des allées et venues, des “démarches”, des “intrigues”. L’amoureux ne cesse en effet de courir dans sa tête, d’entreprendre de nouvelles démarches et d’intriguer contre lui-même » (p. 7/29).



Ce qui nous importe ici, c’est que la dialectique encore invoquée dans le Roland Barthes a disparu avec les Fragments. Ce n’est pas une dialectique entre un dedans (la parole amoureuse) et un dehors (la société, la guerre, la lutte des classes, le sexe), mais un jeu propre au « dedans » même du discours amoureux58. Le dévoilement du discours amoureux ne peut s’opérer que si,



précisément, je mets entre parenthèses, si je suspends le contexte mondain, social, sociétal, historique, sexuel où il paraît et si je l’en isole, bref si j’opère ce que les phénoménologues appellent l’épochè et qui est l’acte de cette mise entre parenthèses. Ce que fait la phénoménologie par méthode (mettre entre parenthèses le monde pour saisir le phénomène comme phénomène), Barthes le fait sans s’en expliquer ; mais nul doute que l’épochè est la première des conditions pour accéder à un discours rigoureux de l’imaginaire dans l’Imaginaire : suspension du monde, du contexte et, du coup, suspension chez le sujet de ce



qu’on peut appeler sa « conscience naturelle », cette conscience de l’homme quelconque perdu dans les brumes du monde, pris dans le flux indifférencié de l’horizon sur lequel les « choses » se déploient, suspension qui permet d’obtenir l’objet comme phénomène, dans son apparaître et donc dans son être propre, dans sa phénoménalité singulière59. Nous reviendrons un peu plus tard sur la dimension philosophique de l’épochè à l’œuvre dans les Fragments. Il nous faut, en revanche, tout de suite en tirer une conclusion du point de vue de la praxis (de l’écriture comme travail60). On dira, de ce point de vue, que la seconde condition d’un



discours rigoureux de l’imaginaire dans l’Imaginaire, liée d’ailleurs à la première, c’est que le discours amoureux ne passe pas par la fabrication d’un récit. Ainsi, la première suspension, la première mise hors circuit (la première épochè) qu’il faut appliquer aux structures du monde, doit toucher à « l’histoire d’amour ». Cet axiome est énoncé dans l’avant-propos du livre : « … l’histoire d’amour, asservie au grand Autre narratif, à l’opinion générale qui déprécie toute force excessive et veut que le sujet réduise lui-même le grand ruissellement imaginaire dont il est traversé sans ordre et sans fin, à une crise douloureuse, morbide, dont il faut guérir […] : l’histoire d’amour



(l’“aventure”) est le tribut que l’amoureux doit payer au monde pour se réconcilier avec lui » (p. 11/32).



De quel ordre est donc cette épochè sur le plan de la praxis ? De quel ordre est cette épochè qui doit faire en sorte que le « divertissement », au lieu d’être recul devant la chose, soit au contraire pure connaissance, connaissance et extase ? Cela, Barthes nous le dit très clairement : pour que l’être du discours amoureux puisse se dévoiler dans l’extase de tout son être (« le grand ruissellement imaginaire dont il est traversé sans ordre et sans fin »), l’épochè, la suspension doit



d’abord toucher à l’histoire d’amour, c’est-à-dire au récit. L’épochè relève bien de la praxis, il s’agit bien d’un travail sur l’objet et le sujet de la connaissance que je modifie tous deux par une intériorisation toujours plus intérieure, visant à susciter un faceà-face, un entrelacs de l’apparaître de la chose et de ma perception, un « chiasme », selon l’expression de Merleau-Ponty, où s’emboîtent sujet et objet. La question qu’on doit se poser est la suivante : pourquoi cette connaissance (extatique) doit-elle passer par la suspension de l’histoire d’amour, qui est précisément la forme et la



médiation la plus évidente, la plus répandue du sentiment amoureux ? Avant de répondre directement à cette question, il faut tout de suite remarquer que l’épochè doit viser ce qui est au plus proche de l’objet de connaissance, elle doit toucher à ce qui enrobe cet objet et donc le dérobe, elle doit, comme opération de suspension, concerner le contexte intime de l’objet. Face à un tableau, ce que je dois mettre entre parenthèses, ce n’est pas seulement l’uniforme du gardien de musée qui est planté à côté de la toile, mais aussi le cadre doré, la paroi de verre qui le protège des fous, et peut-être même les fibres de la toile qui trament la



picturalité. La fragmentation de l’objet regardé peut participer à ce travail de suspension : c’est ainsi, par exemple, qu’on peut considérer ce que fait Barthes sur le tableau de Verrocchio qu’il a choisi pour la couverture de son livre, en ne nous en montrant que les deux mains se frôlant dans une continuité/discontinuité du contact et en suspendant du coup entièrement le sens théologique du tableau qui représente une scène biblique, associant Tobie et un ange, mais en suspendant également toute une dimension de sa picturalité propre puisque ce n’est pas le tableau qu’il veut nous faire apparaître, dans ce frôlement des mains, mais ce qu’il



nomme au dernier fragment de son livre le « Non-Vouloir-Saisir », qui est en quelque sorte l’» être » du sentiment amoureux parvenu à sa plus haute extase. L’épochè touche donc ce qui est toujours au plus proche de l’objet qu’il s’agit de connaître. Ici le rejet par Barthes de « l’histoire d’amour », du récit, relève d’une décision imposée par l’objet et non directement d’une position dogmatique appartenant à une doctrine antérieure et qui s’appliquerait extérieurement à la question du sentiment amoureux. S’il est vrai qu’il y a chez Barthes une critique du roman, un discours général sur le roman qui apparaît dès Le Degré zéro de l’écriture



jusque (mais sous une forme retorse) à son dernier cours du Collège de France61, cette critique, même si elle peut dans le détail fournir des arguments à l’épochè pratiquée dans les Fragments, ne peut en rien lui être assimilée. Discours/ Récit Barthes propose donc non pas un « récit amoureux » mais un « discours amoureux ». Ce choix est un choix violent qui suppose l’expulsion, le bannissement du récit. Si l’on reprend la brève citation où Barthes s’explique sur ce choix, on peut trouver trois motifs de suspendre le récit, l’histoire d’amour en



tant donc qu’elle est « asservie au grand Autre narratif ». 1. L’histoire d’amour, comme récit, est du côté de la doxa (l’opinion générale) qui « déprécie toute force excessive » et veut que le « sujet amoureux » réduise ce qu’il vit intérieurement à « une crise douloureuse, morbide, dont il faut guérir ». 2. L’histoire d’amour (et c’est bien sûr lié à la première question) est asservie parce qu’elle ne peut fonctionner que sur le mode de « l’ordre », d’une causalité procédant du système : crise, résolution de la crise,



fin (par opposition au discours amoureux qui est « ruissellement »). 3. L’histoire d’amour est du côté de l’ordre social parce qu’elle est le « tribut que l’amoureux doit payer au monde pour se réconcilier avec lui » : l’histoire d’amour n’est qu’une transaction qui rend consommable l’extase amoureuse par le « monde » et oblige l’amoureux à retrouver la société en sortant de l’hypnose où l’emprisonne son discours. Le discours amoureux (le soliloque du « Je t’aime ») échappe à ces trois asservissements, à l’Autre, mais il y a plus, car, pour mieux opposer discours et histoire, Barthes pose que le discours



amoureux et l’histoire d’amour sont dans une relation d’étrangeté absolue l’une par rapport à l’autre. Barthes en effet ajoute que le discours amoureux « accompagne cette histoire [l’histoire d’amour] sans jamais la connaître », comme si l’amoureux perdait l’essence de son être dès lors qu’il se le figurait à lui-même sous la forme d’un récit, d’une histoire, comme si l’amoureux était aveugle, ignorant de la trame, du scénario dans lequel les autres le voient évoluer. On dira que, selon Barthes, le discours amoureux est du côté de l’authenticité (il exprime absolument l’être dont il est le phénomène) tandis



que le récit est du côté de la facticité : facticité au sens ordinaire mais aussi au sens phénoménologique qui définit la facticité comme étant de l’ordre de la contingence. La facticité du récit d’amour tient à sa nature narrative. Tout récit est un écoulement de faits pris dans une forme de contingence (il faut que le héros ait un nom, qu’il soit brun, blond ou roux, qu’il habite à la ville ou à la campagne, etc.). Barthes a développé cette critique du récit comme facticité dans Le Degré zéro, par exemple au travers du passé simple, temps de la facticité pure. Il parle de « temps factice »62, il le définit comme « système de sécurité des



Belles-Lettres » et trouve déjà dans ce temps verbal l’asservissement au Monde, à la société qu’il établit dans les Fragments : « Il constitue l’un de ces nombreux pactes formels établis entre l’écrivain et la société, pour la justification de l’un et la sérénité de l’autre. »63 Cette contingence (« Ça naît, ça monte, ça fait souffrir, ça passe »64) est l’expression même d’une facticité asservie, c’est-à-dire qu’elle est au service d’un ordre : l’ordre narratif reflet de l’ordre social (sérénité, réconciliation). L’histoire d’amour, le récit ou le roman pourraient être au sentiment (extatique) de l’amour ce qu’est aux



yeux de Platon une copie, un simulacre, une imitation d’une essence qui, du fait de cette imitation, est perdue. D’une certaine manière, dans son texte théorique « Introduction à l’analyse structurale des récits » (1966) qui déploie pourtant un structuralisme classique, Barthes, au détour de ses considérations structurales, pose bien le problème en des termes très proches. Il explique qu’en raison précisément de la puissance de la structure narrative dont il met au jour les mécanismes, la liberté du récit est « bornée, limitée » parce que le récit est pris dans un code fort (code qui impose des contraintes, notamment des contraintes au niveau des actions).



Mais il ajoute ceci qui nous intéresse : il y a un interstice de liberté entre le code fort du récit et le code fort de la langue, et cet interstice de liberté, c’est la phrase. Il écrit que le récit part du « plus codé » (le niveau phonématique de la langue65), qu’il « se détend progressivement jusqu’à la phrase, pointe extrême de la liberté combinatoire », puis le récit « recommence à se tendre en partant des petits groupes de phrases (microséquences), encore très libres, jusqu’aux grandes actions, qui forment un code fort et restreint »66. Il faudrait également s’intéresser à cet éloge de la phrase par opposition au récit, dans son article



« Flaubert et la phrase »67 (1967) où il confère à la phrase une liberté métaphysique, « l’arrêt gratuit d’une liberté infinie », infini dont l’expression la plus évidente, dans l’excès même qu’il déploie, est le fameux Coup de dés de Mallarmé et sa phrase infinie, sa phrase-tableau, sa phrase disséminée. Quoi qu’il en soit, la phrase est bien ici opposée au récit et dès lors éclaire le choix que fait Barthes du « discours », ou plus exactement du discours que la fragmentation restitue à son déploiement en phrases68. La facticité, l’asservissement du discours amoureux que promeut le récit sont le propre de la fausse dialectique



entre le dedans et le dehors, entre les subjectivités et la société, et d’une certaine manière (faisant fi du génie des écrivains concernés) contaminent les récits d’amour qui, tous, se résument au schéma suivant : l’amour est en butte à la société qui y fait obstacle et il ne lui survit que vaincu par elle : de Julien Sorel guillotiné à Roméo et Juliette réunis dans le suicide : le récit a accompli sa corvée, sa tâche sociale, la catharsis, permettant à la bourgeoisie de se purger de ses passions. Voilà pourquoi Barthes ne veut pas céder au prestige de l’histoire d’amour et ne veut rien lui concéder, comme il le dit au début de son séminaire sur le discours



amoureux, en 1974, d’où le livre est issu. Cette critique du récit, cette suspension du narratif dans les Fragments, ne sont pas guidées par une espèce de puritanisme moderniste contre le roman lui-même. Pas plus que cette suspension ne signifie que le discours amoureux serait supérieur esthétiquement au récit amoureux. Bien au contraire, Barthes admet volontiers que certains de ses fragments sont plats, usés ou « tournent court » (p. 8/30). La question ne se situe pas là, elle ne se situe pas dans la sphère esthétique. Dans cette sphère, à l’inverse, le roman est d’autant plus à même de montrer sa



supériorité. Barthes, d’ailleurs, cite à plusieurs reprises des traits du discours amoureux empruntés à des romans ou récits69, puisque ces récits possèdent des interstices précieux, qui sont ceux de la phrase. On remarquera néanmoins que le texte « tuteur » des Fragments est un roman par lettres, Werther, dont la structure épistolaire favorise le discours au détriment du récit. Et puis, on le remarquera aussi, Barthes semble insensible aux « intrigues », à l’épisodisme, à la dimension narrative des romans qu’il cite. Et, en les citant, il ébranle précisément le code, la narration, la contingence, la facticité : la



parole amoureuse s’y retrouve pure parole, hors contexte. La figure DRAME, qui a pour surtitre « Roman/drame », permet de mieux comprendre en quoi l’amoureux est étranger à son roman, pourquoi il ne connaît pas son histoire. L’amoureux n’est pas dans un scénario, il est dans le drame, au sens archaïque du terme. Drame qu’il faut se représenter comme une histoire sans action, ou dont l’action a déjà eu lieu et dont « je répète (et rate) l’après-coup » (p. 110/125). L’événementialité propre au discours amoureux défie la rationalité propre au récit : le « ravissement » que je me déclame à moi-même est un fait



accompli (en ce sens, l’amoureux est racinien). Le roman, lui, ne peut jouer de cette forme archaïque qu’est le drame antique, la déclamation obstinée et hypnotique d’un « toujours-déjà », sauf de manière très fragmentaire comme c’est le cas avec des exceptions telles que Le Ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras. Ce type très particulier et retors d’événementialité est développé par Barthes dans la figure ERRANCE : « Je ne puis moi-même (sujet énamouré) construire jusqu’au bout mon histoire d’amour : je n’en suis le poète (le récitant) que pour le commencement ; la fin de cette histoire, tout comme ma propre mort, appartient aux autres ; à eux



d’en écrire le roman, récit extérieur, mythique » (p. 117/133). Le « je » du sujet amoureux Après avoir mis en évidence la suspension de la catégorie du récit, son expulsion du discours amoureux, on peut repérer un deuxième niveau d’opération par où Barthes tente d’aboutir à ce type de connaissance particulier qu’est le discours rigoureux de l’imaginaire dans l’Imaginaire. Au travail ordinaire de description du discours (le métadiscours ordinaire du savoir positif), Barthes ne substitue pas la parole spontanée du sujet amoureux, son vécu empirique. Il y substitue la simulation de ce discours.



Le locuteur des Fragments ne doit pas être perçu naïvement, soit qu’on le prenne pour Barthes lui-même se laissant aller à des confidences, soit qu’on le conçoive comme un personnage au sens ordinaire. On définira ce locuteur comme « conscience simulée », et c’est en raison de cette définition que cette conscience n’est ni Barthes, ni un « personnage », c’est-à-dire une conscience naturelle ou mimétique, déterminée par la structure spatiotemporelle du monde, ayant un âge, une identité, un sexe, un nom, une biographie, des parents, un domicile, etc.



Cette conscience simulée est un « je » qu’on pourrait dire originaire, car ce « je » ne peut être identifié à l’identité civile d’une personne (comme, à l’inverse, mon « je » peut être identifié à ma personne civile) : c’est un « je » qui ne fait que dire « je » sans être celui d’une personne en particulier. Et c’est pourquoi d’ailleurs ce « je » est si souple dans ses métamorphoses, et qu’il peut couvrir pratiquement tous les pronoms personnels70 : il peut devenir « nous » (p. 93/109), « il » (p. 135/151) ; de même que ce « je » peut prendre toutes sortes de « pseudonymes » : « X… » étant le plus répandu, mais il peut prendre celui de



« Sappho » (p. 186/195-196), Sollers



(p. 185/195) ou bien entendu Werther (passim). Ce « je » est également le fruit de l’épochè initiale au cours de laquelle l’auteur a mis hors circuit sa propre identité pour ne s’en tenir qu’au « je » du discours amoureux, à ce « je » qui est mobilisé dans le « Je t’aime », circonscrit à la position étroite qui est la sienne dans le discours amoureux, un « je » particulier qui permet d’accéder à la vie « égologique » de l’amoureux (à son discours subjectif pur). Ce « je » est un « je » régional, singulier, étroitement défini par la position subjective d’énamoration dont il émane. Voici comment Barthes le définit :



C’est « quelqu’un qui parle en luimême, amoureusement, face à l’autre (l’objet aimé), qui ne parle pas » (p. 7/29). Le pronom (indéfini) « quelqu’un » désigne bien ce sujet particulier. Dans « quelqu’un », on ne peut envisager une personne. La définition, extrêmement précise, nous confirme que nous n’aurons à faire en effet qu’à un « je » en pleine activité, ressassant sans cesse. Soyons plus précis. On définira ce « je » comme ayant un « tu » à qui s’adresser (« Je t’aime ») mais il ne sera jamais à son tour un « tu » pour l’autre (puisque l’autre « ne parle pas »). Or, ce qui caractérise d’un point de vue



linguistique le « je » dans son fonctionnement ordinaire, c’est précisément d’être pris dans une dialectique intersubjective dont le langage est la structure : le « je », on le sait, est un signe « vide » qui ne réfère qu’à l’acte de parole par où je dis « je », et c’est ce « vide » qui fait que des milliards de sujets parlants à tout instant endossent ce signe comme les représentant intimement. La seconde caractéristique du « je » est d’être pris dans une stricte polarité avec le « tu », car si je dis « tu » à l’autre c’est parce que j’admets qu’à son tour ce « tu » deviendra un « je » et que je serai alors son « tu » : il y a un entrelacs, un



chiasme des personnes71. Benveniste pose que c’est cette polarité dialectique du « je » et du « tu » qui constitue la structure de la subjectivité humaine. On voit en quoi cette subjectivité concilie le singulier (c’est le sujet qui parle) et l’universel (pour parler, il emprunte une forme unique et qui vaut pour tous) et articule le « moi » et l’Autre puisque en parlant nous échangeons sans cesse le « je » et le « tu » dans une pure réciprocité. Le « je » de l’amoureux, dans ces conditions, ne peut s’identifier au « je » du sujet quelconque et universel. D’une part, le sujet amoureux n’est pas une personne (c’est « quelqu’un ») et il n’est



en rien miroir de l’humanité, ce n’est pas un « universel-singulier » au sens banal et bourgeois. D’autre part, l’interchangeabilité du « je » et du « tu » ne fonctionne pas. L’amoureux dit « je », il dit « tu », mais ce « je » est dans la position de n’être jamais le « tu » pour l’autre puisque celui-ci, l’objet aimé, « ne parle pas ». C’est un « je » qui rompt non seulement avec l’universelle structure du langage (c’est un particulier enfermé dans l’épreuve de sa particularité), mais aussi avec la forme universelle et « naturelle » de la subjectivité humaine telle qu’elle fonctionne dans le monde.



On ne peut que noter la symétrie où se trouve ce « je » avec le « je » poétique dont la parole n’a pour seul champ de référence que lui-même et dont la profération interminable n’attend jamais de réponse72. On ajoutera que l’amoureux n’est pas seulement mutilé pour n’avoir accès qu’à un « je » réduit, mais qu’il n’a également accès qu’à des ombres de phrases, qu’à des phrases atrophiées, des phrases-mots. Barthes décrit la phrase utilisée par le sujet amoureux comme un semblant de phrase, une « phrase tronquée » (p. 9-10/31), suspendue, abrégée, une sorte d’imminence de phrase, ce qui souligne la volonté, chez lui, de mettre en



évidence le fait que l’amoureux a une langue bien singulière qui n’est pas celle du sujet naturel. Et comme exemple, Barthes propose le ressassement de l’amoureux qui attend : « “Tout de même, ce n’est pas chic…” ; “il/elle aurait bien pu…” ; “il/elle sait bien pourtant…” : pouvoir, savoir quoi ? Peu importe, la figure “Attente” est déjà formée » (p. 9-10/31). On constate que les deux opérations décrites précédemment : suspension de la narrativité et suspension du fonctionnement naturel de la structure pronominale, sont bien des opérations dans l’Imaginaire où, par ces mutations d’attitudes, Barthes accède à cette



rigueur nécessaire grâce à laquelle l’Imaginaire n’est pas un espace informe, leurré et naïf. L’Imaginaire, obtenu par ces opérations, construit un espace qui ne valide ses actes que dans le régime strict qui lui impose son être : l’être amoureux. J’ai à plusieurs reprises choisi le terme de « simulation » pour définir la relation qui unit le « locuteur » des Fragments (le « quelqu’un qui dit je ») et l’auteur du livre, Barthes lui-même. Comment comprendre ce terme utilisé, ici, positivement ? On l’opposera d’abord à son frère jumeau négatif : le simulacre. Le simulacre, c’est la mauvaise copie au sens de Platon, dans



la mesure où il ne saisit que l’apparence de ce qu’il copie, parce que l’acte de copier est lui-même étranger à ce qu’il copie. La simulation serait la bonne copie (la bonne imitation), car dans la simulation l’imitateur est entièrement engagé dans l’être de ce qu’il imite, il ne lui est pas étranger. La simulation oblige son acteur (le simulateur73) à une sorte de mutation existentielle où il se contraint à obéir à un rôle, celui de l’amoureux dont nous avons vu qu’il obéissait à des lois bien particulières, à un langage, à un mode d’être. On prendra comme exemple ce fragment de la figure ABSENCE :



« (Enfant, je n’oubliais pas : journées interminables, journées abandonnées, où la Mère travaillait loin ; j’allais, le soir, attendre son retour à l’arrêt de l’autobus Ubis, à Sèvres-Babylone ; les autobus passaient plusieurs fois de suite, elle n’était dans aucun) » (p. 21/42). Nous voilà face à un fragment où le « je » qui parle semble s’identifier totalement avec le sujet biographique Barthes et où le « quelqu’un » semble être une personne. Je ferai quelques remarques pour rectifier cette illusion. 1. Le fragment est encadré de parenthèses. C’est assez fréquent. Il s’agit pour Barthes, par ces parenthèses, de produire une discontinuité dans le



« je » qui parle, comme si plusieurs voix venaient se superposer à lui et produire un effet de polyphonie. Ce « je » est donc un « je » second, comme un autre timbre qui en sourdine (la sourdine de la parenthèse) viendrait soutenir la voix centrale. 2. L’apparence autobiographique est d’autant mieux mise en évidence par les détails référentiels qui sont donnés (« autobus Ubis », « Sèvres-Babylone », etc.) que la sphère empirique où semble baigner ce souvenir est brisée par la dernière phrase qui la contredit subtilement : « Les autobus passaient plusieurs fois de suite, elle n’était dans aucun » ; dans la sphère réelle ou



empirique d’un « je » autobiographique, la mère aurait bien fini par arriver dans tel autobus. Cet « aucun » ne relève pas du discours d’un « je » empirique, mais au contraire il appartient bien au discours de l’imaginaire dans l’Imaginaire. Le « aucun » pose l’absence sur le mode ontologique du « jamais » et transforme le contingent (le retard) en néant. Toute la formulation de Barthes consiste à plier le Réel à l’ordre propre, à l’ordre imaginaire du sujet amoureux qui se place toujours dans la position d’être un « je » face à un « tu » qui ne parle pas ou qui ici ne vient pas — ce qui est la même chose —, car, à l’évidence, l’autre parle, la mère finit



par arriver, mais rien n’arrive de cela à la conscience isolée du sujet amoureux. Nous ne sommes donc pas là dans la sphère naïve du vécu mais dans un « je » dont l’apparence autobiographique dissimule le travail de l’épochè que nous avons décrit. 3. Discours et fragment Le fragment chez Barthes Nous avons donné, à un moment, comme exemple d’épochè — comme suspension du « contexte » —, le phénomène de fragmentation et, à ce titre, comme illustration, la couverture choisie par Barthes : le tableau de



Verrocchio y fait l’objet d’un travail de réduction où les deux mains se frôlant constituent l’emblème du discours amoureux par opposition à l’image conventionnelle des mains enlacées. La réduction vise à écarter tout contexte, tout monde, toute information qui serait étrangère au punctum du tableau (ici : la fusion extatique du désir et du Non-Vouloir-Saisir). La fragmentation relève de la praxis, d’un travail qui ne concerne pas seulement l’image de couverture du livre, mais qui est active dans le livre dont elle constitue le premier mot : Fragments. Nous savons également que la fragmentation n’est pas réservée à ce



livre mais qu’elle est, depuis longtemps, une pratique propre à Barthes. Pourtant, il n’y a pas à proprement parler de théorie du fragment chez Barthes. De la fragmentation, il dit simplement que c’est chez lui une pratique presque originaire74. On notera que le fragment chez Barthes n’est ni celui d’Héraclite, jeu de l’obscur et de l’éclat, ni celui de Nietzsche, l’aphorisme, la violence, ni celui du romantisme, esthétique de la ruine, du carnaval mélancolique, ni celui de La Rochefoucauld, maxime et sévérité. Peut-être est-il plus proche de Pascal, celui des Pensées, dont il fait l’éloge dans une analyse de Mobile de Butor, en



y voyant un « livre essentiel » car s’y affirme la « solitude profonde » : « matité de la véritable idée »75. Le fragment est, chez Barthes, précisément associé au Neutre, il désorganise toute tentative classique de métalangage ordinaire puisqu’il n’y a pas de dernier mot76, sinon le silence77. On peut ainsi réunir rapidement quelques idées barthésiennes sur le fragment, dispersées dans l’œuvre. Le fragment est ce qui réunit le continu et le discontinu avec, comme image, celles du flocon de neige78 ou du riz japonais, « cohésif et détachable »79, son principal ennemi ne serait pas la totalité (car le fragment est une totalité80) mais la



généralité (qu’il faut dissoudre81) ou encore la continuité, le flux : « ce flumen orationis [le flux du discours] en quoi consiste peut-être la cochonnerie de l’écriture »82 ; ajoutons que Barthes recherche moins, dans la littérature, les œuvres fragmentées que l’interruption fragmentaire qui brise le texte continu et dont l’exemple le plus fameux est la prose de Chateaubriand dans la Vie de Rancé qu’il qualifie de « ressassement brisé »83. À un certain niveau, Barthes a pu imaginer que le fragment était en quelque sorte un outil rhétorique qui aurait eu comme fonction de le préserver des leurres de l’Imaginaire et de son



hystérie collante, agglutinante, dans l’écriture. Le fragment aurait été ce qui casse, brise et différencie, anéantissant les illusions du plein, du lié, de la représentation mimétique. En ce sens, la fragmentation serait du côté de la castration symbolique84. On retrouve ici une fonction agressive du fragment, bien en phase avec les prétentions de la theoria. Le fragment serait une activité symbolique qui détruirait les vanités des flux imaginaires. Dans le Roland Barthes par Roland Barthes, Barthes avait pourtant noté les limites de cette vision. Il écrit ceci : « J’ai l’illusion de croire qu’en brisant mon discours, je cesse de discourir imaginairement sur



moi-même, j’atténue le risque de transcendance », et il ajoute : « … en croyant me disperser, je ne fais que regagner sagement le lit de l’Imaginaire. »85 L’illusion que Barthes dénonce, c’est de placer naïvement la fragmentation du côté de la forme ou de l’ordre : une garantie contre les leurres. Le fragment dans le discours amoureux Nous avons placé le travail fragmentaire du côté de l’épochè, c’està-dire d’un travail de suspension. Mais dans l’épochè rien n’est supprimé, il n’y a pas de castration symbolique de l’Imaginaire. L’épochè relève de suspensions



successives, de mises hors circuit, et si le Monde, tel qu’il se valide lui-même sous la forme du « on », de la « communication », de la « technique », etc., est « suspendu », il n’est en rien supprimé, il demeure tel que le sentiment amoureux le vise et le thématise. L’amoureux est à la fois un sujet égaré et un sujet dans le monde. L’épochè ainsi ne relève en rien de la « maîtrise » symbolique, elle mobilise au fond tout l’être subjectif du sujet dans une entreprise permanente d’écoute du phénomène. Ainsi, avec l’épochè, l’Imaginaire devient un opérateur méthodique, une force active de description et de perception qui permet



de parcourir le phénomène sous toutes ses faces, dans toutes ses variations. En ce sens, si l’épochè est du côté de la praxis, cette praxis n’est pas tout à fait celle de la theoria : elle va au-delà de la praxis théorique (prétention à la transformation du Réel par le Symbolique), ou plutôt elle emprunte d’autres chemins et se constitue comme une autre méthode. À ce titre, Barthes désigne le fonctionnement des 80 figures de Fragments comme une « chorégraphie » (p. 6-7/29-30). Et Barthes, pour expliquer ce qu’il entend par figure chorégraphique, donne comme illustration le « corps saisi en action »



ou « ce qu’il est possible d’immobiliser du corps tendu », le corps « sidéré dans un rôle, comme une statue ». La figure est ainsi dissociée doublement de sa dimension traditionnellement langagière (elle n’est pas rhétorique), et d’autre part elle est donnée comme une image. De sorte qu’on peut avancer que la fragmentation du discours en figures n’est en rien une maîtrise de l’Imaginaire par le Symbolique mais un traitement de l’Imaginaire par l’Imaginaire. D’ailleurs, la fragmentation productrice de figures est l’expression la plus pure de l’Imaginaire amoureux qui « n’existe jamais que par bouffées



de langage, qui lui viennent au gré de circonstances infimes, aléatoires » (p. 7/29) : le terme de « bouffée » donne alors au fragment une valeur qui l’inscrit en effet dans la sphère de l’Imaginaire. Barthes emploie à un moment le terme, peu fréquent dans le vocabulaire de la modernité, d’» hypostase » pour définir la figure. La figure est une hypostase de tout le discours amoureux (p. 8/30). Qu’est-ce qu’une hypostase ? Dans la théologie, cela désigne la manifestation visible de l’essence (ousia) : ainsi le Christ est-il défini comme hypostase divine. La relation entre l’hypostase et l’ousia est similaire à celle du phénomène et de l’être : le



mode d’apparition de l’hypostase révèle l’être même de son essence, et ainsi la nature fragmentaire du livre de Barthes est la manifestation de l’être même du sentiment amoureux ; il y a coalescence et congruence entre l’être amoureux et l’être fragmentaire : le second est l’hypostase du premier. On voit ici toute la différence entre Barthes et la theoria qui, elle, ne peut s’affirmer comme praxis qu’à la condition d’opposer son discours et son objet (comme transformation de celui-ci par celui-là). Ainsi le fragment n’a pas une nature transgressive comme Barthes pouvait peut-être le concevoir à l’époque de la theoria : il ne s’agit pas non plus, selon



la définition que donne Kierkegaard du fragment romantique, de « briser le monde en étincelants fragments 86 illogiques » , puisqu’il apparaît au contraire comme l’hypostase de l’être amoureux. Si néanmoins le fragment possède une dimension castratrice (car le fragment est coupure, interruption), c’est alors non à la castration symbolique — celle de la Loi — qu’il faut penser, mais à la castration imaginaire (immaîtrisée). Cela apparaît notamment quand Barthes identifie les fragments aux « Érinyes »87, c’est-à-dire à ces figures féminines de la mythologie grecque qui assaillent l’homme qui a cédé à l’Imaginaire,



comme dans la scène fameuse d’Andromaque où Oreste devient fou : forces primitives qui ne reconnaissent pas l’autorité des dieux (le Symbolique), elles dépècent l’homme qu’elles poursuivent, l’homme qui a cédé à l’empire des images. Ou encore quand Barthes, à la suite de cette allusion mythologique, définit l’amoureux comme celui qui, sur un plan linguistique, a la phrase pour seule unité de discours : il ne parvient pas à passer à un régime supérieur de parole (le récit par exemple) et se contente d’accumuler des « paquets de phrases », ce qui explique pourquoi l’amoureux (comme le fragment) est incapable de



dialectique, c’est-à-dire d’opérer le passage d’une instance à une instance supérieure. L’expression « paquet de phrases » pour désigner le discours amoureux dit bien la déréliction où le sujet amoureux se place par l’usage qu’il fait du fragment ou plutôt par l’usage du fragment dans lequel sa situation le place. Il y a quelque chose de l’autiste ou du schizophrène chez l’amoureux, qui produit des blocs de mots, des blocs de phrases que rien ne vient relier pour les faire passer à un stade supérieur. Sans doute la figure intitulée FOU (p. 141-142/155-157) est-elle une bonne occasion de vérifier comment Barthes



peut tout à la fois placer son locuteur au cœur de l’Imaginaire même, et obtenir, de cette plongée dans un monde du fragment, une connaissance singulière de l’Imaginaire amoureux. C’est une figure assez brève dont le surtitre est « Je suis fou », et l’argument : « Le sujet amoureux est traversé par l’idée qu’il est ou devient fou. » La figure est découpée en quatre fragments. Le premier dit : je suis fou mais je ne le suis pas puisque je peux le dire ; l’illustration en est Werther rencontrant le fou de la montagne — Werther est fou par passion comme lui, mais privé de tout accès au bonheur (supposé) de l’inconscience.



Le deuxième fragment précise les choses par une parenthèse : c’est une folie incomplète mais qui est là, « possible, toute proche : une folie dans laquelle l’amour lui-même sombrerait ». Le troisième fragment redéfinit la folie. On comprend que la folie n’est pas l’aliénation (la perte du moi), mais au contraire une maladie du moi. La folie, c’est que je ne suis pas un autre. Le quatrième fragment évalue la folie particulière de l’amoureux par le critère de son rapport au « pouvoir » : la distinction entre volonté de puissance et volonté de pouvoir permet de conserver à l’amoureux le statut singulier de fou.



On comprend alors ceci (du point de vue de la méthode) : la folie n’est pas un concept externe qui permettrait de ficher l’amoureux dans telle ou telle catégorie ou tel ou tel symptôme psychique, qui l’assimilerait donc à une généralité supérieure ; c’est, à l’inverse, l’amoureux qui, dans la figure même, reconfigure la notion de folie en l’habitant entièrement de sa particularité sans que rien d’extérieur à lui ne vienne déborder. Dans cet ensemble, il y a un passage entre parenthèses particulièrement significatif, comme le sont souvent les parenthèses dans ce livre : « (C’est pourtant dans l’état



amoureux que certains sujets raisonnables devinent tout d’un coup que la folie est là, possible, toute proche : une folie dans laquelle l’amour luimême sombrerait) » (p. 142/155-156). Le sujet a ici pour nom « certains sujets raisonnables », qui nous fait comprendre que le « je », que le « quelqu’un » est susceptible de pluriel, et est toujours un être dont l’identité est la plus vague, sorte d’indiscernable entre le particulier et le pluriel. L’expérience que fait ce « sujet raisonnable », c’est donc la proximité de la folie, sa possibilité : la folie y est vécue comme imminence ou comme voisinage, elle est vécue non comme



futur mais comme conditionnel : « une folie dans laquelle l’amour lui-même sombrerait ». Le paradoxe logique que l’Imaginaire amoureux met au jour est le suivant : l’amour est folie mais la folie serait la perte de l’amour, et l’on retrouve la première phrase du deuxième fragment passée inaperçue : « Tout amoureux est fou, pense-t-on. Mais imagine-t-on un fou amoureux ? Nullement. » Ce qui change entre cette première phrase et la parenthèse, c’est que l’opposition/proximité du fou et de l’amoureux est tout d’un coup vécue sur le mode de l’angoisse : la folie de l’amour (provoquée par l’amour) étant abolition de l’amour. Le lien logique



entre folie et amour est un lien d’abolition et d’identification réciproques : le lien est un abîme logique. On voit alors que la « technique » fragmentaire, la juxtaposition des « paquets de phrases », loin de rabattre l’Imaginaire sur l’inertie du sujet abandonné, permet au contraire une description ontologique de l’Imaginaire, échappant ainsi aux catégories de la theoria ou de l’opinion ou de la science, bref aux catégories de la généralité. Plusieurs figures « simulent » la folie de l’amoureux (« catastrophe », « loquèle », « monstrueux », etc.) sans que jamais l’amoureux puisse être



renvoyé, enfermé, intégré dans une catégorie étrangère à l’amour. C’est parce que Barthes, simulant le discours amoureux, respecte la sphère étroite où elle s’exprime (et dont la fragmentation est un aspect) que jamais le discours amoureux ne se transmue en une sorte de métadiscours d’autorité, mais qu’il découvre à l’intérieur des rudiments expressifs de sa parole des champs de signification entièrement singuliers.



III



L’Image PREMIÈRE DESCRIPTION DE L’IMAGE



Les contenus imaginaires du discours amoureux ont l’apparence de thèmes, mais, en réalité, ce sont des actes. Prenons, par exemple, la première figure du livre, S’ABÎMER, qui est définie comme une « bouffée d’anéantissement qui vient au sujet amoureux, par désespoir ou par comblement » : l’anéantissement (l’abîme) vient de la disparition de l’Image de l’être aimé ou au contraire de sa toute-présence.



Regardons, dans cette figure, la parenthèse qui clôt le troisième fragment : « (Bizarrement, c’est dans l’acte extrême de l’Imaginaire amoureux — s’anéantir pour avoir été chassé de l’image ou s’y être confondu — que s’accomplit une chute de cet Imaginaire : le temps bref d’un vacillement, je perds ma structure d’amoureux : c’est un deuil factice, sans travail : quelque chose comme un non-lieu) » (p. 16/38). L’adverbe « bizarrement » souligne l’espèce de recul que la parenthèse ouvre dans la description de l’abîme. Il s’agit de s’ouvrir à un autre registre de la parole. L’Imaginaire y est défini



comme un acte, et cet acte est un type d’acte particulier, un acte double qui conjugue l’être extrême et le néant, un acte dont l’accomplissement est d’associer l’être et le néant : la fusion avec l’Image ou au contraire sa perte. L’Imaginaire n’est donc en rien le réceptacle ou le réservoir des images, des émotions, des fantasmes, mais c’est un processus actif, si actif qu’il peut même, comme c’est le cas ici, produire son auto-suspension, s’auto-anéantir : « une chute de cet Imaginaire ». L’Imaginaire, par ce processus même, par cette dynamique, a produit du Neutre (le « non-lieu » qui est la destination de l’acte de s’abîmer), un espace d’où



désormais toute Image a disparu : « En face, ni moi, ni toi, ni mort, plus rien à qui parler. » Le « en face » dit bien la structure topologique de la situation évoquée (nous sommes dans la res extensa imaginaire de l’Image). Nous allons proposer alors une première approche de l’Image. 1. L’Image de l’autre, de l’être aimé, possède le statut extrêmement particulier d’être la source de toutes les images. Si cette Image originaire est perdue ou si je chute en elle, alors je perds toute capacité à posséder ou à recevoir des images. La question que pose le sentiment amoureux, c’est bien celle de cette Image, cette Image-source



ou cette Image-être-de-toutes-lesimages. Allons plus loin : si cette Image est en quelque sorte source de toutes les images, c’est que mon Imaginaire luimême est structurellement dépendant de cette Image. D’où sa chute si l’Image disparaît soit par fusion, soit par fuite ou dissipation. 2. L’Image ainsi n’est en rien une série d’instantanés au travers de laquelle je thématiserais ma relation à l’autre (ou je l’illustrerais) ; elle est, à l’inverse, un type d’être entièrement et activement responsable de la relation même. 3. Dans l’attitude empirique ou dite naturelle, prise dans le monde ambiant, j’ai tendance spontanément à penser



l’Image sous la forme de la contingence plurielle, multiple et mouvante des images définies comme un « innombrable ». Cette conception soutient d’ailleurs le discrédit général qui, dans le champ de la pensée occidentale, fait de l’image un simulacre, selon Platon, et que Pascal définit ironiquement comme cette « superbe puissance qui fait de l’éternité un néant et du néant une éternité ». Or, ce que nous notons, c’est que l’amoureux n’a pas affaire à l’Image sur ce mode. L’Image est pour lui totalité, pleine, entière et une. L’Image est du côté de l’Un, et cet Un ne renvoie pas seulement à l’unicité de l’Image mais à ce qu’elle



est au fondement même de l’activité imageante. Elle est posée par Barthes, au travers du sujet amoureux, du côté d’un dispositif ontologique, en tant qu’elle est doublement source. Source de la visibilité (plénitude de l’être) et de l’invisibilité (perte par le néant). Une Image définie ainsi est bien plus qu’une image. Elle est une image imageante, c’est-à-dire possédant comme phénomène les conditions de possibilité de son être même. L’Image est donc centrale dans l’Imaginaire amoureux, elle est condition du visible et possibilité du néant. Et c’est précisément sur cette



expérience du Néant que s’ouvre les Fragments. L’ORDRE DES FIGURES Il est nécessaire de faire une petite digression sur l’ordre dans lequel Barthes a choisi de présenter ses figures, puisque nous rencontrons de manière saisissante ici la question du commencement. Cette question nous fait bien évidemment douter du caractère purement arbitraire (alphabétique) de l’ordre choisi par Barthes pour composer son livre88. Pour le sujet amoureux, les figures, les fragments sont



bien ces Érinyes ou ces moustiques qui l’assaillent en tous sens, mais nous avons ici affaire à un livre, à une simulation du discours amoureux et non à son imitation. Cette expérience du Néant permise par l’Image (par sa chute ou sa saturation) est-elle signifiante d’être une expérience parmi d’autres ou au contraire d’être, dans le livre, placée en premier dans l’ordre des figures du discours amoureux ? Si cette figure a une place originaire, ce ne peut être au sens chronologique, car dans ce cas on retomberait dans l’histoire d’amour, et ce serait, au demeurant, absurde, puisque s’il y avait une figure première



en ce sens-là, ce ne pourrait être que celle de l’énamoration, du rapt par l’Image : début de toute histoire d’amour. Dans la structure fragmentaire, la place d’ouverture ne relève jamais d’une antériorité chronologique mais d’une primauté symbolique. Cette primauté symbolique peut prendre plusieurs dimensions. L’une d’entre elles concerne le sujet amoureux que Barthes, comme un Maître à l’égard d’un disciple qu’il s’agit d’initier, place de prime abord dans la confrontation au vide, à la perte, à la stupeur du Néant, première station qu’il est indispensable de traverser pour accéder à la Connaissance. À cette expérience



première de la perte (« je perds ma structure d’amoureux ») et du Neutre (« le non-lieu ») correspond symétriquement la dernière station (la dernière figure du livre) qui est celle du Non-Vouloir-Saisir : ultime extase du sentiment amoureux, suspension du vouloir, de la volonté, du monde comme volonté ouvrant le sujet amoureux à plusieurs possibles : celui du « il y a » de l’Image, celui de la chute « quelque part hors du langage » (p. 277/286), celui de l’apaisement absolu, forme la plus élevée du Neutre qui redéploie le Neutre de la chute en un Neutre de la présence dépouillée.



On examinera bien sûr cette dernière figure en son temps, mais, d’ores et déjà, on peut énoncer la proposition suivante : le parcours du livre nous mène de l’absence-présence de l’Image comme Néant à la présenceabsence de l’Image comme être. Cette correspondance entre la première et la dernière figure est caractéristique des ordres symboliques : correspondance entre l’alpha et l’oméga où l’alphabet cesse d’être utilisé dans un ordre aléatoire et arbitraire pour dessiner un ordre savant. Ce qu’on doit admettre ici, c’est que l’ordre alphabétique est un leurre formel, parce qu’il n’est en aucun cas



arbitraire, et ce leurre d’ailleurs se dénonce lui-même puisque la lettre A qui ordonne cette première place n’est pas à l’initiale dans cette figure qui est S’ABÎMER : il faut écarter le « S’ » pour lui octroyer la première place, tout comme il faut écarter le « Non » de « Non-Vouloir-Saisir » pour que cette figure ait la dernière place dans le livre sous l’intitulé de VOULOIR-SAISIR. Si l’ordre alphabétique est un leurre, cela signifie qu’il y a un ordre secret, caché, invisible, dont nous venons d’établir qu’il est symbolique et qu’il conjugue en symétrie la première et la dernière figure. L’ordre secret d’un livre est son ordre ésotérique,



mystagogique89, proche de la fonction du labyrinthe dans les rites initiatiques ou mystiques. Peut-être peut-on souligner que, dans le labyrinthe conçu par la culture occidentale, il y a toujours « quelqu’un » qui déambule à l’intérieur, une autre personne que l’initié, par exemple le Minotaure. On peut avoir le sentiment que, chez Barthes, cette figure omniprésente dans le labyrinthe, véritable ombre de la quête, ce pourrait être la Mère. L’ABÎME La place originaire conférée à la figure S’abîmer doit nous inciter à



l’examiner en profondeur. Elle est composée de cinq fragments. Le premier décrit l’abîme tel que le provoquent tantôt la perte, tantôt la saturation de l’Image90. Ce qui caractérise cette expérience et qui la rend paradoxale, c’est qu’il s’agit d’une expérience unitaire, constituant le sujet en une totalité indivise, et non d’une expérience de la brisure ou du dépècement. Cette perte unitaire ressemble à une hémorragie de l’être mais qui ne rompt rien, écrit-il plus loin91. Ce premier fragment s’achève sur une première définition, détachée du paragraphe avec des italiques : « Ceci est très exactement la douceur. »



Que signifie ici « exactement » ? Peut-on croire à cette « exactitude » ? Le mot « douceur », tel que l’emploie Barthes, n’est évidemment pas aussi exact qu’il le dit92. Douceur : mot rassurant, familier, mais qui est rendu étrange par l’extraordinaire amplitude de sens qu’il prend ici par rapport à son usage courant. Un abîme semble s’ouvrir sous le mot « douceur », qui soudain prend une signification métaphysique93 sous la forme encore opaque (non analytique) d’une image. Le deuxième fragment tente de généraliser le thème de l’abîme au travers du couple blessure/fusion, c’està-dire de l’archétype-stéréotype



wagnérien et baudelairien, mais ce sont l’incertitude et l’énigme qui règnent, creusés de parenthèses, de questions, de « peut-être ». Le troisième fragment, auquel on a déjà fait allusion, est le plus important. La perte ou la saturation de l’Image y aboutissent à la disparition des images, mais cette disparition est plus encore. Elle est la disparition de tout « vis-àvis » : « En face, ni moi, ni toi, ni mort, plus rien à qui parler. » Étrange énumération : le « toi » qui pourrait être le seul interlocuteur apparaît entre « moi » et « mort ». Qu’est-ce que cela veut dire ? On comprend que le « rien » (« plus rien à qui parler ») désigne, de



manière évidente, le vide de toute image, puisque, s’il ne s’agissait pas d’image, Barthes aurait écrit : « Personne à qui parler. » Puis vient la parenthèse qu’on a commentée et qui commence par « bizarrement » : la conscience qui parle n’est plus celle qui pâtit, elle écoute la souffrance, elle ne théorise pas sur son dos, elle admet d’être dérangée, elle lui prête simplement sa voix : « (Bizarrement, c’est dans l’acte extrême… ») C’est parce que ce fragment est celui de la conscience réflexive que la figure peut opérer un saut, passer de l’affect, de la sensation encore opaque (la « douceur »), à une catégorie



nouvelle et fondamentale : la mort. Cela amène le sujet amoureux, au revers de la sensation, à envisager un mode d’être jamais verbalisé — « la mort libérée du mourir » — qui va constituer l’énoncé fondamental du quatrième fragment. Il ne s’agit pas, comme chez Kierkegaard, de « mourir la mort », c’est-à-dire d’endurer le mourir dans la vie même, mais au contraire de libérer la mort du mourir : « Amoureux de la mort ? C’est trop dire d’une moitié ; half in love with easeful death (Keats) : la mort libérée du mourir » (p. 17/38-39). Le quatrième fragment, qui a été permis par l’ouverture créée par le « bizarrement » à la fin du troisième,



nous fait passer de l’affect, dont le mot « douceur » était le signifiant, au cogito, au « Je pense » : acte de pensée de la conscience pâtissante : « Je pense la mort à côté : je la pense selon une logique impensée, je dérive hors du couple fatal qui lie la mort et la vie en les opposant. » L’acte du cogito est deux fois mentionné : « Je pense la mort », « Je la pense », et il est souligné par l’épithète « impensée » (« logique impensée ») qui accentue, dans le moment même où le sujet amoureux succombe dans l’abîme, le fait qu’en même temps il accède à une nouvelle forme de Connaissance, dont la caractéristique est l’anti-dualisme



(« hors du couple fatal qui lie la mort et la vie ») et qui se situe donc entièrement sous le signe et la réconciliation dans l’Un (vie et mort sont Un), dans la logique unitaire de l’Image et du Même. Ajoutons ceci : la citation en anglais de Keats non traduite, échappant ainsi au dispositif général de la citation du livre qui mentionne systématiquement la référence en marge du texte : « Amoureux de la mort ? C’est trop dire d’une moitié ; half in love with easeful death (Keats) : la mort libérée du mourir. » Que cette citation ne soit pas traduite doit être bien sûr vu comme sa signification même. Reconstituons et



traduisons. Ce sont des vers extraits de la très célèbre Ode to a Nightingale (« L’ode à un rossignol ») (1819) : « Darkling I listen ; and, for many a time/I have been half in love with easeful Death » (« Obscurément j’écoute, et maintes fois/J’ai été à demi amoureux de la Mort secourable »)94. Ce qui est essentiel dans ces vers de Keats, c’est l’ensemble signifiant « to be in love » et qu’il soit ici articulé à la mort. Alors, en effet, Pascal n’est pas loin de la vérité, l’image fait bien de l’éternité un néant et du néant une éternité, et c’est bien la mort qui abrite toute image, mais une mort, comme on le



voit, entièrement reprise, une mort qui aurait neutralisé tout paradigme. Le cinquième fragment nous importe sur deux points. Tout d’abord par la référence à Sartre qui redéfinit l’émotion (celle de l’abîme, de l’évanouissement) en termes de « conduite » : conduite de fuite. Le livre de Sartre (Esquisse d’une théorie des émotions, 1938) propose, contre le déterminisme psychanalytique, une théorie de l’émotion qui définit celle-ci comme une conduite ayant une finalité non réfléchie — c’est-à-dire non posée comme telle — mais pas nécessairement inconsciente : une telle définition ne peut que satisfaire la position



phénoménologique de Barthes. Pourtant, quelque chose d’essentiel distingue Barthes de Sartre. Il n’y a chez ce dernier qu’un sujet dans le monde, et les conduites intentionnelles, décrites comme des conduites magiques, demeurent toujours celles d’un sujet dans le monde, d’où d’ailleurs l’atroce banalité des exemples qu’il propose. L’expérience du sujet chez Barthes n’est pas ici celle d’un sujet quelconque, mais d’un sujet amoureux. Le second point qui nous importe, c’est l’usage de l’imparfait. Barthes, dans le dernier paragraphe, évoque une soirée précise (« rue du ChercheMidi ») et une conversation avec un



certain X… qui dit son souhait de parfois « s’évanouir » (l’Abîme) ; en donne une traduction éthique : « succomber à sa faiblesse », par où le sujet, en y succombant, contredit la morale étroite du monde. L’imparfait employé par Barthes tout au long de cet ultime paragraphe (« X… m’expliquait très bien ») ne situe en rien cette soirée chronologiquement par rapport au « matin (à la campagne) » du tout premier fragment par exemple, ou à cet « autre jour » au bord d’un lac. L’imparfait ici est presque un mode qui s’oppose au présent pur des deux expériences d’anéantissement amoureux dans l’Image. Le « X… » qui parle n’est



pas un sujet amoureux, son expérience de l’anéantissement ne se situe pas dans la sphère de l’amour, mais dans la sphère de l’éthique (un « déni de morale ») : il est donc, lui, capable d’échapper à l’indicible, au mutisme du sujet amoureux, sa voix est « précise, aux phrases formées, éloignées de tout indicible ». Et Barthes y revient à la dernière ligne : après l’avoir cité (« j’assume envers et contre tout un déni de courage, donc un déni de morale »), il ajoute ce commentaire : « c’est ce que disait la voix de X… » DEUXIÈME DESCRIPTION DE L’IMAGE



Grâce à la puissance imageante de l’Image originaire, l’Imaginaire est donc extrait de l’horizon plat dans lequel le sens commun et la theoria le conçoivent tous deux. Il y a une transcendance de l’Image qui, outre sa fonction imageante, outre sa faculté de faire accéder à l’être et au néant, a ceci de fondamental qu’elle abolit la dualité du positif et du négatif, de la force et de la faiblesse, de la mort et de la vie. La transcendance de l’Image tient donc à la capacité de neutraliser le « deux », le « duel », le régime du « duel » qui est précisément le régime du langage ou, en termes lacaniens, le régime même du Symbolique (le



Symbolique, avons-nous dit, est ce qui nomme et distingue). Le langage (le Symbolique) est de l’ordre du « deux » (ou du « au moins deux ») en tant qu’il est articulation, différenciation, car ce qui le fonde, c’est le paradigme qui construit la différence, la distinction : entre « poisson » et « poison », entre « s » et « z », entre « oui » et « non », entre présence et absence. C’est cette distinction, ce régime de distinction que l’Image met à mal, et qu’elle abolit. Dans une brève parenthèse, je voudrais mettre en évidence le caractère anticipateur des Fragments d’un discours amoureux sur La Chambre claire, du divertissement sur le face-à-



face avec la mort. Dans La Chambre claire, l’expérience simultanée de l’être (le « ça a été » de la photographie) et du néant (le « n’être plus » du sujet), expérience proprement orphique, est sans aucun doute rendue possible par l’expérience précédente, celle du sujet amoureux, qui, dans la frivolité, dans la cécité qui est la sienne, peut être affrontée à une expérience imaginaire convoquant tout autant l’ontologique. D’ailleurs, autre rapprochement, la première expérience du sujet amoureux, dans l’ordre des Fragments, n’est-elle pas précisément celle de la mort ? Comme on l’a vu précédemment pour la « folie », le sujet amoureux peut en effet



« expérimenter » ces grandes catégories, car il est amené jusqu’à leur seuil : il les approche, les éprouve sans être dominé par elles (et donc incapable de les éprouver, tels le mort ou le fou). La mort est ici comme « vécue » sans être effectuée. C’est en cela que l’on peut comprendre cette mort « libérée du mourir » qui fait échapper l’amoureux à la confrontation ordinaire avec la mort telle que Blanchot la définit, par exemple, dans « La littérature et le droit à la mort »95, comme impossibilité existentielle puisque, selon lui, en mourant, je perds non seulement la vie mais la mort elle-même, je cesse d’être



mortel. L’angoisse de la mort est alors définie positivement par Blanchot au sens où c’est cette anticipation de la fin qui rend le langage possible : « Quand nous parlons, nous nous appuyons à un tombeau, et le vide du tombeau est ce qui fait la vérité du langage […] il y a un monde parce que nous pouvons détruire les choses et suspendre l’existence. »96 Le Symbolique est donné à l’homme en même temps que la mort (l’angoisse et la conscience de la mort), par où celui-ci découvre la séparation des mots et des choses. Tout cela est vrai dans l’ordre du langage, mais faux dans l’ordre de l’Image où il n’y a pas cette séparation



entre la vie et la mort, entre le symbole et la chose, qui nous autorise dans l’ordre symbolique à faire le deuil de la chose sans chuter soi-même. Dans l’Image, le symbole, c’est la chose même, et c’est pourquoi, dans la chute ou dans la toute-présence de l’Image, le sujet amoureux a en effet accès à la mort. Si le sujet amoureux, prisonnier de l’Image, perd d’un côté (puisque la perte le laisse entièrement dénué), il gagne de l’autre, car ce dénuement, cette douceur opaque qui l’envahissent lui permettent de « vivre la mort » : vivre la mort, c’est-à-dire être néantisé vivant par la disparition ou la saturation de l’Image.



BARTHES ET SARTRE Pour mieux le comprendre, on va passer par une parenthèse didactique qui nous permettra d’évaluer la nature philosophique de cette transcendance de l’Image et aller voir à nouveau chez Sartre quels instruments sont disponibles, et particulièrement dans L’Imaginaire, auquel La Chambre claire est dédiée. Sartre distingue de manière fondamentale l’image et la perception comme appartenant chacune à deux attitudes irréductibles de la conscience : elles s’excluent l’une l’autre car la formation d’une conscience imageante s’accompagne d’un anéantissement



d’une conscience perceptive — je ne peux à la fois « imager » et percevoir97. Le second point, c’est qu’il y a une « vie imaginaire » où je m’irréalise moimême dans la convocation des images ou dans les images qui me viennent dans « un spasme de spontanéité ». Le troisième point est qu’un objet en image est désigné comme « un manque défini » : un mur blanc en image, c’est un mur blanc qui manque dans la perception. « L’être-pas-là » est sa qualité essentielle, et ce n’est pas seulement l’objet qui est irréel mais toutes les déterminations d’espace et de temps auxquelles il est soumis et qui participent de cette irréalité. Si Pierre



est à gauche dans l’image, il n’est pas pour autant à gauche du fauteuil qui est devant moi. L’espace en image a un caractère plus qualitatif que l’étendue dans la perception (je ne peux compter les colonnes du Parthénon en image). Le quatrième point est ce que Sartre appelle la « pauvreté essentielle » des objets en image qui, dès lors, peuvent docilement satisfaire sans jamais décevoir. Cinquième point : l’image est un néant au sens où je pose le rien, condition essentielle pour que la conscience puisse imager, c’est-à-dire nier le Réel, poser une thèse d’irréalité. Sixième point : en posant l’image, je pose aussi le monde comme néant, je néantise le



monde, ce qui est la possibilité constitutive de la liberté. La conscience libre est le corrélatif noématique de la néantisation du monde. Cette liberté pose le monde en ce qu’il porte en lui sa possibilité de néantisation (même si toute image se fait sur fond de monde). Sartre pose alors une thèse qui est essentielle, c’est que le néant est infrastructure de l’Imaginaire : le néant, c’est la matière du dépassement du monde vers l’Imaginaire. Sartre utilise la question de l’image pour aborder celle de la liberté qui sera le grand thème de L’Être et le néant, dont le premier chapitre abordera en effet cette question de la négation, mais



sans plus de référence à l’image. Si l’image disparaît, c’est qu’au fond cette question n’est importante que sur un mode secondaire. Le vrai problème pour Sartre, c’est la liberté, et la thèse de Sartre, c’est que l’homme imagine parce qu’il est transcendantalement libre. On dira alors que Barthes n’est pas sartrien au sens où l’ontologie générale n’est pas pour lui la question cruciale. Il n’y a d’accès à une ontologie générale que par une ontologie régionale (ici celle de l’amoureux) et, d’une certaine façon, cette ontologie générale n’est jamais constituée comme telle (elle serait factice). Si la question de l’image peut être dépassée, ce n’est pas pour



aller vers sa genèse (la liberté) mais pour aller vers son épilogue (la mort). Il y a une seconde raison qui fait que Barthes n’est pas sartrien : quand bien même il aurait été tenté de faire le cheminement vers la genèse de l’image, il n’y aurait pas trouvé la liberté. L’amoureux, en effet, dans l’épreuve qu’il fait de l’image, ne peut à aucun moment rencontrer l’exercice de la liberté, tout simplement parce que, pour Barthes, il y a une transcendance de l’Image, alors que, pour Sartre, il y a une transcendance de l’ego98. Cette différence est fondamentale et, même si les critiques faites à Sartre par Lacan sont d’une excessive et



retorse violence99, l’ego — le moi — semble de fait centré chez lui sur le système perception-conscience. Il y a, c’est vrai, chez Sartre une dialectique de l’ego, celle qui relie l’en-soi et le poursoi, qui fait que l’ego « est ce qu’il n’est pas et n’est pas ce qu’il est »100, mais cette dialectique n’empêche pas un certain positivisme particulièrement gênant dans L’Imaginaire. Dans sa description sartrienne, l’ego est un être perpétuellement actif, néantisant, irréalisant, percevant, imageant, et, il faut bien le dire, la pauvreté abyssale des exemples que propose Sartre (« Je pense à mon ami Pierre, j’entre dans un café et je cherche des yeux mon ami



Pierre… ») est un symptôme inquiétant d’une vision volontairement plate de l’Imaginaire. Cette transcendance de l’Image chez Barthes indique donc que, pour lui, l’Imaginaire n’est pas une structure objectivable et transparente dont on fait le tour comme pour une maison. L’Imaginaire est, chez lui, toujours saisi dans une praxis, dans un projet. En l’occurrence, l’amoureux, au travers de l’Image, fait l’expérience de l’impuissance de l’ego, et l’Imaginaire est pris à revers : ce n’est pas lui qui est producteur d’images, c’est lui qui est produit par l’Image ou en tout cas fondé par l’Image.



Au-delà des principes posés par Sartre, il est difficile de trouver chez les grands philosophes de cette période une philosophie pleine qui pourrait encadrer la méditation de Barthes. Merleau-Ponty est plus attentif que Sartre à la constitution particulière de l’image, mais c’est dans l’entrelacement du visible et de l’invisible, qui sont chez lui quasiment synonymes puisque le visible perçu ne parvient jamais à se détacher de la profondeur du monde où réside son invisibilité qui est son « rayonnement ». Lacan assimile l’image à ce qu’il appelle l’objet a, qui n’est pas loin d’être apparentable au fétiche du pervers comme substitut de l’autre.



Heidegger, lui, voit dans l’image ce qui « fait défaut dans la représentation calculante de la technique », définie comme un « faire sans image »101 ; mais cette image est sans véritable statut puisque ses seules catégories sont celles du dire et de la langue102. Mais ces divergences, ces surdités réciproques, ne sont pas importantes. Ce qu’il convient de retenir ici, c’est le contexte philosophique extrêmement embrouillé dans lequel Barthes tente de constituer une ontologie particulière de l’image. L’IMAGE COMME STÉRÉOTYPE, L’IMAGE COMME NÉANT



Maurice Blanchot, dans un texte très dense — « Les deux versions de l’Imaginaire » (1955)103 —, a bien mis en évidence deux régimes de l’image, d’un côté l’image servile (« songe heureux que l’art trop souvent autorise »), humanisante, au service du monde et de la représentation, qui sert à la vie pratique (on dispose de la chose quand il n’en reste rien), de l’autre l’image où se dé-ferait l’homme et la représentation, amenant l’homme à visiter ce non-lieu, ce néant que nous frôlons sans nous y arrêter dans la vie pratique, ce neutre où, par l’image, nous sommes amenés à l’absence comme présence, au neutre de l’objet en qui



l’appartenance au monde s’est dissipée, milieu indéterminé de la fascination. Face à ce double régime de l’image, où se situe le sujet amoureux ? Est-il l’homme de l’image domestique, ou bien le héros sublime de l’informe ? On l’a déjà dit, le sujet amoureux, tel que Barthes le présente, est un sujet faible, loin des héros de la littérature amoureuse, Tristan, Pelléas, Roméo. S’il est si faible, c’est parce qu’il n’est pas un personnage, il est quelqu’un, le stade d’inexistence le plus élevé. Il n’est personne. Même si Barthes lui prête furtivement sa silhouette. Il est comparé à « un paquet dans un coin perdu de gare » (p. 19/41), deux fois à une poule



hypnotisée (p. 33/55 et p. 224/234-235 : « … pour rompre la violence de son Imaginaire […], il suffisait de lui donner une petite tape sur l’aile ; elle s’ébrouait et recommençait à picorer ») : étrange comparaison dans cette figure qui a commencé en convoquant Socrate, Ménon, saint Paul, et qui, comme illustration, propose une poule — une poule, il est vrai, « merveilleuse ». De toutes les figures où la faiblesse ontologique du sujet amoureux apparaît, la plus importante est, sans aucun doute, celle qui s’intitule Obscène et dont le surtitre est « L’obscène de l’amour ». Cette figure est complexe, du fait du montage des fragments à l’œuvre, de



l’ambivalence et de l’ambiguïté du propos, du flottement autour du « je » qui parle, ou encore de la référence à Bataille, très incertaine. Il s’agit d’une analyse de l’obscénité du sentiment amoureux en sept fragments. Les deux premiers, de manière très « intellectuelle », tentent de sauver l’obscénité de l’amour par référence à Bataille. L’obscène de l’amour, grâce aux grands mots « abjection », « transgression », « sacrifice », est dialectisé, car le sentimental prend désormais la place du sexuel et atteint un degré identique de renversement vers une « autre morale ».



Le troisième fragment rompt avec cette tentative de maquiller la bêtise de l’amoureux en sublime. Barthes veut en rester au « premier degré » de l’obscène. Il s’agit de réévaluer l’obscène de l’amour, non par un renversement dialectique, mais par son affirmation. Les quatrième et cinquième fragments continuent la stratégie d’affirmation : l’amour est historiquement et donc objectivement obscène par anachronisme, l’amour est subjectivement obscène par sa futilité. Le locuteur des Fragments feint ici d’adopter le point de vue du Monde sur l’amoureux, à savoir la condescendance.



C’est avec le sixième fragment que se fait jour le véritable point de vue barthésien qui n’est ni celui de la dialectique de Bataille, ni celui de l’opinion. En effet, l’obscénité de l’amour n’est nullement liée à ce que l’amour serait obscène à son corps défendant, soit qu’il fût victime d’un anachronisme historique, soit qu’il le fût des nouveaux préjugés moraux posant le sexuel comme dominant. Si l’amour est obscène, c’est qu’il est dans son essence et dans sa responsabilité de l’être : « L’amour est obscène en ceci précisément qu’il met le sentimental à la place du sexuel. » On croit retrouver Bataille, or c’est l’inverse : du point de



vue de Bataille, la substitution de l’amour au sexuel serait la transgression suprême, le renversement ultime ; pour Barthes, cette substitution est originaire, naïve, non transgressive et ne renverse rien puisqu’elle est première. L’amoureux est donc entièrement responsable de son obscénité : aucun renversement à opérer, aucune condamnation pour anachronisme à accepter ou refuser. D’ailleurs, l’exemple d’obscénité que Barthes propose renvoie à Fourier, un philosophe du XIXe siècle, comme si cet « obscène » de l’amour était transhistorique.



Le septième fragment confirme et accentue ce changement de regard. L’obscénité de l’amour y est qualifiée d’extrême (« rien ne peut la recueillir »), rien ne peut procurer à cet obscène-là une valeur transgressive (le sauvetage bataillien est récusé), l’impossible de l’obscène est alors redéployé contre toute dialectique (définie comme « récupération »), l’impossible est redéployé contre tout dicible, contre toute verbalisation, ellemême renvoyée à de la généralité et donc de l’inauthentique. L’obscène est ainsi sauvé par l’obscène, et la bêtise par la bêtise, dans un pur nominalisme qui échappe à toute



tentation dialectique, et il est sauvé dans une forme de silence. L’une des raisons de la faiblesse du sujet amoureux serait donc qu’il ne peut trouver d’issues hors de sa condition (contrairement au héros qui est grand parce que trahi par son courage, etc.), qu’il ne veut pas être un sujet fort car toute force risquerait d’affaiblir sa dévotion à l’être aimé104, et qu’il refuse la maîtrise : il est de ce fait assimilé à des figures de la faiblesse (féminité, enfant, sujet lunaire, idiot) ou encore culturellement dévalué (la mauvaise poésie de Jean Lahor, de Paul Géraldy, du journal sentimental Nous Deux).



C’est précisément parce que nous avons affaire à un sujet faible que nous retrouvons en lui les deux régimes de l’image tels que Blanchot les a définis. Tout aussi bien l’image domestiquée (le stéréotype, la bêtise de l’image), que l’image approchant les régions informes du Neutre. L’image banalisée, obscène et bête ouvre à une rupture abyssale dans la maîtrise habituelle du Monde et transforme alors le stéréotype — l’image comme reproduction plate — en une pratique de sidération, de fascination, d’abandon radical. Alors le sujet amoureux, d’affirmation en affirmation neutre de sa « timidité » face au monde105, atteint ce moment



impossible où l’obscène coïncide avec « la limite de la langue ». Ainsi, contrairement à ce qu’affirme Blanchot, il n’y aurait pas deux régimes de l’image mais un seul. Ou plutôt, on dira que pour le sujet amoureux, en proie à la transcendance de l’Image, il ne saurait y avoir un double régime de l’image, car, comme on commence maintenant à le savoir, pour l’Image, le chiffre deux n’existe pas. L’IMAGE COMME ANTI-LANGAGE L’amoureux n’est pas hors-langage, bien au contraire puisqu’il lui advient



sans cesse des « épisodes de langage » et que ceux-ci constituent précisément le discours amoureux, mais on a vu que celui-ci était privé d’un certain nombre de fonctions du langage : il est privé de la narrativité (il méconnaît même sa propre histoire), il est hors de la dialectique du « je » et du « tu », enfin sa parole est soumise à la discontinuité du fragment. De manière plus générale, le langage lui est un problème, et cela pas seulement dans les dramatiques moments d’aphasie, de perte de parole que l’on a repérés, pas seulement non plus par le ressassement ou ronronnement informe où il déplore l’absence de l’autre (p. 20/42), mais



dans sa capacité même à nommer ce qui se donne primordialement sous la forme de l’Image. Le premier embarras de ce genre apparaît très tôt dans les Fragments avec la troisième figure, Adorable, dont l’argument est : « Ne parvenant pas à nommer la spécialité de son désir pour l’être aimé, le sujet amoureux aboutit à ce mot un peu bête : adorable ! » (p. 25 / 47). C’est dans cette figure aussi que le mot « Image » apparaît pour la première fois avec une majuscule et que, écrit Barthes, l’Image (de l’autre) produit « un tremblement du nom ». Il y a alors un « échec langagier » (p. 27/49).



Adorable alors est défini comme n’étant pas un signe, mais une trace, un reste, une trace qui reste de l’Image : « De cet échec langagier, il ne reste qu’une trace. » Le quatrième fragment de cette figure est d’ailleurs tout entier consacré à cette question de l’échec du langage, de cette espèce de déploration face à la puissance de l’Image. Mais loin d’en rester à une attitude plaintive, le sujet amoureux assume philosophiquement cette défection (cette « fatigue ») du langage et déploie alors une critique du langage. Le sujet amoureux assume la fin glorieuse de ce qu’il appelle « l’opération logique » : il assume une



philosophie du sens qui écarte la fonction de distinction, d’activité logique, dissociant alors le logos et le langage. Cette suspension dans le langage de l’opération logique (c’est-à-dire de ce qui constitue l’essence de l’activité symbolique), et qui s’apparente à une suspension de l’activité dialectique, est soutenue dans une autre figure (COMPRENDRE) : « La réflexion m’est certes permise, mais, comme cette réflexion est aussitôt prise dans le ressassement des images, elle ne tourne jamais en réflexivité : exclu de la logique (qui suppose des langages extérieurs les uns aux autres), je ne peux prétendre bien penser » (p. 71/89).



L’amoureux, on le voit, possède une philosophie du langage, une philosophie du langage « restreint » où celui-ci se voit soumis aux réquisitions et à la tyrannie de l’Image. La fin de l’opération logique ou dialectique à laquelle se substitue la tautologie (« Est adorable ce qui est adorable ») est définie donc comme un tremblement du nom. Ce thème du tremblement est réaffirmé dans la figure Atopos où l’Image est ainsi décrite : « Comme innocence, l’atopie résiste à la description, à la définition, au langage, qui est maya, classification des Noms (des Fautes). Atopique, l’autre fait trembler le langage » (p. 44/66).



Un mot ici nous importe, c’est le mot maya. Le langage est défini comme maya, c’est-à-dire ce qui, dans le bouddhisme indien, signifie « illusion ». Il y a bien une « philosophie » du langage de l’amoureux qui renverse notre espace de pensée, car, pour notre espace mental, c’est évidemment, à l’inverse, l’Image qui est maya (illusion), et c’est le langage qui dissipe les illusions puisqu’il nomme et distingue. Or, c’est précisément cette activité de nomination et de classification qui, aux yeux de Barthes, est maya, « classification des Noms (des Fautes) ». On comprend alors que c’est parce que l’Image est innocence et



atopie qu’elle conteste en profondeur l’acte de classer, et que pour elle classer définit nécessairement une activité symbolique de culpabilisation : classer, c’est classer les Fautes. Il nous faut nous arrêter un instant sur cette question, dans la mesure où ici le point de vue de l’amoureux rencontre un universel (le langage, la question du mal) et prend position, affirme une thèse, c’est-à-dire philosophe, si l’on suit la définition d’Althusser pour lequel philosopher ce n’est pas produire des concepts, mais avant tout prendre position. Le point de vue de l’amoureux déborde si bien le cercle étroit de sa pure existence que cette philosophie est



exactement celle que Barthes a défendue lors de sa leçon inaugurale au Collège de France en énonçant l’axiome qui fit cette année-là scandale (et que nous avons assimilé à ce que nous avons appelé un « énoncé moderne »106) : la langue est fasciste. Barthes écrit en effet dans Leçon : « Nous ne voyons pas le pouvoir qui est dans la langue, parce que nous oublions que toute langue est un classement, et que tout classement est oppressif : ordo veut dire à la fois répartition et commination. »107 Si le sujet amoureux habite le langage de manière si particulière, s’il suspend activement certaines fonctions fondamentales du langage (nommer,



classer, dialectiser, logifier…), c’est parce qu’il se trouve sous l’empire de l’Image, mais c’est aussi parce que cet asservissement à l’Image l’amène à une profonde contestation du langage qui, peu à peu, va se révéler comme centrale dans les Fragments d’un discours amoureux, confirmant au passage l’idée qu’il y a bien un ordre initiatique à une autre forme de Connaissance dans ce livre dont on sait maintenant que la station finale place l’amoureux, dans sa plus haute extase, « hors du langage » (p. 277/286). Quoi qu’il en soit, l’important, c’est l’assimilation du « Nom » et de la « Faute » propre à l’activité



classificatoire. Sans doute trouverait-on facilement chez Barthes une suspicion plus radicale encore à l’égard du mot lui-même, comme lorsqu’il écrit quelques années auparavant : « D’une certaine façon, avec le mot, avec la suite intelligible de lettres, c’est le mal qui commence. Aussi, antérieur ou extérieur au mot, l’alphabet accomplit-il une sorte d’état adamique du langage : c’est le langage avant la faute… »108 On comprend mieux alors que précisément le livre lui-même tente d’échapper à la classification « comminatoire » et ait choisi l’alphabet comme moyen de se soustraire au caractère oppressif de cet ordre par un autre type d’ordre qui en



soit une forme de degré zéro symbolique, déjouant la logique endoxale de l’amour (la narration, l’histoire d’amour) au profit d’un symbolisme implicite, ésotérique, furtif, crypté, incertain, ambigu, jouant sur des corrélations virtuelles, des passerelles ou des sauts voilés, hypothétiques. L’IMAGE ET LE PARADIS Le sujet amoureux est sans souci théorique, sa philosophie est toujours une émanation pure de tout son être et, s’il s’intéresse au Paradis, ce n’est nullement comme un anthropologue, mais parce que le Paradis, comme lieu



de la Totalité, s’apparente, à cause de cela, au monde de l’Image (« image paradisiaque du Souverain Bien », p. 65/85), celui de la coïncidence inouïe des incommensurables : « La démesure m’a conduit à la mesure ; je colle à l’Image, nos mesures sont les mêmes » (p. 66/86). Et bien entendu, cette soumission à l’Image, cet accès au paradisiaque (de l’incommensurable) s’opère au détriment du langage : « Le langage me paraît pusillanime : je suis transporté, hors du langage, c’est-à-dire hors du médiocre, hors du général » (ibid.). Nous n’avons encore rien dit, à ce propos, de l’étrangeté du signifiant



choisi par Barthes dans la figure Atopos (signifiant grec) pour disqualifier le langage, un signifiant étranger, maya, qui est emprunté à un champ non occidental, celui du bouddhisme indien. Cet emprunt n’a rien d’insignifiant et il se retrouve dans d’autres figures des Fragments où l’on rencontre un terme comme karma (voir la figure Conduite), pris également dans une critique du langage et qui se voit relié au nirvâna décrit comme la volonté d’» absenter les signes » (p. 77/93), et où « absenter les signes » signifie « Je n’ai qu’à être là », première amorce de l’être-assis propre au NonVouloir-Saisir de la dernière figure du livre.



Il y a, à l’évidence, un fil bouddhiste dans les Fragments, et le terme maya réapparaît dans une figure proche, CONTINGENCES, où l’on retrouve le même point de vue selon lequel « le voile noir de la Maya » est ce qui définit le langage, et que le langage est du côté du classement. Alors que le langage produit un « pli »109 dans le Réel, l’Image demeure éternellement ce qui est lisse (p. 33/55). En choisissant, pour mettre le langage en échec, des termes empruntés à une pensée non occidentale, Barthes met en évidence que, ce que l’amoureux déjoue, ce n’est pas le langage comme tel, mais le langage tel qu’il est pensé, tel qu’il est déployé



depuis le logocentrisme calculant de l’Occident. L’assimilation de l’Image et du Paradis (Pardes, Éden…) se retrouve négativement dans le rapprochement du langage et du démoniaque dans la figure DÉMONS, où le démon du langage110 pousse l’amoureux à s’expulser luimême du Paradis que constitue l’Image (p. 95-96/111-112). On se rend compte alors qu’il y a récurrence de ce thème d’un lien irréductible entre l’Image et le Paradis qui se noue, comme on l’a suggéré précédemment, à une tendance profonde, mais peu mise en lumière, de la doctrine barthésienne du langage : « Le langage de l’Imaginaire ne serait



rien d’autre que l’utopie du langage ; langage tout à fait originel, paradisiaque, langage d’Adam, langage “naturel, exempt de déformation ou d’illusion, miroir limpide de nos sens, langage sensuel (die sensualische Sprache)“ » (p. 115/131). Ici, de nouveau, la présence du mot « illusion » attaché au langage articulé par opposition au langage-image, illustre la persistance du thème de la Maya. De la même manière, et plus encore, on ne peut qu’être sensible à l’idée du langage comme gâchis : « Vouloir écrire l’amour, c’est affronter le gâchis du langage » (p. 115/131).



Le « gâchis » n’est pas un terme conceptuel (l’amoureux est hors du concept, il est dans une philosophie sans concept). D’une part, il déploie le motif de la « fatigue » (celui du trop grand usage), et d’autre part il renvoie à une souillure, une salissure, une médiocrité poussive qui est l’être même du langage en tant que langage articulé. De cette opposition, je donnerai une dernière illustration avec un fragment extrait de la figure Fading : « Dans le texte, […] plus d’image, rien que du langage. Mais l’autre n’est pas un texte, c’est une image, une et coalescente ; si la voix se perd, c’est toute l’image qui s’évanouit » (p. 129/145). Fragment où



l’on retrouve cette idée d’une unité profonde de l’Image, une unité qui relève de son ontologie propre, unaire, par opposition à celle du Texte, plurielle. QUELLE IMAGE ? De quel ordre est cette Image ? Comment est-elle fabriquée ? En quoi consiste-t-elle ? Comme toute image (par opposition à ce qui se passe dans la perception), celle-ci ne peut se décrire, car, rappelons-nous Sartre, c’est un « manque dans la perception », et de même que je ne peux compter



mentalement le nombre des colonnes du Parthénon, de même l’image est ce que je ne peux reproduire : « Werther, qui autrefois dessinait abondamment et bien, ne peut faire le portrait de Charlotte (à peine peut-il crayonner sa silhouette…) » (p. 113/129). Néanmoins, et en cela Barthes, implicitement, neutralise la déconsidération théorique dans laquelle se trouve l’Image, celle-ci n’est en rien du côté de l’Informe. En effet, lorsque l’amoureux cherche à définir ou à identifier l’Image, il la compare à une « lettre » : « L’Image se découpe ; elle est pure et nette comme une lettre » (p. 157/171). Sans entrer dans des



considérations sur la manière dont Barthes suscite une image de l’Image, on remarque que c’est à une forme hautement précise qu’il a recours et qui appartient à l’ordre du langage ; mais le choix de la « lettre » est dans la logique de la mystique barthésienne puisque, comme on l’a noté à propos d’un texte de Barthes sur la lettre111, celle-ci est ce qui, précédant le mot, relève du logos adamique, antérieur à la Faute et au Mal. L’Image est donc forme et, en outre, cette forme est empruntée au langage en en soustrayant ce qui est sa part essentielle, la signification, la communication, l’échange, le classement comme activité d’oppression. D’une



certaine manière, alors, l’Image, loin d’anéantir le langage comme forme, purifie celui-ci, elle lui fait subir une sorte d’ascèse, de suspension de qui le corrompt, le déforme et le produit comme maya. L’Image unifie donc ce qui est en principe processus de distinction, de classement, elle initie alors celui qui est en son pouvoir et sous son empire à la possibilité d’une innocence que l’activité symbolique (celle du classement) a forclose en introduisant la Faute, la culpabilité. C’est pourquoi, d’actes de langage, l’amoureux ne conserve véritablement que le « Je t’aime » : formule de « l’éclair unique » (p. 179/190). Il y a



purification du langage, car seule la lettre est un objet parfaitement exact, un « tel quel » au contraire du mot toujours ambigu dont la prononciation elle-même est soumise à la basse contingence : alors on comprend que le « Je t’aime » soit comparé à la lettre (p. 180/192). Cette ascèse, ce silence imposé au langage articulé se retrouve dans l’éloge des larmes opposées aux paroles (qui sont du côté de l’expression), c’est le « plus “vrai” des messages, celui de mon corps, non celui de ma langue » (p. 215/225). Pour mieux comprendre cette dimension purificatrice de l’Image face au gâchis du langage, il faut aller à l’une



des figures qui mettent le mieux en évidence la bassesse du langage articulé, la figure SCÈNE (« Faire une scène », p. 243/253). Dans la « scène », nous sommes hors du pur espace du discours amoureux puisqu’il y a déjà le « couple », dont il apparaît alors qu’il n’a à sa disposition qu’un espace d’expression : le langage. Le langage est situé dans le champ strict de la socialité, le couple est du côté du « droit », pris dans le contrat social : « s’asservir en commun à un principe égalitaire de répartition des biens de parole » (p. 243/253). On a à faire alors, de la part de Barthes, a une sorte de mythe, au



sens de Jean-Jacques Rousseau, sur l’origine du langage, dont voici le schéma : la scène primitive, originaire du langage, c’est la « scène » : « Avec la première scène, le langage commence sa longue carrière de chose agitée et inutile. » Le « dialogue » apparaît comme responsable et objet même de cette dégradation, dont Barthes nous propose une illustration transposée dans la sphère de l’art : la décadence de la Tragédie grecque qui, avec le dialogue, préfère la déchéance de la « névrose universelle » à la parole archaïque de l’amour. La seconde illustration de la « chute » est précisément le couple chez qui la « scène » (forme de son dialogue)



est renvoyée à une structure vide et définie comme « ce langage dont l’objet est perdu ». Alors, la « longue carrière de chose agitée et inutile » du langage est décrite : le langage est vraiment gâchis, il est cet écoulement interminable et infini (par opposition au fragment), la « scène » devient l’essence du langage (« elle est le langage luimême ») « qui fait que, depuis que l’homme existe, ça ne cesse de parler ». Cette déchéance sociale du langage est alors renvoyée à des universaux : ceux du Pouvoir (le dernier mot), de la castration qui règle les rapports de force au sein même de l’insignifiance d’un objet perdu et absent.



À cela, il oppose deux formes de « salut » qui sont empruntées tout d’abord à Kierkegaard avec le motif récurrent chez Barthes du silence d’Abraham qui refuse de tomber dans la « généralité » du langage, dans les alibis dialectiques, face au sacrifice qui lui est demandé : la mise à mort d’Isaac, et qui parie. L’autre salut est cherché dans la pensée zen qui déjoue le dialogue (c’està-dire le gâchis de la parole) par la « non-réplique », le geste incongru, illogique, l’Image : à la question « Qu’est-ce que Bouddha ? », ôter sa sandale, la mettre sur sa tête et sortir. D’une certaine manière, c’est parce que l’Image est du côté du « tel », du



« ipse », du « même », qu’elle échappe à la déchéance et au gâchis du langage. Parfaite restitution de l’autre, le « tel » permet d’échapper à toutes les malédictions : le classement, le dialogue, le vide de l’objet qui se dérobe… c’est-à-dire à la mort : « En te désignant comme tel, je te fais échapper à la mort du classement, je t’enlève à l’Autre, au langage, je te veux immortel » (p. 262/272). Ce qui est important, c’est que, dans ce travail de purification du langage, celui-ci puisse accéder à une forme de plénitude utopique, non pas celle d’un Paradis perdu (Paradise lost), mais d’une plénitude inépuisable.



Il y a une sorte de pari, pari extrême qui est alors au cœur de la relation à l’autre. Si l’Image est innocence, elle suppose de construire une éthique de l’innocence (et non seulement de s’en satisfaire ou d’en jouir simplement). L’amoureux est celui qui doit cesser à tout prix de salir l’Image par l’activité symbolique (classer, juger du vrai et du faux, évaluer, bref transformer en signes ce qui me vient comme image). Et pour cela, il faut un certain héroïsme éthique qui se formule ainsi dans le dernier paragraphe de la figure Signes : « De mon autre, je recevrai toute parole comme un signe de vérité ; et, lorsque je parlerai, je ne mettrai pas en doute qu’il



reçoive pour vrai ce que je dirai » (p. 254-255/264-265). Ainsi, loin de nous conduire hors du langage, dans le cul-de-sac de l’informe, l’Image fend et ouvre le langage à des possibilités d’immédiateté ou plutôt à des possibilités d’affirmation qui sauvent le sujet amoureux (et son discours) de la « réactivité », du ressentiment, du soupçon, de la bassesse de la parole sociale. Si l’Image purifie le langage, c’est parce qu’elle l’ampute ; et l’on a vu la série d’amputations en jeu (suspension de la narrativité, de l’intersubjectivité ordinaire, fragmentaire, remise en cause de l’activité logique, dialectique,



suspension de l’activité oppressive de classement, suspension du langage comme illusion, critique du dialogue comme « chute », etc.). On dira alors que si, pour Sartre, l’image est un manque dans la perception, il faut ajouter, pour être tout à fait complet avec l’Image telle que Barthes la décrit, que l’Image est également un manque dans le langage. Le terme de « manque » n’a pas tout à fait le même sens chez Sartre et dans notre propos. Chez Sartre, l’image est ce qui manque dans la perception, et « manque » signifie que l’image est soustraite à la perception. Pour nous, dire que l’Image est un manque dans le



langage signifie que ce manque, qui se traduit par les amputations qu’on a décrites, est une effraction, l’intrusion d’un corps étranger au cœur de l’activité symbolique : l’Image donc. Ce corps étranger, infigurable, intangible, irréel, se donne sous une double forme : d’une part une restriction des capacités symboliques du sujet, et simultanément (parce que ces amputations sont une délivrance) une réévaluation, une nouvelle rémunération du langage ouvert aux possibilités utopiques, une immédiateté, une innocence, un tremblement ou un vacillement dans lesquels le sujet amoureux peut prétendre habiter



entièrement sa parole, c’est-à-dire l’élargir à l’inépuisable (qui n’est pas l’infini) de son désir, l’inépuisable du désir amoureux.



IV L’Image, le fétiche, l’objet aimé LE SUJET PERVERS La place démesurée accordée à l’Image, la toute-puissance qui lui est conférée, l’adoration dont elle fait l’objet, posent sur le sujet amoureux le soupçon de la perversion. Ce rapprochement est d’autant plus facile à



établir que la question de la perversion est sans cesse sous-jacente dans les Fragments, même si c’est pour être, ici ou là, rejetée, puisqu’on est en droit de voir dans l’insistance à dénier la perversion un trait propre à la structure perverse. Ainsi Barthes écrit : « Werther n’est pas pervers, il est amoureux » (p. 81/97), ou encore : « L’amour est monologique, maniaque ; le texte est hétérologique, pervers » (p. 129/145). On est d’autant plus tenté par cette lecture d’un Barthes pervers qu’à d’autres endroits du livre, le sujet amoureux, avec une certaine coquetterie provocatrice, avec l’incongruité de dérapages à peine contrôlés, tend à faire



de Sade l’un des modèles de ses plus propres attitudes : « Je perçois un affolement de l’être, qui n’est pas si loin de ce que Sade eût appelé l’effervescence de tête (“Je vis le foutre s’exhaler de ses yeux”) » (p. 35/57). Quel est le sens de ce rapprochement ? N’y a-t-il pas quelque chose de transgressif à rapprocher les vertiges du cœur et le « foutre » sadien ? Là l’amoureux est comparé à Justine (p. 105/121), ici il est dit être « innocent comme le sont les héros sadiens » (p. 137/152). Tout aussi provocant et étrange, ce fragment à propos du désir de suicide : « Lorsque j’imagine gravement de me suicider pour un



téléphone qui ne vient pas, il se produit une obscénité aussi grande que lorsque, chez Sade, le pape sodomise un dindon » (p. 210/220). On pourrait ainsi multiplier les exemples, tous très troublants. Le lien avec la perversion, Barthes semble le manifester de manière explicite lorsqu’il diagnostique chez l’amoureux le ratage de l’épreuve de la castration112, qui, comme on l’a vu, est une donnée centrale de la perversion113. Et s’il y a un lien entre l’amoureux barthésien et le pervers, il passe par l’Image qui, dans ce cas, a le statut de fétiche au sens que Freud donne à ce terme, et l’amoureux serait alors un



fétichiste. L’un des fragments qui ouvrent le plus clairement cette piste apparaît dans la figure OBJETS114 : « Werther multiplie les gestes de fétichisme : il embrasse le nœud de ruban que Charlotte lui a donné pour son anniversaire, le billet qu’elle lui adresse (quitte à se mettre du sable aux lèvres), les pistolets qu’elle a touchés. De l’être aimé sort une force que rien ne peut arrêter et qui vient imprégner tout ce qu’il effleure, fût-ce du regard […]. (Il met le Phallus à la place de la Mère — s’identifie à lui. Werther veut qu’on l’enterre avec le ruban que Charlotte lui a donné ; dans la tombe, il se couche le long de la Mère — précisément alors évoquée) » (p. 205/215).



Le nom de Lacan face à la parenthèse, sans nous donner d’ailleurs de référence exacte, signale que celle-ci



synthétise de manière très succincte la théorie lacanienne de la perversion, dont on voudrait rapidement donner quelques éléments. Alors que le sujet dit normal fait l’expérience symbolique de la castration qui lui permet de s’intégrer à l’ordre du langage, le sujet pervers est celui qui dénie cette expérience. L’épreuve symbolique de la castration est pour l’enfant masculin la reconnaissance que la mère n’est pas porteuse du pénis, que lui-même n’est pas le substitut de cette absence auprès de la mère, car le détenteur du phallus, c’est le père. C’est à partir de cette expérience que le sujet peut à son tour prétendre être possesseur



du phallus. Le sujet pervers, lui, ne veut pas voir que sa mère n’est pas porteuse du pénis, mais en même temps il le sait. Pourquoi ne veut-il pas le voir ? Parce qu’il l’interpréterait comme la preuve que la femme est châtrée et qu’une menace pèse alors sur lui. Le fait de ne pas vouloir savoir (voir) tout en sachant définit la dénégation, qu’on peut à ce titre distinguer du refoulement, dans lequel il n’y a pas de clivage pervers mais une attitude névrotique. La manière que le pervers a d’occulter ce qu’il sait (déni ou dénégation), c’est précisément de faire de l’objet de son désir — objet a dans la terminologie lacanienne — un fétiche, c’est-à-dire quelque chose qui



comble et dissimule le manque de pénis de la mère. Le sujet fétichiste, dont le désir sexuel est entièrement investi sur un objet — chaussure, bas, gant —, fait de cet objet un fétiche, et ce fétiche est défini comme substitut phallique au pénis manquant chez la femme. Le fétiche (substitut du pénis), non seulement est là pour dissimuler l’absence de pénis chez la femme désirée, mais il sert également à dénier la castration qui est pour lui source d’angoisse et de tourment. Parallèlement à sa dénégation, le fantasme de castration est très abondant chez le pervers, et celui-ci est aussi fasciné par ce spectacle et peut, dans certains cas, le



mettre en scène pour le conjurer (comme Genet dans Le Balcon). Ce fantasme signe l’échec de la maîtrise symbolique chez le pervers, puisque la castration réelle lui revient sans cesse comme une obsession115. La question pour nous n’est pas d’accepter ou de discuter la validité de la thèse freudienne, mais de l’intégrer à notre lecture puisque cette thèse appartient au code culturel du livre de Barthes. L’hypothèse que nous pouvons discuter, en revanche, c’est celle de savoir si le sujet amoureux de Barthes est un sujet pervers au sens de Freud, si l’Image dont il est l’adorateur est un fétiche. Question d’autant plus pertinente



que Barthes, dans des textes antérieurs, comme Le Plaisir du texte ou le Roland Barthes par Roland Barthes, a fait l’éloge du sujet pervers. LA MÈRE L’un des éléments qui concourent à associer l’amoureux au pervers, c’est aussi la présence, l’omniprésence de la mère qui est toujours plus ou moins là, plus ou moins tapie derrière l’Image, par exemple à propos de l’habit bleu de Werther : « Chaque fois qu’il met ce vêtement (dans lequel il mourra), Werther se travestit. En quoi ? En amoureux ravi : il recrée



magiquement l’épisode du ravissement, ce moment où il s’est trouvé sidéré par l’Image. Ce vêtement bleu l’enferme si fort, que le monde alentour s’abolit : rien que nous deux : par lui, Werther se forme un corps d’enfant, où phallus et mère sont joints, sans rien au-delà. Ce costume pervers a été porté dans toute l’Europe par les fans du roman, sous le nom de “costume à la Werther” » (p. 152/166).



Cette fois-ci, c’est clair : le sujet amoureux jouit du fétiche et simultanément du travestissement pour exercer sa situation, sa capture par l’Image, et dans cette position il réalise les traits du sujet pervers : phallus et Mère sont joints ; l’enfant est le phallus de la Mère, la Mère n’est plus châtrée, elle est porteuse de ce phallus comblant



qui est l’enfant lui-même, devenant l’organe qui manque à la Mère. Tous deux sont dans l’étreinte qui est définie, par opposition au coït, comme un inceste, un retour de la Mère : « Tout est alors suspendu : le temps, la loi, l’interdit : rien ne s’épuise, rien ne se veut : tous les désirs sont abolis, parce qu’ils paraissent définitivement comblés » (p. 121/137). La Mère est la figure omniprésente des Fragments, elle est réellement le Minotaure du labyrinthe, présente dès la deuxième figure de l’ABSENCE, doublant toujours l’autre (l’être aimé) comme son ombre, où cet autre est « telle une mère » (p. 23/45), où il n’y a parfois



même pas de terme comparatif : l’ATTENTE, c’est l’attente du « retour de la Mère » (p. 49/68) ; dans la CATASTROPHE, le sujet amoureux se voit « abandonné de la Mère » (p. 59/79) ; et le Fading, c’est « le retour terrifiant de la Mauvaise Mère » (p. 130/146). La présence de la Mère, derrière l’autre, dessine l’être aimé comme sa doublure. La Mère est l’Image de l’autre en tant que — irréelle — elle le représente mieux que lui ne s’incarne. Cette Mère, pourtant, semble au-delà du sujet maternel ; elle ressemble à une déesse originaire de l’Image, elle est celle qui d’abord est responsable de la relation du sujet amoureux à l’Image :



« La Mère gratifiante, elle, me montre le Miroir, l’Image, et me parle : “Tu es cela” » (p. 200/210). Cette scène n’est évidemment pas une scène vécue, c’est une scène mythique, primitive, fondatrice car antérieure à la mémoire individuelle. Alors s’éclairent progressivement le rôle et le statut de cette Mère. Sa présence à tous les recoins du labyrinthe ne tient pas à ce qu’elle soit elle-même l’être aimé, et donc que le sujet amoureux aimerait chez l’autre sa propre mère (scénario psychologique). La Mère a un rôle plus profond et plus structural. Elle est celle qui mythiquement fait de l’être aimé une Image, elle est celle qui,



Image elle-même et donatrice des miroirs, assure la possibilité au sujet amoureux d’une relation absolue à l’Image. D’une certaine manière, on peut lui imputer le rôle de rendre impossible la relation concrète et incarnée à l’autre en y substituant une relation spéculaire dont l’Image est le véritable objet. La Mère serait ce qui a induit originairement chez le sujet amoureux une iconophilie. Le sujet amoureux ne peut qu’être éternellement amoureux mais incapable d’aimer puisque l’autre n’est qu’Image. Cette opposition entre être amoureux et aimer (qui, pour la conscience commune, est un non-sens) est en effet



affirmée, il est vrai discrètement, dans les Fragments : « Aimer et être amoureux ont des rapports difficiles » (p. 149/163). Selon l’amoureux barthésien, « aimer » et « être amoureux » sont des projets « réputés différents ; l’un noble, l’autre morbide ». « Aimer » suppose que non seulement l’autre soit l’objet du sentiment mais qu’il y ait intériorisation de cette altérité, don, réciprocité… Par opposition, le « morbide » renvoie à cette fascination de l’Image. Barthes poursuit cette opposition en notant que la dominante du sentiment amoureux est le « saisir », alors que celle de l’amour est le « donner ». La position de la



normalité est de produire une dialectique permettant d’associer le « saisir » et le « donner » : chez le sujet barthésien, cette dialectique échoue. Certes, l’amoureux sait « donner activement », mais il ne parvient pas à relier « saisir » et « donner » et à faire du « donner » une satisfaction aussi pleine que le « saisir », car, nous le savons, il n’a affaire qu’à une Image. Une note extrêmement laconique donne comme exemple de celle qui sait dialectiser les deux activités, la Mère (celle que décrit Winnicott) (p. 149/163), de sorte qu’on tourne en rond : d’un côté la Mère est celle qui empêche le sujet amoureux de passer du



discours amoureux à l’amour, de l’autre elle est donnée comme celle qui parvient mieux que quiconque à saisir et à relier les deux. Dans la figure DÉDICACE, le « don » n’est pas décrit comme « don de soi » mais sous la forme du fétiche, « le bon fétiche, le fétiche brillant, réussi » (p. 89/105) ; le don, alors, n’a plus qu’une forme grotesque, parodique au travers du signifiant comique « ton don » : « Ton-don devient le nom-farce du cadeau amoureux. » Cette dimension parodique, ce retournement de l’amour en farce, eux aussi renforcent l’assimilation de l’amoureux aux grimaces du pervers, mettant en



évidence l’impuissance de l’amoureux à donner. Pourtant, après avoir envisagé l’hypothèse d’une identité entre l’amoureux et le pervers, nous allons la nuancer fortement en énonçant la thèse suivante : le sujet amoureux et le sujet pervers sont strictement superposables mais ils ne sont pas identifiables. L’IMAGE DISTINCTE DU FÉTICHE Quand l’Image est fétiche, celle-ci acquiert une dimension totalisante. Elle est à fois substitut mais aussi écran au sens où l’Image devient plus précieuse que la réalité, plus précieuse que l’autre.



Notons par exemple à ce propos que, si les sous- vêtements féminins sont propices à la fétichisation, c’est parce que le slip est précisément le dernier élément perçu avant de découvrir (aux yeux du pervers) le sexe féminin comme châtré. Nous reviendrons sur ce lien avec la castration. Mais il faut dès à présent remarquer que si, par exemple chez Werther, le fétiche peut être présent sous la forme contingente de l’objet (ruban, lettre…), l’Image dans le discours amoureux barthésien se distingue par le fait de ne jamais apparaître sous la forme concrète et distinctive du fétiche, une image-objet : l’Image, dans les Fragments d’un



discours amoureux, ne quitte jamais sa sphère originaire qui est l’Imaginaire et ne choie jamais dans la facticité d’une chose, comme c’est le cas pour le pervers (bas, chaussure, slip, etc.) sous la forme par exemple de la photographie, c’est-à-dire sous la forme d’une facticité tangible, puisque, dans son essence propre, l’Image est précisément un Intangible, quelque chose qu’on ne peut pas toucher. En opposant ici la nature d’objet du fétiche à l’image mentale, on retrouve l’opposition très précieuse que nous avons empruntée à Sartre entre perception et image et, par là, on peut repérer de manière remarquable le point où l’amoureux se



distingue du sujet pervers. C’est que pour le pervers, dans le cas du fétichisme, si le fétiche est toujours un objet, un type d’être manipulable, c’est précisément pour permettre d’obtenir la satisfaction perverse qui est dans son essence la manipulation de l’objet. Seul l’objet, par opposition à l’image mentale, est propice à la manipulation perverse susceptible de procurer la jouissance, s’il est vrai que le sujet pervers est un sujet entièrement traversé par le fantasme de toute-puissance. Ce fantasme de toute-puissance est bien sûr intimement lié à la question de la castration car cette toute-puissance est triomphe sur la castration, et ce triomphe



(imaginaire) s’atteste et se nourrit libidinalement par la domestication, la domination, par lesquelles le sujet pervers manipule à sa guise le fétiche et trouve dans cette manipulation voluptueuse le théâtre dans lequel la castration est comme abolie. L’Image, comme l’a bien montré Sartre, est précisément insusceptible de manipulation (je ne peux pas compter mentalement le nombre de colonnes du Parthénon en image). On ajoutera une seconde distinction entre l’Image de l’amoureux barthésien et le fétiche. Celle-ci n’est à aucun moment liée à une dimension sexuelle. On sait que, bien au contraire,



l’amoureux a substitué le sentimental au sexuel. Et c’est par cette substitution que l’on peut comprendre alors que l’amoureux et le pervers soient en effet superposables mais non identifiables. Que le fétiche précisément soit, selon la théorie freudienne, substitut du pénis est à ce titre évidemment capital. Le fétiche est métaphore, il est mis à la place du pénis manquant, et ce n’est que de manière secondaire qu’il est dans un rapport de contiguïté avec l’être désiré (c’est-à-dire métonymie) : la culotte ou la chaussure appartiennent (métonymie) à la dame, mais c’est d’abord par leur puissance de représentation (métaphore) du pénis manquant qu’elles sont objets



investis libidinalement, d’où d’ailleurs le caractère stéréotypé du fétiche, le plus souvent artificiel, fabriqué, et donc son caractère pauvrement métonymique — plus de métonymie d’ailleurs (sans rapport d’inclusion avec l’être désiré) que de synecdoque (rapport d’inclusion avec l’être désiré, comme une mèche de cheveux). Précisément, dans le cas de la mèche de cheveux (le fétiche de Werther), le caractère « pervers » de cette fétichisation est réduit par la charge sentimentale qui est contenue dans le fétiche où l’autre est présent en personne sous la forme biologique du vivant (la mèche). Werther est



sentimental ; or, ce qui distingue profondément le pervers de l’amoureux, c’est que le pervers, pour reprendre la définition de Genet, est celui qui a rompu avec les lois de l’amour, celui qui ne croit pas en l’amour et qui est donc l’inverse de l’amoureux. Pourquoi le pervers ne croit-il pas aux lois de l’amour ? Cette question est essentielle pour comprendre la position de Barthes dans les Fragments, et ce d’autant plus que, comme on l’a rappelé, il s’est défini, dans ses œuvres précédentes, comme sujet pervers (on pourrait d’ailleurs à ce titre rapprocher cette position affichée par Barthes avec la notion de divertissement proposée par



Jean-Claude Milner que l’on a commentée : Barthes aurait été alors le libertin pascalien116). Nous avons vu que le sujet pervers utilise le fétiche comme substitut et comme écran, et qu’il est dans la position de savoir et de refuser de savoir ce qu’il en est de la castration ; or, ce qui caractérise cette situation (et explique pourquoi le pervers ignore l’amour), c’est qu’elle suppose que c’est le pur semblant qui structure le monde. Toute trace de vérité est traquée, car la moindre de ces traces est vue comme une menace de briser le système de déni qui organise son monde. Au fond, la vérité (fût-elle triviale) est identifiée à la castration symbolique que



le sujet pervers a refusée de manière absolue et originaire. C’est ce qui explique la propension du sujet pervers à s’enfermer dans un univers factice, artificiel, non naturel, monstrueux, mais aussi, et peut-être surtout, à convaincre ses éventuels partenaires et ses victimes qu’eux-mêmes participent à cette sphère du faux, qu’eux-mêmes ne croient pas à la vérité (par exemple à la vérité de leur refus de se prêter aux jeux proposés). Tel est par exemple le projet du sujet sadien : convaincre la victime de ce que le Bien est un faux-semblant, de ce que la vérité est un mensonge, et, pour le bourreau nazi, convaincre la victime que son témoignage, au cas improbable où



elle échapperait à l’anéantissement, ne serait pas cru. (Mais il arrive parfois que le pervers soit intimidé par la résistance de la victime, comme c’est le cas du docteur Hannibal Lecter, dans Le Silence des agneaux, inhibé par la jeune Clarice Starling : il y a intimidation et donc possibilité d’amour, car, dans cette situation, il apparaît que la souffrance de la victime ne peut pas être celle que pourrait lui infliger actuellement le bourreau pervers parce que la souffrance de la victime possible est antérieure, a déjà eu lieu et qu’elle est indépassable. Indépassable non seulement parce qu’elle est incommensurable avec les tortures



mélodramatiques du bourreau, mais aussi parce que cette souffrance antérieure a été convertie en loi morale, c’est-à-dire en Beauté. La Beauté, plutôt que d’exalter le pervers dans sa rage de destruction, devient un bloc indestructible : cette Beauté est obtuse à toute torture, salissure ou outrage parce qu’elle a déjà été torturée, salie ou outragée, et qu’elle a compris qu’elle pouvait, dans l’outrage, saisir la possibilité du Bien.) Le pervers ainsi s’entête (jusqu’à l’épuisement) à vouloir convaincre sa victime qu’il n’y a pas de « beaux sentiments » et, s’il s’emploie à cette tâche, pour lui vitale, c’est afin de



conserver l’univers du faux où son rapport à la castration symbolique l’a placé. Ce que le pervers a sauvé (le phallus) fait partie d’un jeu, d’une falsification première, et il sait que ce qu’il a sauvé est à la fois le fétiche de son triomphe et celui de son imposture. À ce titre, Genet, notamment dans son théâtre, a été jusqu’au bout de cette logique en mettant en scène (voir Le Balcon) l’hyperbolisation du Phallus et sa dérision, sa dimension fantoche. L’essence de comédie ainsi s’y fait jour, pour reprendre le mot de Lacan, comme comédie du Phallus, c’est-à-dire mise en crise des idéaux du moi. La comédie du pervers va pourtant au-delà d’une mise



en crise des idéaux du moi, car elle écarte toute possibilité de catharsis, de réconciliation : impossibilité du lien, de l’amour ; la parodie alors devient l’unique mimèsis. L’amoureux possède une position subjective inverse : il croit en l’amour, au Bien, à la vérité qui porte son sentiment. Si la description du pervers par Freud comme étant celui qui rate la castration est vraie, elle ne peut l’être (sans faire courir le risque de confusion) que si on y ajoute qu’alors le pervers se définit par sa manière d’user du semblant. Si l’Image, dont on a vu qu’elle était centrale pour l’amoureux barthésien, n’est en rien identifiable au



fétiche pervers, c’est qu’elle est, au contraire de celui-ci, respectueuse de la vérité, elle est même peut-être l’un de ses principaux piliers. On dira à ce titre que, si le fétiche est métaphore du pénis (manquant) et petitement métonymique, l’Image, elle, est profondément métonymie (métonymie de l’autre) et pauvrement métaphorique (d’où, d’ailleurs, les remarques nombreuses de Barthes sur l’impossibilité de la décrire). Si l’amoureux semble faire la même expérience que le pervers — ce qui les rend superposables —, il l’accomplit d’un point de vue complètement inversé. 1) Il ne parvient pas à chosifier l’autre. 2) Il ignore la



jouissance sexuelle. 3) Il n’est pas maître de son expérience. 4) Au lieu que l’expérience s’accompagne d’une métaphysique du Mal, elle s’accompagne d’une métaphysique du Bien. 5) Il n’a pas affaire à un objet (manipulable) mais à une Image (transcendante). 6) Alors que, chez le fétichiste ou le voyeur, le fétiche ou la scène vue sont une contrainte indissociable de leur satisfaction, il n’en est rien pour le sujet amoureux qui, à la différence du pervers, n’a jamais rien en vue, sinon l’Image elle-même. L’AMOUREUX DU SENS



« Par mégarde, le doigt de Werther touche le doigt de Charlotte, leurs pieds, sous la table, se rencontrent. Werther pourrait s’abstraire du sens de ces hasards ; il pourrait se concentrer corporellement sur ces faibles zones de contact, et jouir de ce morceau de doigt ou de pied inerte, d’une façon fétichiste, sans s’inquiéter de la réponse (comme Dieu — c’est son étymologie —, le Fétiche ne répond pas). Mais précisément : Werther n’est pas pervers, il est amoureux : il crée du sens, toujours, partout, de rien, et c’est le sens qui le fait frissonner : il est dans le brasier du sens. Tout contact, pour l’amoureux, pose la question de la réponse : il est demandé à la peau de répondre » (p. 81/97).



Ici l’opposition entre le sujet pervers et l’amoureux est explicitée par Barthes à partir de ce qui les superpose (ils n’ont pas accès à l’autre dans son



entier). Or, cette opposition, Barthes la situe dans la divergence de leur rapport au sens. Pour autant, un détail doit nous intriguer. Barthes écrit : « Il est demandé à la peau de répondre. » Ainsi, la distinction entre l’amoureux et le pervers n’implique nullement que le premier appartienne au champ naïf des beaux sentiments. L’amoureux demande quelque chose à la peau et non à l’autre. On en viendra bientôt à poser la question essentielle de l’autre, mais, avant cela, il faut maintenir la question du parallélisme entre le pervers et l’amoureux dans notre enquête, et ce qui les spécifie. Ou plutôt, il faut être



attentif (ce que nous faisons depuis le début) à l’obstination de Barthes à maintenir (y compris dans les oppositions majeures) un rapprochement entre les deux situations, et il faut se demander quel est le bénéfice de cette obstination. La perversion est-elle la structure qui permet d’empêcher le discours amoureux de verser dans la banalité de la névrose (puisque le pervers est celui qui évite la névrose, le compromis névrotique) ? Ce qui est décisif ici, dans le fragment que nous avons cité, c’est que la différence entre le pervers et l’amoureux ne s’opère pas dans une bipolarité manichéenne où l’amoureux



triompherait du pervers, mais qu’il en diverge à partir d’une déréliction aussi absolue quant à la relation à l’autre, quant à sa présence (« il est demandé à la peau de répondre »). Ce qui est décisif, c’est également que la divergence passe par le triomphe « du sens ». Le sujet amoureux est dans « le brasier du sens », par opposition au pervers. Le sens triomphe. Cela ne veut nullement dire qu’il triomphe sous la forme profane et triviale du sens commun, car le « brasier du sens » est précisément ce qui s’oppose à ce que la société, elle, impose : « la terreur du



sens » : « Tout jugement est suspendu, la terreur du sens est abolie » (p. 263/273).



V L’autre L’OBJET AIMÉ, AUTRUI Dans le système de l’Image, on est en droit de se demander où est l’autre. L’Image n’est-elle pas par essence anéantissement de l’autre ? Ainsi Barthes écrit-il dans la figure EXIL : « Il



appartenait seulement à l’image amoureuse d’avoir à me téléphoner ; cette image disparue, le téléphone, qu’il sonne ou non, reprend son existence futile » (p. 124/140). L’expression « l’image amoureuse » ne signe-t-elle pas ici la suppression de toute altérité réelle ? L’autre est sans autre existence que celle de l’Image. La Mère, en tant que faiseuse des Images, n’absorbe-t-elle pas l’autre en le néantisant, en le métamorphosant en Image, en leurre ? D’ailleurs, n’y a-t-il pas quelque chose de surprenant à ce que l’autre des Fragments d’un discours amoureux n’ait pas un nom, même fictif ? Bien sûr, le refus de la



narrativité et du récit explique, mais très partiellement, l’absence de nom, l’absence de l’autre et son aspect souvent fantomatique. On dira tout de suite que ce reproche fait à Barthes, cet étonnement lié à l’absence de l’autre, ne sont peutêtre que des illusions du sens commun. En effet, le couple « moi/l’autre » est typiquement un couple qui naît chez le sujet réflexif et que projette cette conscience. Or, on le sait, le sujet amoureux n’est pas un sujet réflexif (« La réflexion m’est certes permise, mais […] elle ne tourne jamais en réflexivité) » (p. 71/89).



Le sujet amoureux vit tout autrement que le sujet naturel cette division intersubjective puisque l’autre cesse d’être autrui — séparé de moi — pour n’être que « l’aimé », c’est-à-dire dans une position d’existence entièrement prise, configurée par la structure amoureuse. Il est bien normal que l’expérience de l’autre, dans la structure amoureuse, ne ressemble en rien à l’expérience d’autrui telle que je la ressens dans la vie commune. Et pourtant, c’est au fond ce que le sens commun voudrait, en reprochant à Barthes de ne pas avoir consacré à l’autre une place identique à celle qu’il occupe dans l’espace de la vie



quotidienne117. Et de fait, l’autre, chez Barthes, a si peu les caractéristiques d’autrui qu’il est dépourvu de ce qui nous le rend si familier à la conscience dans l’existence quotidienne. Ainsi, comme on l’a déjà vu, l’autre est sans sexe identifié. L’autre cesse d’être un autrui — autrui, c’est-à-dire, en langage sartrien, un sujet soumis à la facticité contingente de son être-jeté — pour se dévoiler sur un mode intentionnel particulier, posé comme l’aimé où les traits contingents qui lui assurent, pour le sens commun, son identité (féminin, blond, mince, yeux gris, trente ans…) deviennent tout autre chose : ils sont les traits nécessaires du



désir que j’ai pour cet objet et sont donc inséparables du sentiment amoureux. Loin de manifester la singularité et l’identité d’autrui, ils sont l’expression même de mon désir : d’où le fait que l’autre, dans la relation amoureuse, apparaît toujours aux yeux du sujet amoureux comme prédestiné (or, si autrui est autrui, il ne peut être prédestiné, sinon il perd sa contingence et sa liberté). Il y a une indissociabilité du sujet amoureux et de l’aimé(e) qui explique que, parfois, le sujet amoureux s’interroge naïvement sur l’énigme de la facticité de l’autre et de la rencontre, et que cette facticité lui soit insupportable (cette interrogation naïve prenant le plus



souvent la forme de « Si je n’avais pas été là ce jour-là » et « S’il/elle était brun(e) et non pas blond(e) »…). Dans son projet, l’amoureux saisit l’autre non comme autrui mais comme « aimé », donc comme indissociable de sa propre subjectivité puisque le sujet amoureux se situe exclusivement dans l’Un qui, on l’a vu, est la Loi de l’Image, du Même, de l’Imaginaire : « Socrate : “Je me suis donc paré afin d’être beau pour aller auprès d’un garçon beau.” Je dois ressembler à qui j’aime. Je postule (et c’est cela qui me fait jouir) une conformité d’essence entre l’autre et moi. Image, imitation : je fais le plus de choses possible comme l’autre. Je veux être l’autre, je veux qu’il soit moi, comme si nous étions unis, enfermés dans le même sac de peau, le



vêtement n’étant que l’enveloppe lisse de cette matière coalescente dont est fait mon Imaginaire amoureux » (p. 151-152/165).



Comment ne pas penser à ce qu’il y a de plus beau au monde, la scène ii du second acte du Tristan et Isolde de Wagner lorsque Tristan dit à Isolde : « Tu es Tristan, et moi Isolde, jamais plus Tristan », et qu’Isolde répond : « Tu es Isolde et moi Tristan, jamais plus Isolde » (« Tristan du/ich Isolde, / nicht mehr Tristan ! — Du Isolde, / Tristan ich, / nicht mehr Isolde ! ») L’Image — structure du discours amoureux — est ce qui abolit l’intersubjectivité en construisant une relation de type mimétique où disparaît



(dans l’Image) la distinction du moi et de l’autre. Il n’y a plus que de l’Un. La logique du sens commun veut que l’Un et le rapport mimétique soient négation de l’autre, de la liberté, de son autonomie, alors que la logique du sujet amoureux fait de cette abolition la possibilité d’un nouveau mode d’existence, utopique, inouï, qui n’est autre que l’extase. Ainsi, la figure CONTACTS, qu’on a déjà citée, représente bien cette aspiration à l’unité dans l’effleurement des peaux : abolition de la frontière des personnes par où le « brasier du sens » se propage (p. 81/97). Ce qui est important à repérer comme un trait du discours amoureux, c’est la différence



infinitésimale entre le message et la réponse, où le sens (comme comblement) est dans cette coïncidence entre le message et la réponse. Il y a non seulement abolition des contenus du message mais simultanément confusion entre l’émetteur et le récepteur, et c’est pourquoi Barthes dit du « langage amoureux » qu’il est une peau : « Je frotte mon langage contre l’autre » (p. 87/103), et la peau est bien le symbole de cette intersubjectivité nouvelle puisqu’elle est l’espace même de la réciprocité où un chiasme me fait tour à tour touchant et touché et où nous voyons se dessiner l’esquisse d’une



altérité utopique résolument propre à la relation amoureuse. De fait, autrui a disparu comme personne, mais simultanément la présence de cet autre qui n’est plus autrui est une toute-présence. C’est pourquoi la dédicace, le « Je t’aime », la lettre d’amour et toutes les formes privilégiées de l’allocution amoureuse se ressemblent parce qu’elles sont vides et ont le « tu » comme seul message. C’est pourquoi également le sujet amoureux rencontre là une nouvelle amputation dans l’usage du langage, puisqu’il se voit privé, pour dire l’autre, de la troisième personne (« il » ou « elle ») :



« Le potin réduit l’autre à il/elle, et cette réduction m’est insupportable. L’autre n’est pour moi ni il ni elle ; il n’a que son propre nom, son nom propre. […] Pour moi, l’autre ne saurait être un référent : tu n’es jamais que toi, je ne veux pas que l’Autre parle de toi » (p. 219/229).



On voit nettement en quoi l’être aimé ne peut être un « autrui » par cette impossibilité de devenir un « il/elle » et on comprend mieux pourquoi. « Il » ou « elle » (et donc autrui) sont des pronoms qui mettent l’autre à mort puisqu’ils peuvent se substituer à son absence, alors que le « tu » est toujours convocation de l’autre comme vivant. C’est précisément quand « autrui » apparaît dans l’Image de l’autre, quand



sa facticité contingente vient au jour, quand son « il » et son « elle » font intrusion, que l’Image se déchire (« A… » faisant à la serveuse d’un restaurant, pour commander sa schnitzel, les mêmes yeux tendres qu’au sujet amoureux, p. 266/276). L’autre apparaît comme « objet inerte » (p. 39/61), l’autre manifeste un point de corruption, sa vulgarité (p. 33/55). L’Image est donc neutralisation de l’autre comme autrui et, réciproquement, le surgissement d’autrui est défaite et destruction de l’Image. Cela apparaît de manière remarquable dans la figure ALTÉRATION, où l’être aimé est nommé « l’autre » du début à la fin : dès lors que l’autre apparaît dans sa



facticité, il est confondu avec le Monde, sa grégarité vulgaire. Loin d’abolir l’altérité, le sentiment amoureux est la quête d’une autre altérité, nouvelle, inédite, impensée par le langage. L’AUTRE, L’IMAGE ET LE NONVOULOIR La question de l’autre est une question cruciale et à vrai dire résistante à la pensée. Elle a été le plus souvent une forme d’impasse pour la philosophie. L’une des raisons de cette impasse ou de ces difficultés est, peutêtre, assez simple : parmi les grands impératifs de la philosophie depuis



Platon et Descartes, il y a eu celui — essentiel — de convaincre l’homme qu’il n’y avait qu’un seul phénomèneMonde, qu’il n’y avait qu’un seul Monde, qu’il y avait une objectivité vraie du Réel, une rationalité universelle de ce Réel, et pour cela il a fallu construire autrui comme alter ego, afin de montrer en quoi le monde commun peut se construire et se penser à partir de mon monde qui est le même pour tous : ainsi la dialectique dont on a parlé (celle du « je » et du « tu » qui permet le fabuleux retournement où « je » peut être un « tu » pour un autre « je » et réciproquement) est un modèle exemplaire par où je peux, en effet,



percevoir autrui comme alter ego, comme un autre « je ». Il s’agit pour la philosophie d’assurer l’objectivité du Monde, de permettre à la société de se constituer, de se fonder et de fonctionner, et le philosophe assure sa tâche de serviteur du Maître, pour reprendre l’analyse rugueuse de Lacan dans L’Envers de la psychanalyse. Mais précisément, l’expérience amoureuse aboutit à une perception de l’autre, une expérience de l’autre qui non seulement abolit autrui en l’autre, mais barre également l’idée que l’autre puisse être un alter ego, c’est-à-dire validant toutes les possibilités de mon « je ».



Et pourtant, le propre du discours amoureux est que, plus que tout autre discours, il fait de l’altérité un élément intrinsèque à sa propre intériorité : « (L’atopie de l’amour, le propre qui le fait échapper à toutes les dissertations, ce serait qu’en dernière instance il n’est possible d’en parler que selon une stricte détermination allocutoire ; qu’il soit philosophique, gnomique, lyrique ou romanesque, il y a toujours, dans le discours sur l’amour, une personne à qui l’on s’adresse, cette personne passât-elle à l’état de fantôme ou de créature à venir. Personne n’a envie de parler de l’amour, si ce n’est pour quelqu’un) » (p. 88/104).



Dans la figure très importance intitulée Déclaration, Barthes a, dans un



premier temps, discrédité tout discours sur l’amour, sur l’autre, qui parlerait de l’autre sous la forme du « il/elle » : il parle à ce propos de « baratin généralisé », et en effet on a vu que, pour le sujet amoureux, l’usage du pronom en troisième personne était interdit : le discours y devient commentaire, perte de l’altérité vivante du « tu » au profit d’une altérité morte (« il/elle ») jusqu’à la forme la plus inauthentique, celle du pronom « on » (p. 88/103). Mais (et l’essentiel est là), Barthes, dans le fragment que nous avons cité, explique que, même dans ce cas de déchéance du discours amoureux tombé



dans la trivialité du discours ordinaire, il y a, sous une forme parfois infinitésimale, voire subliminale, une intention allocutoire secrète, un « tu » muet qui murmure derrière le « il », le « elle » ou le « on » employés, et cette intention, qui est, selon Barthes, la véritable intention du discours (sa vérité), n’a pas besoin pour être de poser un allocutaire réel (un « tu » réel, « mondain » au sens phénoménologique) : ce peut être, écritil magnifiquement, un « fantôme ou une créature à venir ». De la sorte, même dans le cas d’un sujet amoureux piégé par la conversation, pris au piège du monde, du « on » et du discours in-



différent, celui-ci parle toujours « pour quelqu’un ». Alors, le « pour quelqu’un » peut apparaître comme l’essence profonde du discours amoureux, et l’on remarquera que le pronom utilisé pour désigner l’allocutaire — cœur du discours amoureux — est « quelqu’un », le même donc qui nous est apparu comme désignant le sujet amoureux luimême118 : c’est à une autre polarité du sujet et de l’autre que permet d’accéder le discours amoureux. Ce qui distingue l’amoureux du sujet quelconque, c’est qu’il ne vit pas l’altérité comme appartenant à la sphère de l’extériorité ou du dehors, mais, tel le sujet pascalien



(celui du Mémorial) ou le sujet rimbaldien (celui de la Saison), il vit l’altérité intégralement en intériorité119. Le discours amoureux abolit autrui comme alter ego, mais cette abolition est ce qui lui permet d’atteindre une autre altérité, moins conventionnelle que celle de l’alter ego. Ce concept d’alter ego n’est valide que pour le Monde, à qui il permet de fonctionner et de se reproduire, mais l’amoureux n’a nul souci de « fonctionner », moins encore de se reproduire, moins encore d’être le modèle d’une universalité : pour lui, c’est à l’universel de se plier à l’authenticité de sa propre expérience pour être, et il n’a pas à trahir son



expérience pour se modeler sur une universalité abstraite, sans fondement, pur modèle d’autoreproduction de l’humain comme troupeau. L’UN L’AUTRE Cet autre, bien évidemment, n’existe pour le sujet amoureux que parce que, parmi toutes les visées dont il est l’objet, il y a celle de l’» Union » dont l’image donnée par Barthes est celle du « repos indivis » (p. 267/277). « Ce tout que je désire, il suffit pour l’accomplir (insiste le rêve) que l’un et l’autre nous soyons sans places : que nous puissions magiquement nous substituer l’un à l’autre : que vienne le règne du “l’un pour l’autre“



(”En allant ensemble, l’un pensera pour l’autre“), comme si nous étions les vocables d’une langue nouvelle et étrange, dans laquelle il serait absolument licite d’employer un mot pour l’autre. Cette union serait sans limites, non par l’ampleur de son expansion, mais par l’indifférence de ses permutations » (p. 269/279).



Ce qui est important à comprendre ici, c’est que la conception de l’altérité du sujet amoureux va jusqu’à invalider le concept de couple fondé sur des divisions naturelles (masculin/ féminin) ou culturelles (dominant/dominé), au profit d’une dualité qui n’existerait qu’au profit du Même, dans une permutation permanente et indifférente entre l’un et l’autre. Ce groupe « l’un



l’autre » est l’objet d’une variation : l’un et l’autre, l’un à l’autre, l’un pour l’autre, dans une sorte d’anonymat extrême, où une forme d’utopie se dessine. Tout le paragraphe est donné comme un récit de rêve : dans le fragment précédent, il y a « le rêve dit », ici on a « insiste le rêve » : le nouveau couple « l’un l’autre » — « vocables d’une langue nouvelle et étrange » où les mots seraient interchangeables — est donc un exemple du discours utopique auquel l’altérité est accrochée. C’est alors peut-être qu’on peut citer, malgré nos critiques adressées à la philosophie, le nom d’un philosophe, Levinas, qui peut nous aider à mieux



comprendre le sens de cette utopie. Il y a, dans l’un de ses plus beaux livres, Totalité et infini, un chapitre important consacré à l’amour : « Au-delà du visage », qui indique bien que la relation d’altérité dans l’amour est un « audelà ». Il n’est pas possible de reprendre la problématique générale du livre, faute de place, et aussi parce que la pensée de Levinas s’écarte profondément du chemin tracé par Barthes sur deux points. D’une part, du fait d’une définition exclusivement féminine de l’être aimé qui ouvre à de très belles considérations sur la pudeur, la faiblesse, la virginité, la nudité, la volupté et qui, malgré cette beauté, a



l’inconvénient d’essentialiser cette féminité par un archétype problématique (« Le Féminin essentiellement violable et inviolable, l’Éternel féminin est la virginité ou un recommencement incessant de la virginité, l’intouchable dans le contact même de la volupté »120). Il est vrai que le thème de la virginité n’est pas sans lien avec celui de l’Image chez Barthes, qui est pris également dans cette question de la violabilité et de l’inviolabilité, du « Vouloir-Saisir » et du « Non-Vouloir-Saisir ». Le second point de séparation tient à ce que, chez Levinas, l’amour est inscrit dans un thème qui lui est cher, celui de la fécondité, de la paternité, de la filialité,



qui est la transcendance de l’amour mais où, du coup, l’objet même de l’amour s’abolit. Pourtant, Levinas est utile pour mieux apprécier Barthes lorsqu’on s’arrête à ce fragment d’analyse où il oppose l’amour et l’amitié : « L’amitié va vers autrui », et par opposition il ajoute : « L’amour est ce qui n’a pas la structure de l’étant, mais l’infiniment futur, et ce qui est à engendrer. »121 Or le « ce qui est à engendrer » peut être entendu comme le « tout » dont parlait Barthes, cet « Un » auquel aspire l’amoureux. Ce que nous retenons, c’est bien que « l’amour n’a pas la structure de l’étant », qu’il est hors de la facticité,



et l’on pourrait alors définir l’utopie du « l’un l’autre » comme ce qui n’a pas non plus la structure de l’étant, ou encore comprendre le temps utopique auquel Barthes rêve comme cet « infiniment futur ». Il y a ainsi deux régimes de l’autre dans les Fragments d’un discours amoureux. Le premier, qui chasse de l’autre tout ce qui lui fait ressembler à autrui, et le second, permis par le premier, où il y a décrochage utopique de l’autre à l’égard de la structure traditionnelle de l’alter ego. Le second régime est alors ce qui contamine tout le discours amoureux pour le faire accéder



entièrement et librement à la possibilité utopique. Cette possibilité, on la trouve assez tôt dans le livre avec la figure COMPRENDRE : « Je veux changer de système : ne plus démasquer, ne plus interpréter, mais faire de la conscience même une drogue, et par elle accéder à la vision sans reste du réel, au grand rêve clair, à l’amour prophétique. (Et si la conscience — une telle conscience — était notre avenir humain ? Si, par un tour supplémentaire de la spirale, un jour, éblouissant entre tous, toute idéologie réactive disparue, la conscience devenait enfin ceci : l’abolition du manifeste et du latent, de l’apparence et du caché ? S’il était demandé à l’analyse non pas de détruire la force (pas même de la corriger ou de la diriger), mais seulement de la décorer, en artiste ?



Imaginons que la science des lapsus découvre un jour son propre lapsus, et que ce lapsus soit : une forme nouvelle, inouïe, de la conscience ?) » (p. 73/90).



L’utopie est nettement énoncée et elle donne l’expérience de l’amoureux comme trame d’un universel à venir, le sujet qui est prophétisé n’est pas un sujet moderne (il est à l’écart de toute scission), il n’est pas le sujet freudien, il est parfaitement défini dans cet autre fragment : « En réalité, peu m’importent mes chances d’être réellement comblé (je veux bien qu’elles soient nulles). Seule brille, indestructible, la volonté de comblement. Par cette volonté, je dérive : je forme en moi



l’utopie d’un sujet soustrait au refoulement : je suis déjà ce sujet » (p. 66/86).



Chez Barthes, l’utopie est à la fois Image (image d’un sujet soustrait au refoulement) et Acte (je suis déjà ce sujet). Cette contagion du régime utopique apparaît à bien d’autres occasions : critique de la finalité et de l’ordre logique (p. 29-30/51), valorisation de la force et de l’énergie amoureuse (p. 30/52), affirmation de l’affirmation (p. 31/53), accès à l’autre du temps, le toujours-déjà (p. 38/60). Plus profondément encore, dans une figure comme DÉPENSE, Barthes ouvre au sans but, à la dispersion, au gaspillage, mais aussi à une



reformulation de la Beauté qui vient à la suite d’autres discours utopiques (Baudelaire, Rimbaud, Breton) : « … cette chose brillante et rare, qui s’appelle l’exubérance, et qui est égale à la Beauté […]. Cette exubérance peut être coupée de tristesses, de dépressions, de mouvements suicidaires, car le discours amoureux n’est pas une moyenne d’états ; mais un tel déséquilibre fait partie de cette économie noire qui me marque de son aberration, et pour ainsi dire de son luxe intolérable » (p. 101/116-117).



Mais c’est sans aucun doute dans la figure INCONNAISSABLE, à laquelle nous avons déjà fait allusion, que se nouent le mieux la question du substrat utopique du sujet amoureux et celle de l’autre.



Barthes part de ce constat empirique et paradoxal que le sujet amoureux est persuadé de connaître mieux que quiconque l’objet aimé, mais qu’il doit simultanément admettre l’opacité de celui-ci. L’élucidation du paradoxe tient à ce que le « Je ne sais pas qui tu es » signifie en fait « Je ne sais pas ce que tu penses de moi » (où, d’ailleurs, se vérifie notre constat que le sujet amoureux ne peut être un « tu » pour l’autre). Le véritable renversement du lieu commun se situe au deuxième fragment par l’affirmation de l’Inconnaissable : l’abolition de l’opposition de l’apparence et du caché de la figure COMPRENDRE devient ici



abolition de l’opposition de l’apparence et de l’être. Cette seconde abolition mène cependant plus loin, elle conduit du « Je veux comprendre » à l’Inconnaissable : « Ce que l’action amoureuse obtient de moi, c’est seulement cette sagesse : que l’autre n’est pas à connaître ; son opacité n’est nullement l’écran d’un secret, mais plutôt une sorte d’évidence, en laquelle s’abolit le jeu de l’apparence et de l’être. Il me vient alors cette exaltation d’aimer à fond quelqu’un d’inconnu, et qui le reste à jamais : mouvement mystique : j’accède à la connaissance de l’inconnaissance » (p. 162/174).



On comprend ceci : la perception de l’autre comme autrui n’est qu’un



avatar du regard du sujet occidental qui pose l’acte de connaissance comme premier et qui, par cet acte, constitue l’objet de connaissance dont l’opacité doit être, coûte que coûte, percée (pensée calculante qui détruit ce qu’elle objective). Il s’agit alors de renverser le train des choses : connaître ne signifie pas dévoiler, démasquer ce que l’on a constitué en objet ; connaître, c’est se laisser saisir par cette opacité et accepter de se laisser aller à « la connaissance de l’inconnaissance ». On retrouve bien sûr les mystiques mais aussi une autre façon de penser en philosophie, par exemple certains propos de Heidegger. Ce qu’écrit



Barthes fait écho à la définition de l’objet de pensée selon Heidegger, qui ne se manifeste que pour autant qu’il apparaît de lui-même et qu’il reste, en même temps, dans l’ombre122. Heidegger ajoute à propos de cet « objet » que son être est énigmatique parce qu’il est inépuisable, parce qu’il garde toujours en réserve plus qu’il ne montre123. Il y a, comme chez Barthes, une dialectique du retrait de la chose et de son attraction qui nous appelle : mouvement de la connaissance de l’autre comme inconnaisance. Cette dialectique définit l’homme comme un signe qui vise une chose qui se dérobe. Le recours à Heidegger est peut-être ici d’autant plus



pertinent qu’il apparaît dans ce texte, peu à peu, que penser et aimer sont chez lui dans une consonance singulière et cela au travers du commentaire d’un poème de Hölderlin (« Socrate et Alcibiade »124). C’est peut-être ici que se joue la logique du cœur propre à Pascal, Rilke, Heidegger et Barthes, en tant qu’elle est dépassement de toute pensée conçue comme calcul ou comme appropriation. Mais, pour Barthes, il ne s’agit de pensée, de connaissance, que dans une extase où il y a dépassement, utopie, et c’est pourquoi cet accès à la connaissance de l’inconnaissance est évoqué : « Il me vient alors cette



exaltation d’aimer à fond quelqu’un d’inconnu, et qui le reste à jamais. » Nous retrouvons le « quelqu’un », ce pronom qui revient ainsi pour dénommer l’autre, mais nous retrouvons également, et c’est l’essentiel, le NonVouloir-Saisir comme définition de cette extase de connaissance et d’inconnaissance : « qui le reste à jamais ».



VI Le Non-Vouloir-Saisir



DÉSIR La question de l’autre a été exposée, et nous avons, à cette occasion, découvert le nom de l’être aimé : « quelqu’un d’inconnu ». Faire de l’autre une non-personne, un « quelqu’un », c’est donc non pas renoncer à son désir, mais au contraire se situer, comme l’écrit René Char, dans l’amour du « désir demeuré désir », sans capture, se refusant à épuiser l’image qui est devant soi ; c’est accéder à cette « inconnaissance » qui porte en elle le mot « naissance » et, d’une certaine manière, s’inscrire dans cette thématique particulière de la virginité de l’autre, telle que la pose Levinas.



C’est dans la figure Nuit qu’on peut le mieux apprécier ce qu’il en est, du point de vue du désir, de la question d’une inconnaissance. Barthes distingue deux nuits, en reprenant une distinction mystique issue de Jean de la Croix. Il y a la mauvaise nuit, celle des ténèbres, où je suis aveuglé « par l’attachement aux choses » (le « Vouloir-Saisir »), et il y a la bonne nuit, celle de « l’obscurité » où il n’y a pas de faute, mais la suspension de « la lumière des causes et des fins ». C’est cette seconde nuit qui permet de comprendre alors le lien entre l’inconnaissance, le désir et le NonVouloir-Saisir :



« Seul, en position de méditation (c’est peutêtre un rôle que je me donne ?) je pense à l’autre calmement, tel qu’il est ; je suspends toute interprétation ; j’entre dans la nuit du non-sens ; le désir continue de vibrer (l’obscurité est translumineuse), mais je ne veux rien saisir ; c’est la Nuit du non-profit, de la dépense subtile, invisible : estoy a oscuras : je suis là, assis simplement et paisiblement dans l’intérieur noir de l’amour » (p. 203/213).



La violence du désir peut produire la mauvaise nuit (celle du désordre de mon vouloir), mais il y a un autre désir, qui ne veut pas saisir, qui simplement vibre, « continue de vibrer ». C’est, audelà même du régime utopique que l’on a précédemment analysé, l’accès possible au Neutre. Dans la position



méditative (« assis »), le sujet travaille sans rien faire : il « substitue seulement une nuit à l’autre. “Obscurcir cette obscurité, voilà la porte de toute merveille” » (p. 204/214). Travail poétique, charnel, nocturne et lumineux, d’inconnaissance, de dépossession. C’est dans cette possibilité, donnée par l’Image, d’atteindre une altérité sans autrui, que la parole amoureuse se rapproche fragmentairement du poème (comme nous l’avions pressenti). Le poème, cet état poétique de la parole, apparaît, par exemple, dans la figure OBJETS, et de manière paradoxale puisque c’est au moment où le monde



amoureux est décrit comme un monde « pauvre, abstrait, épongé, désinvesti » : « Du monde extérieur, la seule chose que je peux associer à mon état, c’est la couleur du jour, comme si “le temps qu’il fait” était une dimension de l’Imaginaire (l’Image n’est ni colorée ni profonde ; mais elle est pourvue de toutes les nuances de la lumière et de la chaleur, communiquant avec le corps amoureux, qui se sent bien ou mal, globalement, unitivement). Dans le haïku japonais, le code veut qu’il y ait toujours un mot qui renvoie au moment du jour et de l’année ; c’est le kigo, le mot-saison. Du haïku, la notation amoureuse garde le kigo, cette mince allusion à la pluie, au soir, à la lumière, à tout ce qui baigne, diffuse » (p. 206/216).



Ainsi l’Image — dont on voit maintenant qu’elle est sans vrai contenu (« ni colorée ni profonde »), qu’elle est un Neutre, proche du poème, sorte de kigo, à l’inverse du fétiche — n’est pensable totalement que dans la structure du Non-Vouloir- Saisir. Celui-ci ne se limite nullement à la dernière figure du livre mais le parcourt intégralement bien que discontinûment. On l’a repéré à plusieurs reprises, par exemple dans l’aspiration au simple Dasein dans l’être-là en qui s’absentent les signes (« Je n’ai qu’à être là », p. 77/93), dans l’opposition entre l’étreinte sans vouloir saisir et la logique du désir où « le Vouloir-Saisir revient » (p. 122/137),



dans cette autre aspiration, celle d’accéder « à la connaissance de l’inconnaissance » (p. 162/174), et surtout dans la figure de la NUIT où réapparaît cette suspension que l’on a déjà citée : « Le désir continue de vibrer (l’obscurité est translumineuse), mais je ne veux rien saisir ; c’est la Nuit du non-profit, de la dépense subtile, invisible : estoy a oscuras : je suis là, assis simplement et paisiblement dans l’intérieur noir de l’amour » (p. 203/213).



Position assise qui, avons-nous dit, est celle du « ne rien faire », celle du Non-Vouloir-Saisir : « Assis paisiblement sans rien faire, le



printemps vient et l’herbe croît d’ellemême » (p. 277/287). Le Non-Vouloir-Saisir n’est nullement un aménagement final du sentiment amoureux, une manière de s’adapter à son échec : il s’agit d’un véritable travail, complexe, profond, intermittent, central et originaire. Un travail puisque l’amoureux est spontanément incapable d’accéder à la dialectique du « saisir » et du « donner », puisqu’il est précisément la proie maudite du « Vouloir-Saisir ». Chez Barthes donc, l’amour est de part en part traversé par un projet de connaissance, par une expérience de bouleversement ; il y a, au sein même du



discours aliéné, frivole, délirant, concupiscent de l’amoureux, un souci souterrain du Bien, un Bien pourtant sans rapport avec sa face caricaturale et factice (trop univoque) : « la bonté ». Cette dimension souterraine est présente de manière forte dans les notions que nous avons relevées comme celle d’» Inconnaissable » ou de « Nuit », au point de prendre momentanément l’aspect d’une Gnose, et donc de rejoindre fragmentairement une large part du discours amoureux de la Tradition qui est, on le sait notamment par les travaux de Denis de Rougemont, fortement imprégné de cet ésotérisme métaphysique. On dira ici que la Gnose



se révèle par un souci de connaissance qui pose une équation entre cette connaissance et son éclatement, perte du sujet de la connaissance dans le processus même du connaître. Mais, chez Barthes, au lieu que cet éclatement du sujet et du connaître soit le lieu de bascule vers le néant, la mort, ou le Mal, il s’oriente vers le Neutre. Le Neutre est le « tout » de la pensée de Barthes, s’il est vrai, comme l’explique Heidegger, que « chaque penseur pense seulement une unique pensée »125. Ici le Neutre est bien le nom du Non-Vouloir-Saisir. On dira alors que le Neutre, le Non-Vouloir-Saisir est aussi ce qui nous



permet maintenant de mieux évaluer la position de Barthes par rapport à la question centrale de l’Imaginaire. Les Fragments d’un discours amoureux, à cause précisément du recours au Neutre, ne peuvent être lus comme une sorte de simple retour à l’Imaginaire de la part de Barthes, comme une abjuration de la Modernité, comme une régression. Lire les Fragments sous cet angle, c’est précisément avaliser la réception (et le contresens) de ce livre par la theoria qui a décidé de sa non-réception. Tout au long des Fragments, Barthes confère une transcendance de l’Image qui place, de ce fait, l’Imaginaire en position seconde par rapport à celle-ci. Mais



surtout, tout au long du livre, et plus précisément dans les figures où se noue et se constitue le motif du Non-VouloirSaisir, il s’agit bien, tant dans l’Abîme que dans la Nuit, d’accéder à une sorte de suspension de l’Imaginaire, d’atteindre un non-lieu, un inconnu, une inconnaissance, un être-là silencieux, une absence où l’Imaginaire, pour reprendre l’expression utilisée par Barthes dans la première figure du livre (S’ABÎMER), accomplit « une chute »126. Dans la dernière figure, il s’agit de la même chose : « Pour que la pensée du NVS puisse rompre avec le système de l’Imaginaire, il faut que je parvienne (par la détermination de quelle fatigue



obscure ?) à me laisser tomber quelque part hors du langage… » (p. 277/286). Et ce que nous avions dit du nœud qui relie la première et la dernière figure du livre se confirme cette fois-ci dans l’image de la « chute », présente, littéralement, dans l’une et l’autre, comme la chorégraphie où la sphère de l’Imaginaire est dépassée. Le Neutre est donc suspension (chute) de l’Imaginaire, mais il est suspension de l’Imaginaire à partir de l’Image (unique), cette Image que l’on a définie à la fin de la troisième partie de ce séminaire : comme manque dans le langage.



Le Neutre est suspension de l’Imaginaire mais non sa liquidation, moins encore sa suppression ou sa déchéance. D’une part parce que le Neutre ne supprime pas ce qu’il suspend, mais surtout parce que le Neutre, s’il est le « tout » de la pensée de Barthes, est sans vertu ni ambitions totalisatrices. Le Neutre est bien entendu inhérent au discours amoureux barthésien (il ne lui est en tout cas jamais extérieur), mais il ne peut y être présent et actif que fragmentairement, aux interstices mêmes de cette parole ; il est comme un versant du discours amoureux, comme un scintillement mobile qui en parcourt le labyrinthe,



dans la pure immanence de son ressassement ou de sa profération : jamais dans une transcendance extérieure qui conférerait au discours amoureux une signification qui lui serait étrangère. Dans cette dernière hypothèse, le Neutre ne serait qu’une catégorie philosophique comme une autre, chargée de transformer la parole humaine en une dissertation pour professeurs. Le Neutre, ainsi, déjoue toutes les reprises, les conclusions, les réflexivités : erratique comme le fragment, il n’est en rien le matériau d’un nouveau dogmatisme. NVS



Le Non-Vouloir-Saisir (NVS) apparaît dans la dernière figure du discours amoureux. La dernière, mais en fait présente tout au long du discours, le traversant, par intermittence ; la dernière, tout de même, au sens où elle permet au livre de glisser, en ses dernières pages, vers une forme de silence, d’effacement, de suspension : rien n’interdit pourtant de penser que l’amoureux barthésien ne retrouve immédiatement, après avoir goûté au Non-Vouloir-Saisir, des formes délirantes, désirables et belles de Vouloir-Saisir, d’angoisses, de folie et de pertes ou encore la pulsion du Satyre, celui dont l’emblème est : « Je veux que



mon désir soit immédiatement satisfait » (p. 185/195). C’est bien parce qu’il s’agit de Neutre que le « Non » du Non-VouloirSaisir n’est pas à entendre négativement comme le serait le renoncementcastration tel qu’il sert d’épilogue à de nombreux récits amoureux, à commencer par celui du couple mystique Héloïse et Abélard, et dont les traductions, moins cruelles, moins littérales, sont des allégories de la castration, comme La Princesse de Clèves ou La Porte étroite : renoncement au désir comme comble du désir, comme comblement. Rien de tel ici, car le Neutre n’est nullement un sacrifice : « Pas



d’oblation. Je ne veux pas substituer à l’emportement chaleureux de la passion “la vie appauvrie, le vouloir-mourir, la grande lassitude” » (p. 275/285). L’oblation, c’est le don sacrificiel mis au point par le christianisme ; mieux encore, c’est la mise en abyme du sacrifice lui-même, puisque à l’intérieur de la répétition symbolique du sacrifice du Christ il y a l’oblation des offrandes terrestres — pain et vin — transformées en corps et sang de Jésus. Or, s’il y a bien une part mystique dans le Non-Vouloir- Saisir, ce n’est nullement un mysticisme religieux : « Le NVS n’est pas du côté de la bonté, le NVS est vif, sec : d’une part, je ne m’oppose



pas au monde sensoriel, je laisse circuler en moi le désir ; d’autre part je l’accote contre “ma vérité” : ma vérité est d’aimer absolument : faute de quoi, je me retire, je me disperse, comme une troupe qui renonce à “investir” » (p. 275/285-286).



Et Barthes alors illustre son propos d’une citation du Tao : « Il ne s’exhibe pas et rayonnera. Il ne s’affirme pas et s’imposera. Son œuvre accomplie, il ne s’y attache pas et puisqu’il ne s’y attache pas, son œuvre restera » (p. 276/286). Si le Non-Vouloir-Saisir déplace la perspective même du discours amoureux tel que le Monde l’entend et le considère (avec condescendance), ce n’est donc nullement pour conduire au renoncement, ni même au renversement de ce discours.



Il en est même une composante originaire (le Neutre de la première figure S’ABÎMER »). Barthes écrit, à propos du NonVouloir-Saisir, qu’il « l’accote » contre sa vérité, et cette vérité est, ajoute-t-il, « d’aimer absolument ». « Accoter » : verbe pas si fréquent, qui dit le soutien et non la confusion, qui dit l’étaiement et l’abord et non l’intrusion, et qui, dans son étymologie confuse127, donne au « coude » le rôle central d’un soutien où s’articule la solidité de l’os et la tendreté de la chair. Pas plus qu’il n’est renoncement chrétien, le Non-Vouloir-Saisir ne peut s’apparenter au choix de Socrate



d’opposer maîtrise et désir. Il y a, dans Le Banquet, un très long portrait de Socrate, tracé par le bel Alcibiade, connu pour la comparaison qui y est faite entre le Maître et le silène. Mais plus intéressant encore est de lire ce portrait du point de vue du Non-VouloirSaisir. Alcibiade raconte toutes les manigances qu’il a conçues pour déclencher chez Socrate le VouloirSaisir : il s’arrange pour être seul avec lui, il l’invite à partager ses exercices gymnastiques, il lutte même avec lui, il l’invite à dîner, il le réinvite, s’arrange pour que le dîner dure suffisamment afin que Socrate reste dormir chez lui ; rien n’y fait. Socrate, à l’occasion de toutes



ces tentations qui lui sont adressées afin qu’il saisisse le corps d’Alcibiade, n’en fait rien, et ce dernier alors définit le Non-Vouloir-Saisir de son maître comme un exemple de « hautaine continence »128. Puis, Alcibiade raconte le dialogue que, pour finir, le philosophe noue avec son disciple. Alcibiade déclare son désir pour Socrate : « Tu es le seul amant digne de moi », lui dit-il, et il ajoute : « Je rougirais beaucoup plus devant les sages de ne pas céder aux désirs d’un homme comme toi, que je ne rougirais devant la foule des sots de te céder. » La réponse ironique de Socrate déçoit l’attente d’Alcibiade, mais alors qu’ils vont dormir, Alcibiade



se couche auprès de Socrate et passe ses deux bras autour du corps de son maître : « Malgré ces avances, loin de se laisser vaincre par ma beauté, il n’eut pour elle que dédain, dérision, insulte… » C’est ainsi que Socrate apparaît en Maître : il est celui qui, face à Alcibiade, n’a jamais été ivre. Mais surtout, Socrate apparaît comme Maître en tant qu’il maîtrise entièrement la communication entre lui et le disciple. Le sujet amoureux, lui, aime. Sa maîtrise ne saurait être du côté de celle que Socrate manifeste. Barthes en propose une définition qui va à l’encontre de celle du philosophe, et c’est pourquoi



son Non-Vouloir-Saisir s’oppose à lui non seulement comme sujet amoureux mais aussi comme Maître : « (Celui qui accepterait les “injustices” de la communication, celui qui continuerait de parler légèrement, tendrement, sans qu’on lui réponde, celui-là acquerrait une grande maîtrise : celle de la Mère) » (p. 189/199).



C’est la maîtrise de la nonmaîtrise, celle qui oppose à l’arrogance de la vérité le dépassement de la contradiction, celle de celui qui « resterait impassible devant l’ironie socratique »129. On notera au passage que le « NonVouloir-Saisir » est si peu socratique qu’il joue des apparences pour



introduire la possibilité d’une petite perversité, d’un ultime jeu, d’un dernier marivaudage (c’est-à-dire d’un risque du désir), puisque au fond le NonVouloir-Saisir pourrait être une ruse du « Vouloir-Saisir », une façon de s’éloigner pour mieux saisir l’objet aimé, une feinte. Le Non-Vouloir-Saisir pourrait être également une feinte à l’égard de soi-même, un jeu de la mauvaise foi (au sens de Sartre), par où l’amoureux se paie à peu de frais une nouvelle vertu. Toutes ces éventualités sont lâchées frivolement par Barthes comme pour désamorcer ce qui, dans le Neutre, est irréductiblement risque d’une dérive



vers le morbide, vers l’immobilité. Barthes les énonce, en nous demandant de ne pas y croire, mais en les maintenant comme des possibilités, présentes comme des songes inavoués. Le vers de Rilke qu’il propose pour les illustrer, et qui lui vient des mélodies de Webern, rend plus confus encore l’horizon découvert par la ruse, en plaçant le « Non-Vouloir-Saisir » sur fond d’infini du désir, du Saisir qui ne peut s’abolir et qui, même dans la suspension, est actif : « Weil ich niemals dich anhielt, halt ich dich fest. »130



Qu’est-ce que le Non-VouloirSaisir ? La réponse est définitivement brouillée, comme on le voit, puisqu’il déborde largement la simple question du « Vouloir » en redéployant cette question sur un fond de transcendances multiples : l’Image, la Nuit, l’Inconnaissance, le Neutre, l’Abîme… qui confère au sujet une entière responsabilité dans sa décision (« Je me jette sur mon lit, je rumine et je décide : dorénavant, de l’autre, ne plus rien vouloir saisir », p. 275/285). On dira que le Non-Vouloir-Saisir, qui apparaît, dans cette dernière figure du livre, sous la forme d’un sigle, le « NVS » (sauf au dernier fragment), est



d’abord une formule alphabétique ; la littérarisation d’une structure de désir, d’une structure du sujet amoureux. Le choix de la formule alphabétique s’opère chez Barthes au détriment du « mot » et plus encore du concept. Or, pour Barthes, avec le mot commence le Mal, le classement, l’illusion. La lettre est ce qui, antérieure au mot, neutralise la Terreur du sens. On dira ensuite que le NVS, c’est l’anti-S/Z : S/Z a été chez Barthes, dans le livre éponyme, la formule du mauvais Neutre, le Neutre du castrat, le Neutre de la castration, Neutre raté puisqu’il fait revenir la castration par la « femme », par l’horreur panique devant



le corps châtré, par la mort : mais ce Neutre ne pouvait qu’échouer à se dire puisque, entre autres défauts, il prenait place à l’intérieur d’une forme, le récit balzacien, soumis à toutes les contraintes de la facticité narrative et notamment à celles de la « fin ». Or le Neutre, le bon Neutre, est sans fin. Cette dimension littérale conférée au Non-Vouloir-Saisir doit nous inviter à ne pas répondre à la demande de définition, à la question du « Qu’est-ce que ? ». Il faut renoncer, comme nous y invite Barthes, à « saisir le Non-VouloirSaisir ». Ce que tente alors Barthes, c’est d’approcher le Non-Vouloir-Saisir par des formules qui anéantissent le



réflexe du classement : « ne rien saisir, ne repousser rien », telle est l’une des formules du NVS. Ou encore : « recevoir, ne pas conserver ». Ce que déjoue le NVS, c’est une certaine conception de l’action, de l’activité, dont le modèle aristotélicien est en quelque sorte l’ennemi absolu. Il y a alors une forme d’imprécision précise (« l’imprécis au précis se joint ») chez Barthes, par exemple : « Il faut que je parvienne (par la détermination de quelle fatigue obscure ?) à me laisser tomber quelque part hors du langage » (p. 277/286).



Imprécision croissante, depuis la succession des verbes marquant l’éventualité jusqu’au « quelque part », en passant par la parenthèse interrogative, et dont la forme la plus dense est dans l’in-acte du « me laisser tomber » : chute amortie d’un nonvouloir, chute interminable et inconséquente. Chute entre Rousseau et Chaplin, c’est-à-dire tout à l’inverse du philosophe se cassant la gueule ; Lacan à François Wahl : « Écoutez, l’important, c’est que je ne me casse pas la gueule »131 ; Althusser : « Avec les philosophes, on est sûr de son affaire : à un moment ou un autre, ils se cassent la figure. »132



Barthes, lui, se « laisse tomber », et cette chute est sans cause ou plutôt elle est sans détermination précise (« quelle fatigue obscure ? ») ; surtout, cette chute est « sans sujet » mais non impersonnelle (« il faut que je parvienne à me laisser tomber ») : acrobatie lente, non calculable. Mais cette imprécision est doublée d’une précision capitale : la chute a lieu quelque part et ce quelque part reçoit une forme précise de localisation : « hors du langage ». C’est une localisation non locale, bien entendu, mais on a compris que l’essentiel était ici, une dernière fois, de situer la partie cruciale — la chute dans le Neutre — en opposition avec le



langage qui est situé en opposition avec le Neutre. Et l’on a vu en effet, tout au long de ce séminaire, en quoi et pourquoi le langage faisait l’objet de cette diffamation en apparence nouvelle chez un penseur à qui on a imputé d’être un penseur du langage. Au langage, Barthes n’oppose évidemment pas un discours, une pensée verbalisée et construite, mais une simple position (d’une certaine façon, le choix d’une position est l’essence de la philosophie) : s’asseoir. Cette position assise renvoie à l’Orient, à la position sage, à la position de la sagesse, qui met en évidence en quoi elle est tout à l’inverse de la position du renoncement



(chrétien) : la position agenouillée ou celle de la crucifixion (il n’y a pas de Partage de Midi comme chez Claudel). Cette position transforme alors la chute en une position suspendue : le selaisser-tomber est un art de trouver le sol. Il n’y a de délivrance à l’égard du « Saisir » que dans la mesure où ce qui est suspendu dans le Saisir est tout ce qui contrevient au désir, ce qui empêche le désir de demeurer désir. C’est pourquoi Barthes exprime le souhait suivant : « Que le Non-Vouloir-Saisir reste donc irrigué de désir par ce mouvement risqué : je t’aime est dans ma tête, mais je l’emprisonne derrière



mes lèvres. » Ce n’est ici qu’une image possible du Non-Vouloir-Saisir, et non la seule, puisque lui succède une image presque inverse, celle, mystique, du vin qu’on ne boit pas. Cette image est d’autant moins la seule que, comme nous le disions, le fragment du tableau de Verrocchio posté en ouverture du livre, composant sa couverture, est peut-être celle qui est la plus juste, étant réellement, et non fictivement, hors langage, étant effectivement une image, celle des mains prises dans l’ouverture et le frôlement, dans le croisement et le détachement, dans la caresse et la préhension, mains qui font penser que le Non-Vouloir-Saisir est, aux yeux de



Barthes, la plus haute extase du sujet amoureux. Éternellement suspendu, le geste qui noue les deux corps et les transporte est un pur présent, le pur présent de l’Image : don et instant dans un même mot. 1. Cette carte, sous sa véritable appellation de « carte de Tendre », apparaîtdans le premier volume de Clélie, roman de Mlle de Scudéry qui encompte dix ; c’est la représentation allégorique du cheminement psychiquedu sujet amoureux, dont l’espace est ainsi cartographié : rivière de l’Inclination(auquel s’oppose le lac d’Indifférence), des villages comme Billetsgalants, Billets doux, et dont les chemins divergents ont pour étapesComplaisance, Soumission, Petits Soins, Assiduité, Empressement, GrandsServices, Obéissance, ou Négligence, Oubli, Dédain… 2. Ce séminaire (1974-1976) sera publié aux Éditions du Seuil prochainement.Notons tout de même



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que le séminaire est caractérisé parune plus grande insistance sur les questions de méthode et qu’il n’y a pasd’« amoureux » qui en soit le locuteur déclaré. Car il y avait déjà eu des succès de librairie comme Les Mots et leschoses, ou L’Anti-Œdipe, ou encore les Écrits de Lacan, mais limités auxbords extrêmes d’un public cultivé. Tel est je crois ce qui définit ces livres « orphelins » issus d’écrivainsqui auparavant ont pu appartenir à une école ou à un mouvement. Rousseau,appartenant pleinement aux Lumières, rompt avec le pacte non passur un plan idéologique (c’est secondaire), mais parce qu’il se met àdire « je » (jusqu’à lui, pas de « je » dans la littérature des Lumières), et à dire « je » comme personne ne l’avait fait jusque-là. Il rompt lui aussi avecle pacte de la theoria. De fait, le « structuralisme » et ses dérivés, émanations directes, indirecteset même contradictoires, ont donné du « travail » à au moins deuxgénérations d’intellectuels, celle des fondateurs et celle des disciples. Umberto Eco, dans Le Pendule de Foucault, a mis en scène l’ésotérismeprofond de la modernité, voire sa dimension gnostique. Si Deleuze écrit un pamphlet contre les « Nouveaux Philosophes »(B.-H.L., Glucksmann,



etc.), il ne cite pas une seule fois Foucault. Ce derniercritique l’intellectuel qui s’est laissé « pénétrer de toute une idéologienaïve et archaïque qui fait du délinquant à la fois l’innocente victime et lepur révolté, l’agneau du grand sacrifice social et le jeune loup des révolutionsfutures » (Dits et écrits, t. II : 19761988, édition établie sous la directionde Daniel Defert et François Ewald, avec la collaboration de JacquesLagrange, Gallimard, coll. « Quarto », 2001, p. 111). Sur le changement d’orientation social, voir son cours au Collège de France sur le libéralisme,Naissance de la biopolitique, Hautes Études/Gallimard/Seuil, 2004. 8. Titre du premier chapitre de la première partie de La Volonté desavoir, t. 1 d’Histoire de la sexualité, Gallimard, 1976. 9. « Le pouvoir, ça n’existe pas […] l’idée qu’il y a, à un endroit donné,ou émanant d’un point donné, quelque chose qui est un pouvoir meparaît reposer sur une analyse truquée », Dits et écrits, t. II, op. cit., p. 302. 10. Jean-Claude Milner, Les Noms indistincts, Seuil, coll. « Connexionsdu Champ freudien », 1983, p. 26. Voir à ce propos notre texte « Lacan et Gide, ou l’autre école », in Éric Marty (sous la dir. de), Lacan et la littérature,Manucius, coll. « Le Marteau sans maître », 2005.



11. Le Séminaire, t. XX1#160.: Encore (1972-1973), Seuil, coll. « Champ freudien», 1975, p. 65. 12. Entendons « nul » au sens qui apparaît chez Rimbaud dans« Les douaniers » ou dans « L’éternité ». 13. En ce qui concerne les références entre parenthèses, se reporter àl’» Avertissement au lecteur » se trouvant p. 192. — Au sujet du « cœurgros », voir Verlaine : « Il pleure sans raison/Dans ce cœur qui s’écœure »(Romances sans paroles). 14. Barthes lui-même, cette année où paraissent les Fragments, produiten effet un énoncé éminemment moderne : « La langue est tout simplement:fasciste » (in Leçon, in OC, t. V, p. 432). Ce qui caractérise ces énoncéstypiques de la modernité, c’est qu’il ne s’agit évidemment pasd’énoncés « réalistes » visant à représenter la réalité, exactement comme estnon réaliste un tableau cubiste ou abstrait. Le scandale que peuvent susciterde tels énoncés et ces tableaux est le même, car ils sont des insultes à laréalité. « La langue est fasciste », par exemple, ne renvoie à rien de représentableet ne milite en aucune manière pour une idéologie de la liberté.Les énoncés sur le fascisme de la langue, comme la non-existence de lafemme, comme le non-rapport sexuel, etc., disent tous la même



chose :l’impossibilité de la représentation, l’impossibilité de trouver dans lesreprésentations, dans ce qu’on pourrait appeler les images, un espace habitable: ni la femme, ni l’homme, ni la langue, ni l’histoire, ni le rapportsexuel ne doivent accéder au statut de représentation, il faut produire desénoncés irreprésentables pour rendre les objets irreprésentables, les sauverde la représentation : rien, ni l’homme, ni la femme, ni la langue, ni le rapportsexuel, etc., ne doit être posé positivement sous la forme d’un représentable. Ainsi faut-il moins examiner le sens assertif de ces énoncés(la femme n’existe pas) que d’enregistrer, de la part des Modernes, lavolonté de produire un discours qui rompe avec le régime de la représentationdans la théorie pour accéder à un autre type de discours et d’écriturequi, comme dans l’art moderne, brise toutes les synthèses passives constitutivesdu regard aliéné. 15. Il est important ici que le qualificatif ne s’applique pas à Bartheslui-même mais à son personnage ou « héros ». Sur cette question de l’antimoderne,voir le livre d’Antoine Compagnon, Les Antimodernes, de Josephde Maistre à Roland Barthes, Gallimard, 2005. 16. La Condition postmoderne, Minuit, 1979.



17. OC, t. V, p. 512-519. 18. Husserl, dans La Crise des sciences européennes, définit la spiritualitéeuropéenne comme « époque de l’humanité qui désormais ne veut et ne peut vivre que dans la libre formation de son existence, de sa vie historique,par les idées de la raison, par des tâches infinies […] Ce sont des hommesqui, non pas isolément, mais les uns avec les autres et les uns pour lesautres, donc dans un travail communautaire interpersonnel, désirent et produisentla theoria et rien que la theoria, dont le développement et leconstant perfectionnement, lorsque s’élargit le cercle des co-travailleurs, etque se succèdent les générations de chercheurs, finissent par être reçus dansla volonté avec le sens d’une tâche infinie et totalement commune »(La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad.Gérard Granel, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », p. 352360).En ce sens, la Modernité européenne de la seconde moitié du XXe siècle estla dernière vérification de cette spiritualité théorétique. 19. Nous caractérisons là l’idéologie d’une époque et non, bienentendu, le détail ou les contenus de ses travaux, de ses apports, de sesœuvres, qui peuvent être contradictoires entre eux.



20. En réalité, si le langage comme structure et comme espace structuranta pris la place de la conscience humaine comme espace d’investigation,la conscience demeure malgré tout à l’horizon de cette exploration :« La bourgeoisie ne cesse d’absorber dans son idéologie toute unehumanité qui n’a point son statut profond, et qui ne peut le vivre que dansl’imaginaire, c’est-à-dire dans une fixation et un appauvrissement de laconscience » (« Le Mythe, aujourd’hui », à la suite des Mythologies, in OC,t. I, p. 852). 21. « Celle qui voit clair », Mythologies, in OC, t. I, p. 768-770. 22. Voir la citation se rapportant à la note 34, p. 223. 23. Voir « Le Mythe, aujourd’hui », à la suite des Mythologies, in OC,t. I, p. 868. 24. Le poète, selon Barthes, utilise les mythes, ceux de l’amour, ducouple par exemple, ou bien lorsqu’il célèbre la matière, le mythe de lasubstance, mais cette soumission apparente à des stéréotypes, propre à lapoésie, est aussi une possibilité d’y échapper. Barthes écrit : « Le mythepeut toujours en dernière instance signifier la résistance qu’on lui oppose »(OC, t. I, p. 847). 25. Ibid., p. 847.



26. « Préface » aux Essais critiques, in OC, t. II, p. 278-279. 27. Tout imaginaire est aliéné et seules la transformation des rapportsde production, l’abolition du salariat, etc., délivreront des aliénations. 28. « Le séminaire sur La Lettre volée », in Écrits, Seuil, 1966, p. 11. 29. « Fonction et champ de la parole et du langage », in Écrits, op. cit.,p. 276. 30. Cela atteste l’étrange jeu citationnel auquel nous avons fait allusionp. 197. 31. Cette dimension aristocratique se perçoit dans ce propos deBarthes ; il demande à la psychanalyse « non pas de détruire la force[du sentiment amoureux] (pas même de la corriger ou de la diriger), maisseulement de la décorer, en artiste » (p. 73/90). 32. Voir à ce propos la note de Jacques-Alain Miller sur l’imaginairechez Merleau-Ponty, in Un début dans la vie, Le Promeneur, 2002,p. 68-69. 33. Dans Kierkegaard vivant, Gallimard, coll. « Idées », 1966. 34. Sartre, Questions de méthode, Gallimard, coll. « Tel », 1986, p. 20-21. 35. Jean-Claude Milner, Le Pas philosophique de Roland Barthes,Verdier, 2003.



36. « Pour talentueux que soient les textes, j’oserai un autre mot :divertissement » (ibid., p. 67). 37. « Si l’on veut être fidèle à la vérité du divertissement, il ne faut pasle connaître, ni le donner pour vrai ni pour faux, de peur d’en faire disparaîtrel’essentiel qui est l’ambiguïté, ce mélange indissociable de vrai etde faux qui colore pourtant merveilleusement notre vie de nuanceschatoyantes » (L’Entretien infini, Gallimard, 1969, p. 139). 38. Mais aussi avec sa conférence « Longtemps, je me suis couché debonne heure » (1978), in OC, t. V, p. 459-470. 39. Dits et écrits, t. II : 1976-1988, Gallimard, coll. « Quarto », 2001,p. 805 (entretien du 24 octobre 1979). 40. Ce point de vue de Foucault est celui que défendait déjà Barthesdans Critique et vérité (1966), après que la Sorbonne l’eut critiqué pourson Sur Racine. 41. Écrits, op. cit., p. 867. « Prêter ma voix à supporter ces mots intolérables“Moi, la vérité, je parle…” passe l’allégorie. Cela veut dire tout simplementtout ce qu’il y a à dire de la vérité, de la seule, à savoir qu’il n’y apas de métalangage (affirmation faite pour situer tout le logicopositivisme),que nul langage ne saurait dire le vrai sur le vrai, puisque la véritése fonde de ce



qu’elle parle, et qu’elle n’a pas d’autre moyen pour ce faire. »Sur la question du métalangage dans la pensée lacanienne, voir le textede François Wahl : « Chute », paru à l’automne 1975 dans Tel Quel nº 63, etque Barthes cite à propos d’autre chose dans les Fragments. 42. « Qu’est-ce qu’une praxis ? […] C’est le terme le plus large pourdésigner une action concertée par l’homme, quelle qu’elle soit, qui lemet en mesure de traiter le réel par le symbolique » (Séminaire, t. XI : LesQuatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1964, Seuil, 1973, p. 11). 43. Voir le grand texte de Heidegger « L’époque des “conceptions dumonde” » paru dans Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, [1962],coll. « Idées », 1980. Ce livre, dont la traduction française paraît en 1962,eut un énorme impact sur l’intelligentsia parisienne. De manière générale,on peut renvoyer le recours que fait Heidegger à la poésie comme unecritique du métalangage philosophique. 44. Notons-le tout de même, cet axiome sera contredit dans la theoriaelle-même par son inventeur, Lacan en personne, qui écrit dans son SéminaireIII (Les Psychoses, 1955-1956, Seuil, 1981) : « Tout langage implique unmétalangage, il est déjà métalangage de son registre propre. C’est parce quetout langage est virtuellement à



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traduire qu’il implique métaphrase et métalangue,le langage parlant du langage […] Le système se reproduit à l’intérieurde lui-même avec une extraordinaire et effrayante fécondité » (p. 258). Écrits, op. cit., p. 410. Le cours, de manière explicite, se donne sous l’énoncé selon lequelil n’y a pas de métalangage. Pourtant, il ne faut pas prendre ces déclarationsà la lettre. Le cours, parce qu’il s’adresse à des étudiants, parce qu’il aune certaine visée formatrice, fait des concessions à la theoria. OC, t. II, p. 1191. Ibid., p. 1192. Voir aussi « L’activité structuraliste », Essais critiques,in OC, t. II, p. 472 : l’homme structural « sait qu’il suffira que surgisse de l’histoire un nouveau langage qui le parle à son tour, pour que sa tâche soitterminée ». Il apparaît alors que tout système contient sa propre réfutation. Dans les années 70, Barthes rejoint apparemment le camp de lacritique du métalangage : « C’est le moment où on s’aperçoit que le langagene présente aucune garantie. Il n’y a aucune instance, aucun garant du langage: c’est la crise de la modernité qui s’ouvre » (OC, t. IV, 998), semblant donc contredire des points de vue antérieurs où il donne un sens positif



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aumétalangage dans l’écriture et où le métalangage apparaît comme l’être de lalittérature, comme son chant: « Ce méta-langage développe autour de la lettredu discours un sens complémentaire, éthique ou plaintif, ou sentimental, oumagistral, etc. ; bref, c’est un chant : on reconnaît en lui l’être même de laLittérature » (« “Zazie” et la littérature », Essais critiques, in OC, t. II, p. 385). Nous avons cité plus haut (p. 213-214) ce passage de la « Préface »aux Essais critiques (in OC, t. II, p. 278-279). « Écrire, c’est, d’une certaine façon, se faire “silencieux comme unmort”, devenir l’homme à qui est refusée la dernière réplique » (« Préface »aux Essais critiques, in OC, t. II, p. 273). « F.B. », in OC, t. II, p. 606-607. Sur la question du singulier etde l’universel, je me permets de renvoyer à mon Bref séjour à Jérusalem,Gallimard, coll. « L’Infini », 2003. S/Z, in OC, t. III, p. 267. Notons qu’on retrouve dans S/Z bonnombre de figures des Fragments : par exemple le fading des voix (XII, XX),le potin (LXXIX), etc. On peut voir dans le texte que Barthes consacre à Dominique deFromentin des analyses plus proches des Fragments d’un discours



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amoureux.Voir Nouveaux essais critiques, in OC, t. IV, p. 95-106. OC, t. IV, p. 689-690. OC, t. IV, p. 690. Ibid. Barthes précise plus loin : « Le discursus amoureux n’est pas dialectique» (p. 10/32). Mais on peut dire que, déjà dans le Roland Barthes parR.B., le terme de « dialectique » était convoqué indûment par Barthes. Je suis dans un musée ; si je veux avoir accès au tableau, je doissuspendre successivement dans ma perception l’espace architectural du musée, les personnes qui vont et viennent, la couleur et la matière du mursur lequel le tableau est accroché, le sujet même du tableau, pour que progressivementsa picturalité m’apparaisse dans son mode d’apparaître propreet qu’au travers de ce déploiement (formes, perspectives, lignes) j’accèdepar exemple au « jaune » de Van Gogh, au « bleu » de Matisse, etc. Non seulementje découvre alors l’objet dans son être, mais également les modificationsde ma propre conscience qui se modifie, et qui, de la positioninitiale qui était la mienne (banal visiteur de musée), me mène à uneforme d’ex-tase, de sortie hors de ma position quelconque. Tel pourraitêtre, très grossièrement décrit, le travail



de la perception dans l’épochèsauvage. 60. On voit bien sûr dès à présent qu’il y a chez Barthes une indécidabilitésur ce qui est de l’ordre de la praxis et du « théorique ». 61. La Préparation du roman, I et II, texte établi, annoté et présenté parNathalie Léger, Seuil/IMEC, coll. « Traces écrites », 2003. 62. OC, t. I, p. 190. 63. Ibid. Voir aussi cette définition : « Le passé simple est précisémentce signe opératoire par lequel le narrateur ramène l’éclatement de la réalitéà un verbe mince et pur, sans densité, sans volume, sans déploiement, dontla seule fonction est d’unir le plus rapidement possible une cause et unefin » (ibid.). 64. Fragments d’un discours amoureux, p. 11 /32. 65. Le phonème est la plus petite unité distinctive de la langue etcorrespond grosso modo au son ; l’association des phonèmes pour formerles morphèmes et les lexèmes (mots) est évidemment dans un effet depure contrainte. 66. « Introduction à l’analyse structurale des récits », in OC, t. II,p. 864. 67. Nouveaux essais critiques, in OC, t. IV, p. 78-85. 68. On pourrait aller plus loin en remarquant que, derrière cettecritique du récit, Barthes procède en fait à une critique de l’imagination :« On peut dire



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paradoxalement que l’art (au sens romantique du terme)est affaire d’énoncés de détail, tandis que l’imagination est maîtrise du code » (« Introduction à l’analyse structurale des récits », in OC, t. II,p. 864). Balzac, Bataille, Dostoïevski, Flaubert, Musil, Novalis, Proust,Sollers, Stendhal… sont ainsi cités. L’outil rhétorique d’une telle pratique est l’énallage : dans unpoème, je peux par exemple voir le « je » devenir un « il » ou un « tu » sansdésigner pour autant quelqu’un d’autre ; voir « Aube » de Rimbaud ou« J’habite une douleur » de René Char ; on notera ici la connivence desFragments avec la poésie. Voir, sur cette question, Émile Benveniste, Problèmes de linguistiquegénérale, Gallimard, coll. « Tel », 1980, t. I, p. 258-266. En ce sens, on pourrait dire que le « je » du « Je suis […] le princed’Aquitaine à la tour abolie » de Nerval désigne « quelqu’un » au sens oùBarthes l’emploie pour l’amoureux. Le simulateur que nous évoquons n’est-il pas celui dont il estquestion dans le premier fragment du Plaisir du texte (in OC, t. IV, p. 21) ? « Le cercle des fragments », Roland Barthes par Roland Barthes,in OC, t. IV, p. 670-671.



75. « Littérature et discontinu », Essais critiques, in OC, t. II, p. 433. 76. OC, t. II, p. 273. 77. OC, t. II, p. 273. 78. OC, t. II, p. 603. 79. OC, t. III, p. 359. 80. « De toutes les matières de l’œuvre, seule l’écriture, en effet, peutse diviser sans cesser d’être totale : un fragment d’écriture est toujours uneessence d’écriture » (« F.B. », in OC, t. II, p. 601). 81. On pourrait résumer cela sous cette formule : le contraire dufragment ne serait pas la totalité (à castrer) mais la généralité (à dissoudre). 82. OC, t. III, p. 706. 83. OC, t. IV, p. 59. Voir aussi ce propos : « La parole littéraire […]apparaît ainsi comme un immense et somptueux débris, le reste fragmentaired’une Atlantide où les mots, surnourris de couleur, de saveur, deforme, bref de qualités et non d’idées, brilleraient comme les éclats d’unmonde direct, impensé, que ne viendrait ternir, ennuyer aucune logique :que les mots pendent comme de beaux fruits à l’arbre indifférent du récit,tel est au fond le rêve de l’écrivain » (OC, t. IV, p. 60). 84. Voir notre article sur S/Z : « Barthes et le discours clinique »,Essaim, nº 15, automne 2005.



85. Roland Barthes par Roland Barthes, in OC, t. IV, p. 672. 86. Jean Wahl, Études kierkegaardiennes, Vrin, 1974, p. 113. 87. « Ce sont des Érinyes ; elles s’agitent, se heurtent, s’apaisent,reviennent, s’éloignent, sans plus d’ordre qu’un vol de moustiques. Lediscursus amoureux n’est pas dialectique » (p. 10/31). 88. Voir ce qu’écrit Barthes dans son avant-propos, « Comment est faitce livre », p. 11-12/32. 89. Barthes emploie ce terme à plusieurs reprises dans son œuvre, parexemple à propos de Proust : « Proust et les noms » (Nouveaux essaiscritiques, in OC, t. IV, p. 67). Une expression proche apparaît égalementdans « L’ancienne rhétorique » (in OC, t. III, p. 533), celle de « psychagogie», que Barthes définit à propos de Platon comme « formation des âmespar la parole ». 90. On notera que les deux « vécus » proposés par Barthes sont dans uneapparente succession chronologique : « Ce matin (à la campagne)…» et« Un autre jour… », mais l’usage du présent, dans les deux exemples, brisetoute illusion d’une temporalité vécue empiriquement comme dans leroman. Il s’agit d’un « toujours-présent » propre à la sphère subjective dusujet amoureux



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qui ne connaît ni avant ni après, pour qui rien ne peutfaire basculer le présent dans le souvenir. « Une hémorragie douce qui ne coulerait d’aucun point de moncorps » (p. 17/39). La douceur dans le cours sur le Neutre sera l’un des synonymes duNeutre : Le Neutre, cours au Collège de France (1977-1978), texte établi,annoté et présenté par Thomas Clerc, Seuil/IMEC, coll. « Traces écrites »,2002, p. 65-66. On pense au « calme ravissant » dont parle Rousseau dans la« Seconde promenade » après qu’il eut chuté, renversé par un chien danois,et se fut évanoui. Voir John Keats, Poèmes choisis, trad. Albert Laffay, Aubier-Flammarion,1968, p. 305 Dans son séminaire préparatoire au livre, à la séance du5 février 1976, Barthes dit : « Rusbrock parle du repos de l’abîme. En fait,dans l’Abîme, il y a un objet aimé, une Image amoureuse : c’est la Mort. Ily a transfert de l’objet aimé à la Mort : dans l’Abîme, dans la courte boufféed’abîme, je suis amoureux de la Mort (mais non du Mourir, forme fantasmatiquementagressive, chantage à l’égard de Petit-autre). C’est le grandthème isoldien. C’est aussi, en moins lourd, le vers de Keats : « half in lovewith easeful Death » = à demi épris de la mort apaisante ». Texte repris dans La Part du feu (1949), Gallimard,



et qui symboliquementclôture le livre. 96. Ibid., p. 324. 97. J’ajouterai à l’analyse de Sartre l’exception de l’hallucination. 98. Cette expression a donné son titre au premier grand texte phénoménologiquede Sartre. 99. « Mais cette philosophie [celle de Sartre] ne la saisit malheureusement[la négativité existentielle] que dans les limites d’une self-suffisancede la conscience, qui, pour être inscrite dans ses prémisses, enchaîne auxméconnaissances constitutives du moi l’illusion d’autonomie où elle seconfie. Jeu de l’esprit qui, pour se nourrir singulièrement d’emprunts àl’expérience analytique, culmine dans la prétention à assurer une psychanalyseexistentielle. […] l’existentialisme se juge aux justifications qu’ildonne des impasses subjectives qui en résultent en effet : une liberté quine s’affirme jamais si authentique que dans les murs d’une prison, uneexigence d’engagement où s’exprime l’impuissance de la pure conscienceà surmonter aucune situation, une idéalisation voyeuristesadique du rapport sexuel, une personnalité qui ne se réalise que dans le suicide, uneconscience de l’autre qui ne se satisfait que par le meurtre hégélien »(« Le stade du miroir », in Écrits, op. cit., p. 99).



100. L’Être et le néant, Gallimard, coll. « Tel », 1976, p. 681. 101. « Pourquoi des poètes ? », in Chemins qui ne mènent nulle part,Gallimard, coll. « Idées », 1980, p. 366. C’est ici que Heidegger fait référenceà l’une des plus belles élégies de Rilke, la neuvième, où l’on trouveces vers : « Plus que jamais les choses/tombent d’ici, que l’on peut vivre ; etelles sont perdues./Car ce qui les déloge est sans image, un monde fruste »(Œuvres, t. 2 : Poésie, Seuil, 1972, p. 338). 102. L’image perd sa validité d’image car ce n’est évidemment pas dansla représentation extérieure du visible qu’est pour Heidegger le salut, mais dans une mystérieuse intériorisation proche de la « logique du cœur »pascalienne, c’est-à-dire sans rien de « mondain » (voir Heidegger,Chemins…, op. cit., p. 366). 103. Publié en annexe à L’Espace littéraire. 104. Voir le fragment 3 de la figure FAUTES (p. 136/152). 105. « La solitude du sujet est timide, privée de tout décor » (p. 209/220). 106. Voir la première partie, note 14, p. 204. 107. Leçon, in OC, t. V, p. 431. 108. « Erté ou À la lettre » (1971), in OC, t. III, p. 936. Cette thématiquerentre alors dans un fil peu mis



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en valeur de la doctrine barthésienne dulangage pourtant décisive dès Le Degré zéro de l’écriture. À cause de l’activité langagière et classificatrice, « l’incident va fairepli » (p. 83/99). Ce thème est repris dans la figure LOQUÈLE où l’amoureux estcomparé à un enfant autiste qui « tripote sa blessure » (p. 192/202). OC, t. III, p. 936. « L’amoureux manque sa castration ? De cette ratée, il s’obstine àfaire une valeur » (p. 273/283). Voir la première partie de ce séminaire à propos de l’Imaginaire,p. 216. Voir aussi la figure RAVISSEMENT où l’image est proche du fétichepervers : « Je peux m’éprendre d’une pose légèrement vulgaire »(p. 226/236) ; voir également p. 89/105 et p. 154/168. Voir sur ce point Freud, « Le fétichisme », chapitre X de La Viesexuelle [1927], PUF. Cette dimension d’échec est aussi centrale chez Sartredans sa description du pervers : le pervers est un amoureux de l’échec, etil est défini comme celui qui veut la non-réciprocité (L’Être et le néant,Gallimard, coll. « Tel », 1976, p. 428 et 450). La dernière phrase du Roland Barthes par Roland Barthes est :« On écrit avec son désir, et je n’en finis pas de désirer » (OC, t. IV, p. 771).



117. Voir par exemple Serge Martin, L’Amour en fragments, poétique de larelation critique, Artois Presse Université, 2004, p. 353-358. 118. Voir la deuxième partie de ce séminaire, p. 250. 119. Nous faisons évidemment allusion aux deux énoncés majeurs quifigurent cette altérité en intériorité : « Tu ne me chercherais pas si tu nem’avais trouvé » de Pascal, et « Je est un autre » de la lettre dite « du Voyant »de mai 1871 de Rimbaud, déployée de manière rigoureuse dans « Alchimiedu verbe » d’Une saison en enfer. 120. Totalité et infini [1961], Le Livre de Poche, 2000, p. 289. 121. Ibid., p. 298. 122. « Que veut dire penser ? », in Essais et conférences, Gallimard, coll.« Tel », 1958, p. 157. 123. Ibid., p. 159. 124. Je cite ce poème dans la première partie de ce livre (p. 84-85). 125. Qu’appelle-t-on penser ?[1951-1952], trad. Aloys Becker et GérardGranel, PUF, 1973, p. 47. 126. « Bizarrement, c’est dans l’acte extrême de l’Imaginaire amoureux— s’anéantir pour avoir été chassé de l’image ou s’y être confondu — ques’accomplit une chute de cet Imaginaire » (p. 16/38).



127. Le Robert indique que le mot est forgé à partir d’une confusionentre accoster, de coste (côte), et accoter, du bas latin accubitare, de cubitus« coude ». 128. Le Banquet, trad. Émile Chambry, GarnierFlammarion, 1993, p. 79(217 a-221 a). 129. Le Plaisir du texte, in OC, t. IV, p. 219. 130. Barthes traduit ainsi le vers de Rilke : « Parce que je ne te retinsjamais, je te tiens fermement. » Mais Barthes donne une référence étrangepuisqu’il présente ce vers comme venant de « deux mélodies de Webern(1911-1912) ». Ce vers vient du second des Deux lieder sur des poèmes deRilke, opus 8 (« Du machst mich allein ») qui, comme le premier, appartientaux Cahiers de Malte Laurids Brigge, et que Rilke a traduit ainsi : « Entremes bras : quel abîme qui s’abreuve de pertes./Ils ne t’ont point retenue, et c’est grâce à cela, certes, /Qu’à jamais je te tiens » (in Œuvres en prose,édition établie et présentée par Paul de Man, Seuil, 1966, p. 109). 131. Jacques Lacan, Séminaire, t. XI : Les Quatre Concepts fondamentauxde la psychanalyse (1964), texte établi par Jacques-Alain Miller, Seuil, 1973,p. 84. 132. Louis Althusser, Philosophie et philosophie spontanée chez les savants,Maspero, 1974, p. 1617.